Le temps des opérations extérieures (OPEX)

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Par le colonel Michel Goya - Blog de stratégie : la voie de l’épée

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Opération Licorne. Débarquement de matériels pour les FANCI (forces armées nationale de Côte d'Ivoire), oct.-déc. 2002. ECPAD/Sébastien Malherbe

Depuis la fin de la guerre d’Algérie, une nouvelle période a commencé pour les forces armées françaises : celle des opérations extérieures. Ces interventions, qui ont coûté la vie à 630 soldats en 50 ans, se caractérisent par une grande fragmentation – on compte près de 400 opérations durant cette période, pour la plupart d’ampleur très limitée – et un flou permanent entre paix et guerre.

 

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Depuis la fin de la guerre d’Algérie, une nouvelle période a commencé pour les forces armées françaises : celle des opérations extérieures. Ces interventions, qui ont coûté la vie à 630 soldats en 50 ans, se caractérisent par une grande fragmentation – on compte près de 400 opérations durant cette période, pour la plupart d’ampleur très limitée – et un flou permanent entre paix et guerre.

Jusqu’en 1977, la priorité est clairement à la défense du territoire métropolitain dans le cadre de la dissuasion nucléaire. Les interventions à l’étranger sont cependant nombreuses et variées. On y trouve de nombreuses opérations sans emploi de la force, qu’elles soient purement humanitaires – la première date de 1963 avec l’aide apportée à la Yougoslavie après un tremblement de terre – ou en "soutien" d’actions non-militaires diverses comme le largage de matériel au profit d’une mission polaire de Paul-Emile Victor en 1967. Les interventions sont aussi pour moitié des projections de force, même si leur usage est toujours très mesuré. Dans les années 1960, il s’agit surtout d’aider à la stabilisation de l’Afrique noire postcoloniale et d’y maintenir l’influence française. L’aide militaire apportée en décembre 1962 au président Senghor contre son Premier ministre et rival, Mamadou Dia, est la première du genre après la guerre d’Algérie. Elle est suivie d’une intervention au Gabon, en février 1965, pour rétablir au pouvoir le président M’ba, destitué par un coup d’État. La "grande affaire" africaine reste cependant le soutien aux présidents successifs du Tchad contre les mouvements rebelles soutenus ou non par les pays voisins. La première intervention date de 1968 et elle sera suivie de plusieurs autres d’ampleur croissante qui seront les seules à pouvoir être qualifiées de contre- insurrection avant l’engagement en Afghanistan.

 

Dans le cadre de l'opération Manta, les militaires du DAO (détachement d'assistance opérationnelle) organisent des séances d'instruction pour les militaires tchadiens sur un canon de 20 mm, Tchad, septembre-octobre 1983.
©ECPAD/Benoît Dufeutrelle

 

L’année 1977 marque un accroissement considérable du nombre des opérations sur le continent africain où il ne s’agit plus simplement de maintenir la stabilité ou de défendre les intérêts français mais aussi de faire face à l’expansionnisme communiste, dans un contexte de refroidissement des relations inter- nationales. En quatre ans, de 1977 à 1980, les forces françaises inter- viennent, hors missions humanitaires, 14 fois en Afrique, et de manière plus dure qu’auparavant. Durant les mois de mai et juin 1978, trente-trois soldats français et plu- sieurs centaines de leurs adversaires tombent lors des opérations Tacaud au Tchad et Bonite au Zaïre.

Ces opérations purement militaires, nationales et en coopération avec des États africains (plus de 50 à ce jour), dont les plus importantes en volume sont Manta en 1983, Oryx en 1992-1993, Turquoise en 1994 et Licorne depuis 2002, se traduisent par le déploiement d’une brigade terrestre de 2 à 3 000 hommes et d’une dizaine d’avions de combat. D’un point de vue tactique, ces opérations sont d’incontestables succès qui témoignent d’un savoir-faire français. Celui-ci repose sur une chaîne de commandement rapide, un consensus général sur cet emploi "discrétionnaire" des forces, des forces pré-positionnées, des éléments en alerte, une bonne capacité de projection à moyenne distance, mais aussi sur un décalage qualitatif énorme entre les soldats français et les bandes mal armées et mal équipées qui constituent généralement nos adversaires. Ce système permet à nos forces d’éteindre les incendies au plus tôt et donc d’y consacrer peu de moyens et de ne pas rester sur place outre mesure.

 

L'opération Oryx en Somalie (décembre 1992-avril 1993) et les forces françaises de l'Onusom II (mai-décembre 1993). Briefing franco-américain avant le départ pour Baidoa, 7-30 décembre 1992.
©ECPAD/Dominique Viola

 

La fin des années 1970 est aussi marquée par l’intervention au Liban, autre ancienne possession française. Nos forces y découvrent les missions de maintien ou d’imposition de la paix sous l’égide des Nations Unies (Finul en 1978) ou en coalition à Beyrouth, d’août 1982 à avril 1984. Cet engagement a coûté la vie à 158 soldats français de 1978 à 2012 dont 58 pour la seule journée du 23 octobre 1983 (la plus meurtrière pour les forces françaises depuis 1954), sans empêcher ni la pénétration des Israéliens au Liban, en 1982 et 2006, ni les luttes entre les factions locales. La leçon ne sera pas retenue.

En 1991, l’effondrement soudain de l’URSS est une immense surprise pour la France et met très vite à mal son modèle militaire. Tout en réveillant des foyers de crise étouffés jusque-là, la fin de la bipolarité crée d’un seul coup un espace de manœuvre, à la fois pour le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies et pour les États-Unis, hyperpuissance par défaut. Dans ce contexte très nouveau d’ "insularité stratégique", la France pouvait faire le choix de l’isolement et du maintien de son influence dans son pré-carré.

Elle considéra que son "rang" lui imposait de participer activement à l’évolution générale vers un "nouvel ordre mondial". Les opérations extérieures prennent alors une extension considérable qui impose par ailleurs la professionnalisation complète des forces françaises, les appelés ne pouvant y être engagés sans vote parlementaire.

L’extension est géographique puisque, désormais, les forces françaises doivent intervenir dans des endroits inconcevables quelques années plus tôt comme l’Arabie Saoudite, le Kurdistan ou le Cambodge. Elle est aussi dans le volume des forces engagées, avec un pic de plus de 20 000 hommes en 1990-1991, mais également dans le spectre des missions avec d’emblée le retour très inattendu de la guerre interétatique (opération Daguet contre l’Irak), suivie d’opérations de stabilisation à l’intérieur de pays en crise. Avec le développement antérieur des missions de sécurité intérieure (état d’urgence en Nouvelle-Calédonie en 1985, garde aux frontières en 1986, Vigipirate en 1991), on voit ainsi réapparaître le classique "triangle stratégique" : guerre interétatique, stabilisation extérieure et sécurité intérieure.

 

Des soldats italiens tiennent un poste de contrôle sur la route reliant Beyrouth à l’aéroport, Liban, octobre 1982.
©ECPAD / François-Xavier Roch

 

  • Le temps des Casques bleus

De 1992 à 1996, la France s’engage massivement dans les opérations de l’ONU, avec, en 1993, un pic de 10 000 hommes intervenant simultanément au Cambodge, en Somalie et surtout en ex-Yougoslavie (Force de protection des Nations Unies, FORPRONU). Si l’opération, sans opposition au Cambodge, est un succès, les expériences de Somalie et surtout de Bosnie donnent l’illusion que l’on peut arrêter les guerres sans user de la force et soulignent la difficulté, pour les Européens, de s’accorder sur une vision commune de cet usage de la force. Incapable de s’opposer aux massacres et instrumentalisée par les belligérants, la FORPRONU doit être secourue par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), seule véritable organisation régionale militaire qui soit en mesure d’instaurer la paix après une courte phase de coercition, suivie de la mise en place d’un dispositif suffisamment "étouffant" pour s’imposer aux belligérants. 116 soldats français sont tombés en Bosnie dont 29 à Sarajevo, de 1992 à 1995.

À l’exception de la Finul, renforcée à hauteur de 2 000 hommes bien équipés en 2006, avant de se réduire à nouveau en 2012, la France se détourne, dès lors, des missions majeures de l’ONU pour privilégier des opérations dans le cadre de structures militairement plus efficaces comme l’OTAN ou l’Union européenne.

 

Désamorçage d’une mine soviétique par un soldat cambodgien, assisté d’un militaire du 6e régiment étranger du génie, Phnon Penh, Cambodge, décembre 1992. ©ECPAD / Michel Riehl

 

  • Les opérations multinationales

Les missions de l’OTAN, peu nombreuses, sont souvent violentes et de grande ampleur. Elles impliquent donc une forte participation de la France, jusqu’à 12 000 hommes au Kosovo. Celle-ci, qui promeut la politique européenne de sécurité et de défense, s’implique aussi fortement dans toutes les opérations de l’Union européenne (UE) mais, jusqu’à l’opération au Tchad et en Centrafrique (EUFOR-Tchad-RCA), où, de 2007 à 2009, elle engage 1 700 hommes seulement. Ces engagements, qui sont plutôt des succès, ont consisté, le plus souvent, en des opérations de maintien de la paix pendant des phases critiques comme les élections. La plus efficace d’entre elles, menée essentiellement par la France, a certainement été l’opération Artémis qui a permis de rétablir la sécurité en Ituri congolaise à l’été 2003.

Ces opérations multinationales ont cependant rapidement dévoilé de nouveaux problèmes qui vont au-delà de la simple interopérabilité. Le principal d’entre eux est la schizophrénie des membres d’une coalition qui poursuivent à la fois des objectifs nationaux propres et des objectifs communs, les premiers ayant tendance à l’emporter lorsque les seconds sont a priori certains d’être atteints. Si on ajoute des cultures militaires souvent très différentes et un processus de décision collectif, on se retrouve rapidement avec des structures lourdes et hétérogènes qui contredisent les critères de succès des OPEX définis par le général Servranckx en 1980, à savoir la vitesse et la surprise. Le "feu de broussaille" qui aurait pu être stoppé par une intervention rapide devient alors un "incendie" et exige des moyens beaucoup plus importants.

Il apparaît ainsi que l’efficacité militaire ne peut être retrouvée que si un des participants d’une coalition engage d’emblée des moyens militaires et financiers suffisants pour mener à bien une opération au niveau national. Cela fait de ce pays l’incontestable meneur de l’opération et le rend intéressé à son succès. Autour de ce noyau dur, les Alliés apportent surtout la légitimité par le nombre de drapeaux et éventuellement quelques capacités intéressantes. Cette capacité de projection immédiate est la mesure des puissances engagées.

 

À Bunia (République démocratique du Congo), une section du 3e RIMa (régiment d’infanterie de marine), engagée dans l’opération Artémis, s’installe sur le poste Mogador pour contrôler les accès du nord-est de la ville. Les sapeurs du DET-GEN (détachement du génie), composé d'éléments des 6e RG (régiment du génie) d’Angers, du 2e RG de Metz et du 17e RGP régiment du génie parachutiste) de Montauban, procèdent à l'aménagement et à la fortification de la zone en construisant des bastion walls ou murs d’enceinte, 6 juillet 2003.
©ECPAD/Thomas Samson.

 

  • Une nouvelle contre-insurrection

Ce système de fonctionnement, issu des crises des années 1990 dans les Balkans, est finalement remis en cause en Irak et en Afghanistan, à partir de 2001. Non seulement, la phase initiale de coercition ne suffit pas à neutraliser toute opposition politique armée comme en Bosnie en 1995 ou au Kosovo en 1999, mais la méthode de l’ "étouffement", qui fonctionnait pour ces petits pays, demande des moyens démesurés dans des pays de plus de 30 millions d’habitants, surtout pour des armées professionnelles réduites. En Afghanistan, ont donc été conduites deux opérations parallèles, une pour poursuivre la phase de coercition contre les organisations réfugiées au Pakistan et une autre pour stabiliser le pays malgré la continuation des combats. La France a participé à la première (Liberté immuable) par le biais de détachements aériens, de forces spéciales et d’instructeurs, puis à la seconde (Pamir) grâce à un contingent longtemps stationné à Kaboul. C’est avec l’engagement dans la province de Kapisa et le district de Surobi, en 2008, que la France entre véritablement en guerre selon une forme, la contre-insurrection (voir lexique), dont le principe n’a plus été mis en pratique depuis l’intervention au Tchad. Pour un volume de forces comparable, la France a perdu 88 hommes mais est parvenue à sécuriser son secteur de responsabilité et à passer le relais à l’armée afghane. Les exigences de la guerre de contre-insurrection et les limites de l’action en coalition poussent alors la France et ses alliés à chercher d’autres voies apparemment plus efficientes. C’est ainsi que l’intervention en Libye, contre le régime du colonel Kadhafi, s’effectue de manière très indirecte par une campagne aérienne et par l’aide aux rebelles, mais sans envisager d’intervention terrestre. L’opération débutée à trois alliés se termine en coalition, avec tous les ralentissements que cela implique, tandis qu’il se révèle une fois de plus que la décision stratégique ne peut avoir lieu qu’au sol et que les alliés locaux ne sont guère compétents. Au final, l’opération Harmattan, participation française à l’opération de l’OTAN, est un succès, acquis sans aucune perte humaine, mais il aura quand même fallu dix mois à une organisation, créée pour stopper en quelques jours une offensive massive du Pacte de Varsovie, pour venir à bout d’un dictateur et de sa milice.

 

Patrouille franco-allemande dans la partie urbaine du district de police 11, Kaboul, Afghanistan, avril 2003.
©ECPAD/Johann Peschel

 

  • Le retour en Afrique subsaharienne

Le constat d’échec des méthodes mises en œuvre jusque-là apparaît avec la conquête du Nord-Mali, en avril 2012, par les indépendantistes et les djihadistes, puisqu’on a pu observer simultanément l’échec de l’approche indirecte américaine - l’armée malienne qui s’est si rapidement effondrée avait fait l’objet de tous les soins du commandement américain en Afrique - et l’inefficacité des solutions alternatives à l’intervention directe française initiées depuis le début des années 1990. Après quinze années de renforcement des capacités africaines de maintien de la paix, il aurait été nécessaire, sans l’offensive djihadiste, de disposer pratiquement d’une année complète pour réunir, former, équiper et motiver l’équivalent d’une brigade légère interafricaine capable de prendre la relève. La plupart des membres de l’Union européenne sont toujours aussi peu empressés de s’engager dans une action de coercition, et particulièrement en Afrique. Quant aux méthodes alternatives au combat, comme l’interposition menée pendant neuf ans par l’opération Licorne en Côte d’Ivoire où 27 soldats français sont tombés, elles ont prouvé leur faible efficacité.

Il aura donc fallu aller jusqu’au bout d’un processus et son "grippage" pour stimuler l’audace des djihadistes et, en définitive, ne plus laisser d’autre choix que celui de revenir aux classiques de l’intervention "à la française" et d’entrer dans une nouvelle ère pour les opérations extérieures.

 

Colonel Michel Goya - Blog de stratégie : la voie de l’épée
in Les Chemins de la Mémoire 235/avril 2013

 

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Lexique

Une insurrection se définit par les activités d’une organisation armée non étatique cherchant à provoquer par la force un changement politique de l’autorité gouvernant un pays ou une région.

La contre-insurrection représente donc l’ensemble des activités de toute nature, militaires ou non, nécessaires pour neutraliser une insurrection. Cela consiste généralement à, simultanément, combattre les forces armées de l’adversaire, à répondre aux principaux motifs d’insatisfaction d’une population qu’ils soient sécuritaires, sociaux ou politiques. La contre-insurrection moderne, depuis la fin de la décolonisation, nécessite souvent un soutien extérieur au profit de l’État local contesté.