1914 : une France démographiquement affaiblie

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Par Jean-Pierre Baux

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Image parue dans l'Almanach Hachette de l'année 1908. Source : Document de l'auteur.
Image parue dans l'Almanach Hachette de l'année 1908. Source : Document de l'auteur.

Quelle est la situation démographique de la France qui entre en guerre le 3 août 1914 ? Depuis plusieurs siècles et jusque dans les années 1860, la France est le pays le plus peuplé d’Europe, devançant même la Russie à certaines périodes. Puis, principalement sous l’effet de l’affaiblissement de sa fécondité survenu dès la fin du XVIIIe siècle, à l’entrée en guerre, la France n’est plus qu’au cinquième rang démographique en Europe, après la Russie, l’Empire allemand, l’Autriche-Hongrie et la Grande-Bretagne, tandis que l’Italie se rapproche. En 1914, la France est un pays dont la population est encore très rurale, stagnante et vieillie. La guerre de 1914 frappe un pays mal en point démographiquement, ce qui lui imposera un effort démesuré dont les conséquences seront lourdes après la guerre.

 

Corps 1

Rappelons que, depuis le traité de Francfort qui solda en 1871 la guerre franco-allemande, la France est amputée de l’Alsace, sauf Belfort, et d’une partie de la Lorraine. Toute comparaison doit en tenir compte.

Une France encore très rurale

Au XIXe siècle, 60 départements français sont en décroissance démographique, et seulement 27 en croissance. « Une France auparavant plutôt unifiée dans sa dynamique démographique laisse la place au XIXe siècle à une France où s’opposent les départements bénéficiant d’une émigration rurale (Seine, Seine-et-Oise, Rhône, Meurthe-et-Moselle, Gironde, Loire-Atlantique ou Bouches-du-Rhône) et ceux qui connaissent une perte démographique. Outre les pôles de croissance tenant à l’immigration urbaine (Seine, Rhône, Gironde), quelques autres s’expliquent par l’immigration étrangère sur les frontières (Alpes-Maritimes) ou par leur éloignement qui limite l’émigration rurale, comme certaines façades maritimes (Finistère, Morbihan). » 1

En 1911, en dépit de cette émigration rurale, la France ne se classe qu’au sixième rang pour son taux d’urbanisation2. Le Royaume-Uni, la Belgique, l’Allemagne et l’Italie la précèdent et elle est ex aequo avec l’Espagne et la Suède. « Parcimonieuse dans sa reproduction humaine, la France retient beaucoup des siens aux champs, ce qui réduit d’autant ses capacités d’expansion urbaine. » 3

C’est donc une France encore très rurale qui entre en guerre en 1914. Les paysans forment la grande masse de l’infanterie française4, celle qui subira les plus grosses pertes, ce dont témoignent les monuments aux morts jusque dans les plus petits villages.

Une France contrastant avec une Europe en expansion

Dans la France privée de l’Alsace et de la Moselle depuis 1871, le recensement de 1911dénombre 39,6 millions d’habitants6. La population de la France métropolitaine représente alors 9 % de la population européenne et 2,5 % des populations du monde. Sa densité approche 74 habitants au km2, la plus faible des autres grands pays européens excepté la Russie.

 

Cette image publiée vers 1950 est accompagnée du commentaire suivant : "Europe centrale et germanique avant 1914 : un immense réservoir de population".
Source : Document de l'auteur.

 

Au début du XXe siècle comme au XIXe siècle, la population des principaux pays européens s’accroît plus vite que celle de la France et l’écart se creuse d’année en année bien que les autres pays européens connaissent une très forte émigration.

La population en Europe :

 

Population

 

Millions
d’habitants
vers 1871

 

 

Millions
d’habitants
vers 1911

 

 

Accroissement total en millions
d’habitants de la population
entre 1871 et 1911

 

 

      Russie d’Europe

 

 

80,0

 

 

142,6

 

 

62,6

 

     

      Empire allemand

 

 

41,1

 

 

64,9

 

 

23,8

 

     

      Grande-Bretagne

 

26,6 42,1 15,5

     

      Autriche-Hongrie

 

35,8 49,5 13,7

     

      Italie

 

26,8 34,7 7,9

     

      France (sans Alsace-Moselle)

 

36,1 39,6 3,5

     

      Espagne

 

16,0 19,2 3,2

 

Le déclassement relatif de la France, devancée en 1911 par l’empire allemand, la Grande-Bretagne et l’Autriche-Hongrie, qui étaient tous les trois moins peuplées que la France encore au début des années 1860, est dû à la faiblesse de sa natalité, conséquence d’une longue évolution entamée au milieu du XVIIIe siècle avec l’amorce d’une chute de la fécondité, un siècle avant ses grands voisins. Le mouvement s’accélère sous la Révolution française et se poursuit tout au long du XIXe siècle.

 

Cette image parue dans l'Almanach Hachette de l'année 1908  est parfaitement informée de la faible réalité.
Source : Document de l'auteur.

 

De 1911 à 1913, la France enregistre une moyenne de 780 000 naissances, dont 746 000 enfants déclarés vivants. Le taux de natalité est alors de 18,8 naissances pour mille habitants, le plus faible d’Europe. Il approche en effet 32 pour mille en Europe orientale et méridionale et 30 pour mille en Europe centrale.

En France, le nombre de familles nombreuses décroît d’année en année. En 1911, on recense 11 696 000 familles dont plus de la moitié comptent 1 et 2 enfants. Les familles de 3 à 5 enfants forment moins d’un tiers (27 %) du total et celles de 5 enfants à peine plus de 10 %.

En revanche, la nuptialité française des années qui précédent la guerre de 1914-1918, soit 15,6 nouveaux mariés pour 1 000 habitants, est comparable à celle des autres grands pays européens et du même niveau que tout au long du XIXe siècle, si l’on excepte les périodes perturbées des guerres.

 

Cette image parue dans l'Almanach Hachette de l'année 1908 témoigne que la natalité du XIXe siècle jusqu'à la veille de 1914 n'a pas diminué en France.
La hausse des mariages illustrée par cette image a simplement correspondu à l'augmentation de la population. 
Source : Document de l'auteur.

 

La faible natalité de la France n’est pas compensée par sa mortalité, surtout masculine, plus élevée que celle de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne et plus généralement de l’Europe du Nord-Ouest. Toutefois, la mortalité infantile, bien qu’encore élevée (108 décès d’enfants de moins d’un an pour mille naissances en 1912 et 1913), se situe dans la moyenne européenne.

Dans ces conditions, le taux de mortalité est proche de celui de natalité. En moyenne, de 1911 à 1913, le nombre des décès est de 723 3007. D’ailleurs, dans la période 1890 à 1913, sept années ont compté un nombre de naissances inférieur à celui des décès. Ces sept années de dépopulation8  sont 1890, 1891, 1892, 1895, 1900, 1907 et 1911, année où l’on enregistre un excédent de 33 000 décès du fait d’un été très chaud qui provoque 116 600 décès d’enfants de moins d’un an au lieu d’environ 80 000 les années précédentes. André Armengaud écrit : « Jusqu’alors, on n’avait enregistré d’excédent des décès qu’en période de guerre, de disette ou d’épidémie »9.

Mais 1913, dernière année de paix, n’est pas une année de dépopulation en France puisque les mouvements démographiques sont les suivants : 298 750 mariages, 745 539 naissances vivantes, 703 638 décès, donc un excédent naturel de 41 901. Toutefois, un tel excédent naturel met la France au niveau le plus faible d’Europe.

Mouvements de la population dans les  principaux pays européens en 1912 :

 

Pays

 

Naissances

 

 

Décès

 

 

Croissance naturelle

 

 

      Allemagne

 

 

1 869 635

 

 

1 029 749

 

 

839 887

 

     

      Autriche-Hongrie

 

 

1 670 160

 

 

1 086 227

 

 

583 933

 

     

      Italie

 

1 133 985 635 788 498 197

     

      Grande-Bretagne

 

1 096 518 631 491 465 027

     

      Espagne

 

637 901 426 269 211 632

     

      France

 

750 651 692 740 57 911

 

Cette situation et le souci de diminuer la mortalité, notamment des enfants et des femmes en couche, mobilisent dans la dernière décade du XIXe siècle des personnalités de tous les horizons pour lutter contre la dépopulation. Voit ainsi le jour, en 1896, l’Alliance Nationale pour l’accroissement de la population française. Elle est fondée par Jacques Bertillon, médecin et statisticien et Charles Richet, Prix Nobel de médecine, et comprend des membres célèbres comme Emile Zola10. Elle sera reconnue d’utilité publique par le Président Poincaré en 1913.

Une France vieillie dans une Europe jeune

À la veille de la guerre de 1914, la population de la France présente une autre caractéristique démographique défavorable : une répartition par âge vieillie.

Rapportée à mille habitants, la France ne compte en effet que 339 jeunes de moins de vingt ans11 contre 437 en en Allemagne et 487 en Russie. Par contre, elle compte 126 personnes de 60 ans ou plus contre 79 en Allemagne et 70 en Russie.

La France, pays très vieilli en Europe :

 

 

 

moins de 15 ans

 

 

15 à 59 ans

 

 

60 ans ou plus

 

Total

 

      Allemagne

 

 

34,3 %

 

 

57,6 %

 

 

8,1 %

 

100,0  %

     

      France

 

 

25,5 %

 

 

62,6 %

 

 

11,9 %

 

100,0%

     

      Angleterre

 

33,0 % 58,7 %  8,3 % 100,0 %
 

 

Ces éléments doivent être complétés par deux autres particularités françaises : une faible émigration et une immigration précoce et substantielle. Entre 1871 et 1914, les autres pays européens connaissent tous une très forte émigration : par exemple, près de trois millions d’Allemands émigrent notamment vers l’Amérique du Nord et du Sud. Pendant la même période, à peine un demi-million de Français quittent l’Hexagone, souvent temporairement comme les « Barcelonnettes » et les Basques en Amérique.

Par contre, la France devient très tôt une terre d’immigration. De 1905 à 1911, la population étrangère s’accroit de 2 % par an en moyenne. En 1911, la France accueille 1 160 000 étrangers, soit 2,86% de la population totale12. Ce sont dans l’ordre décroissant des Italiens, Belges, Espagnols, Britanniques, Russes...

Faiblesse démographique française et loi allongeant à trois ans le service militaire

La faiblesse démographique française a certainement joué un rôle dans la genèse du conflit. La jeune Allemagne de 67 millions d’habitants a pu croire qu’elle viendrait aisément à bout d’une France vieillie de 39 millions.

En 1913, c’est d’ailleurs cette faiblesse13 qui conduit le gouvernement français à faire voter, sur proposition du général Joffre, généralissime de l’armée française depuis 1911, la loi des trois ans. Défendue par Louis Barthou, Président du conseil, Eugène Etienne, ministre de la guerre, et appuyée par Raymond Poincaré, Président de la République, cette réforme impopulaire est votée le 19 juillet 1913 par la Chambre des députés, puis par le Sénat le 7 août 1913. 

        

Joseph Joffre, nommé généralissime de l'armée française en 1911, propose le vote de la loi de trois ans.

 

Raymond Poincaré, président de la République du 18 février 1913 au 18 février 1920, soutient le vote de la loi de trois ans.

 

À une époque où les gros bataillons font la loi sur les champs de bataille, le Parlement décide que les jeunes Français devront effectuer, dès 1913, trois ans de service militaire pour que la France puisse aligner une armée capable de tenir tête à celle de l’Allemagne. Cet effort considérable n’empêchera pas, dès 1915, une crise des effectifs très partiellement compensée par l’apport des troupes coloniales, puis surtout par la spectaculaire montée en puissance de l’armée anglaise, l’entrée en ligne de l’Italie en 1915 et des États-Unis en 1917.

Bien que cruellement touchée par la guerre  de 1914-1918, l’Allemagne, grâce à sa situation démographique, encaissa mieux le choc et ce fut une génération dont l’effectif était le double de celui de la France qui se trouva au rendez-vous de l’histoire en 1939-194514.

 

La situation démographique de la France, profondément altérée dès avant la guerre de 1914-1918, puis amputée des 1 350 000 morts de la guerre, est donc sans doute une des causes de l’effondrement de 1940 par ses effets directs – crise des effectifs militaires et manque d’ouvriers –­­ et plus encore indirects – asthénie économique, état d’esprit frileux, politique extérieure et stratégie timorées.

 

Jean-Pierre Baux. Article paru dans la revue Population & Avenir 2014/2 (n° 717). www.population-demographie.org/revue03.htm

 

Notes
1.  Dumont, Gérard-François, La population de la France, Paris, Ellipses, 2000.
2.  En prenant en compte le seuil des 5 000 habitants agglomérés.
3.  Bardet, Jean-Pierre, « La France en déclin », dans : Histoire des populations de l’Europe, Tome II, Chapitre IX, Paris, Fayard, 1998. Le tableau 1 provient de la page 294 de ce livre.
4.  Des ouvriers spécialisés seront rapidement rappelés à l’arrière dès que l’on verra que la guerre sera longue et nécessitera une véritable mobilisation industrielle.
5.  Comme la France organise alors un recensement tous les cinq ans, les années se terminant par 1 et 6, le dernier recensement avant la guerre est celui de 1911.
6.  À cette date l’Alsace-Lorraine compte 1,6 million d’habitants. De ce fait, dans ses frontières actuelles, la population de la France métropolitaine avoisine les 41,2 millions d’habitants.  
7.  Dans les frontières de 1871, cf. Armengaud, André, La population française au XIXe siècle, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 1167, 1967, p. 48. Ce chiffre considérable, largement supérieur à ceux des années 2010, témoigne de l’importance de la mortalité à une période où l’espérance de vie à la naissance est de 51 ans.
8.  Dépopulation signifie excédent des décès sur les naissances . dépeuplement signifie baisse de la population.
9.  Armengaud, André, La population française au XIXe siècle, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 1167, 1967, p. 51.
10.  L’association Population & Avenir est aujourd’hui son héritière.
11. Dupâquier, Jacques (direction), Histoire de la population française, Tome 3, Paris, PUF, 1988, p. 506.
12.  Id., p. 216.
13. Et l’accroissement des effectifs de l’armée allemande dès 1911 et 1912.
14.  Cf. également Beaupré, Nicolas, 1914-1945 Les grandes guerres, Paris, Belin, 2012.