Les écrivains allemands et la Grande Guerre

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Par Nicolas Beaupré, maître de conférences en histoire à l'université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand

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Ernst Jünger en uniforme arborant ses médailles et distinctions militaires de la Première Guerre mondiale. 1922.
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Les écrivains allemands et la Grande Guerre Dès août 1914, la guerre devient une source d'inspiration pour les Allemands, qui envoient aux journaux des centaines de milliers de poèmes à forte connotation patriotique. Cette "mobilisation poétique" spontanée s'accompagne de l'engagement volontaire dans l'armée de nombre d'écrivains. Tout au long du conflit se développe une littérature de guerre qui trouve sa source dans les expériences personnelles des combattants.

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Parmi les écrivains combattants allemands de la Grande Guerre, le lecteur français ne connaît souvent guère que deux noms : Erich Maria Remarque, l'auteur d'À l'ouest rien de nouveau (1928) et Ernst Jünger, celui d'Orages d'acier (1920). Ces deux ouvrages ont en effet rencontré un succès certain en France où ils sont régulièrement réédités. L'oeuvre de guerre de Jünger a même depuis quelque temps les honneurs de la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.

De plus, ces deux auteurs représentent bien, chacun à leur manière, les deux grandes tendances politiques de la littérature de guerre allemande des lendemains de la Première Guerre mondiale. Si les deux ouvrages entendent proposer une vision réaliste de l'expérience des combattants, Jünger inscrit son oeuvre, écrite en grande partie pendant le conflit, dans une veine nationaliste alors que Remarque est sans doute le représentant le plus célèbre et le plus symbolique de la veine littéraire pacifiste allemande, voire européenne.

Comme le soulignait Norbert Elias, lui-même ancien combattant de la Grande Guerre, cette controverse sur l'interprétation de la guerre - et sa traduction dans la littérature - fut d'ailleurs l'une des plus centrales de la République de Weimar. Pour autant, aussi révélateurs et importants qu'ils soient, ces deux noms ne suffisent pas à eux seuls, loin de là, à rendre compte du foisonnement artistique et littéraire qui émergea en Allemagne de l'expérience de guerre.

Dès les lendemains de la mobilisation, c'est en effet un flot de poèmes qui se déversa sur le pays. Combattants sur le départ et civils demeurant à l'arrière, professionnels de la plume et amateurs rédigèrent dans les premières semaines du conflit des centaines de milliers de poèmes ayant la guerre pour thème. Ce raz-de-marée poétique s'inscrivait certes dans une tradition allemande vivace depuis les "guerres de libération" contre l'Empire napoléonien mais son ampleur était en revanche inégalée. L'un des meilleurs spécialistes de l'époque, Julius Bab, lui-même auteur et éditeur de poésie de guerre, estima qu'en août 1914 environ un million et demi de poèmes furent envoyés aux journaux. Le seul Berliner Zeitung en recevait environ cinq cents par jour. Pour Bab, cette "mobilisation poétique" était la preuve même du haut degré atteint par la culture allemande et un démenti cinglant à toutes les accusations de barbarie.

Le contenu de ces poèmes des débuts de la guerre est majoritairement très patriotique, voire nationaliste à l'instar du Chant de haine contre l'Angleterre (1914) d'Ernst Lissauer ou encore de l'Adieu au soldat d'Heinrich Lersch :

(...)

Nous sommes libres, Père, nous sommes libres !

Au fond de notre coeur, la vie s'embrase,

Si nous n'étions pas libres, nous ne pourrions l'offrir.

Nous sommes libres, Père, nous sommes libres !

Et toi-même jadis, n'as-tu crié sous les balles :

L'Allemagne doit vivre, même si nous devons mourir !

(...)


Ces textes, et bien d'autres, immédiatement connus dans tout le pays, deviennent des "icônes textuelles" de la guerre en cours. Mais ces poésies de guerre ne sont pas, loin de là, la seule manifestation de l'engagement des écrivains pour la cause patriotique.

Alors que, comme en France, l'ensemble de la population allemande faisait plus preuve de résolution que d'enthousiasme, les intellectuels en revanche semblaient saluer en grande majorité l'avènement d'une nouvelle "Grande époque" (Grosse Zeit). C'était, bien entendu, le cas des écrivains les plus nationalistes mais aussi celui des jeunes expressionnistes qui voyaient dans la guerre la manifestation d'un élan vitaliste et mystique renversant la société bourgeoise matérialiste et sclérosée. Cet espoir, ainsi que l'élan patriotique, expliquent pourquoi nombre d'écrivains, jeunes ou moins jeunes, s'engagèrent comme volontaires dès les premières semaines. Les très célèbres Richard Dehmel (51 ans) ou Hermann Löns (48 ans) s'engagent pour le service armé avec force publicité. Ils sont accompagnés par de jeunes écrivains et artistes de la génération expressionniste. De même, comme à l'époque napoléonienne, l'engagé volontaire redevient alors une figure littéraire de premier plan.

Ainsi, Ernst Wurche, le héros du récit de guerre le plus connu à l'époque, Le voyageur entre deux mondes de Walter Flex, est justement un jeune engagé.

La littérature allemande paya d'ailleurs un très lourd tribut à la guerre. Hermann Löns fut tué en 1914 devant Reims, Ernst Stadler en 1914 sur la Marne, August Stramm en 1915 sur le front Est, Walter Heymann en 1915 près de Soissons, Walter Flex à l'Est en 1917... La génération expressionniste fut la plus frappée par le conflit, perdant près d'une vingtaine de ses représentants majeurs.

L'engagement, sans aller jusqu'à porter l'uniforme, pouvait aussi passer par un soutien chauvin et sans faille à la cause de la patrie. Nombre d'écrivains reconnus signent ainsi le fameux Appel au monde civilisé des quatre-vingt-treize intellectuels allemands d'octobre 1914. On retrouve entre autres signataires de ce manifeste réfutant les accusations de barbarie et d'atrocités Richard Dehmel, Gerhart Hauptmann, Hans Thoma. Même si tous les écrivains ne vont pas jusqu'à s'impliquer de la sorte, les manifestations de pacifisme et de résistance à l'esprit du temps dans les milieux intellectuels au début de la guerre restent très rares. On peut citer Heinrich Mann qui, contrairement à son frère Thomas, resta tout au long du conflit hermétique au chauvinisme.

Quelques rares revues d'avant-garde, comme Die Aktion (L'Action) de Franz Pfemfert, demeurèrent également fidèles à un credo pacifiste et à un regard critique sur les événements. Cette revue fut notamment l'une des premières à publier de manière constante un nouveau type de poésie : la "poésie du front" (Frontdichtung). Une poésie, qui à l'instar du récit de guerre, prenait de plus en plus d'importance . or, elle tentait de dépeindre sans concession les horreurs de la guerre moderne. En effet, au fil du temps, on vit se développer, comme chez les autres belligérants, une littérature de guerre en vers ou en prose directement issue de l'expérience de ses auteurs.

Ces témoignages se multiplièrent et les éditeurs créèrent, comme en France, des collections spécialisées dans ce type de littérature. Des poètes tels que Heinrich Lersch, Max Barthel, Karl Bröger établirent leur renommée grâce à leurs poésies du front. Les poètes expressionnistes comme August Stramm, Kurt Heynicke, Fritz von Unruh ou Paul Zech confrontèrent leur esthétique moderne à la modernité de la guerre pour produire des oeuvres tout à fait remarquables comme par exemple cette Ballade du feu roulant de Kurt Heynicke :

(...)

La nuit danse.

Et encore la terre se déchire en lambeaux de sang.

Les projectiles roucoulent,

Oiseaux de mort -

Ô tant de jeunes gens morts

(...)

 

Certaines de ces oeuvres trahissaient une lente évolution vers le pacifisme issue d'une prise de conscience du caractère particulier d'une guerre de plus en plus totale. C'est par exemple le cas de Fritz von Unruh. Issu d'une famille de la noblesse très proche du Kaiser, il s'engage en 1914. Il écrit au début de la guerre quelques poèmes patriotiques. Mais peu à peu, sous le coup de l'expérience, son oeuvre prend un virage de plus en plus nettement pacifiste. Lorsque le Kronprinz qu'il connaissait personnellement lui commande en 1916 une description de la bataille de Verdun, il répond à la commande par un roman expressionniste intitulé Opfergang (Le chemin du sacrifice, traduit en 1923 en français sous le titre Verdun) jugé impubliable par les autorités militaires.

De fait, l'ouvrage ne le sera qu'en 1919. Unruh n'est pas un cas unique. Sans doute parce que la rhétorique défensive qui accompagne la guerre dans tous les pays belligérants est plus difficile à tenir en Allemagne - les combattants allemands se battent en terre étrangère - le pacifisme littéraire s'y développe de manière plus précoce et plus importante que dans le camp d'en face.

Les écrivains et poètes combattants ne sont pas les seuls acteurs dans ce développement. En effet, des écrivains exilés en Suisse jouent aussi un rôle non négligeable. La Suisse accueille des revues de l'avant-garde littéraire comme le Zeit-Echo (L'écho du temps) ou encore les Pages blanches (Die Weissen Blätter) de l'Alsacien René Schickele. Ce dernier dirige également une collection, la Bibliothèque européenne, qui traduit en allemand les livres de guerre d'Henri Barbusse ou de Georges Duhamel quelques mois après leur parution en français. Zurich voit aussi naître à partir de 1916, autour du "Cabaret Voltaire" et d'un groupe de jeunes poètes de langue allemande, le premier dadaïsme qui essaimera aussi bien à Paris qu'à Berlin aux lendemains du conflit.

Globalement, malgré sa diversité, la littérature pacifiste demeure cependant minoritaire pendant le conflit, si bien que les autorités civiles et militaires, d'abord méfiantes à l'égard des récits et poèmes de guerre se résignent à en limiter la censure, sauf lorsqu'elle est explicitement anti-guerre. On voit ainsi fleurir comme en France le témoignage de guerre qui dépeint le conflit sous un jour réaliste, comme par exemple le roman Le capitaine (1916) du médecin du front Friedrich Loofs qui, tout en restant des plus patriotes, n'hésite pas à dire les violences extrêmes du combat.

Parallèlement à cette littérature, les récits d'expérience des combattants engagés dans les armes nouvelles - aviateurs et sous-mariniers notamment - remportent d'énormes succès de librairie à l'instar du journal de guerre de Manfred von Richthofen, le fameux Baron Rouge.

Le succès en libraire de la littérature de guerre ne se limite pas à ce type de littérature spécifique. La guerre des tranchées et les batailles de matériels racontées par ceux qui les ont faites rencontrent comme en France de beaux succès. Le Promeneur entre deux mondes déjà cité dépasse ainsi les 200 000 exemplaires vendus.

Après la défaite de 1918, l'intérêt pour ce type de littérature faiblit nettement. Cependant, il ne disparut jamais vraiment. Pendant les premières années de la République de Weimar, les interprétations littéraires de la Grande Guerre s'affrontent violemment. La littérature pacifiste, proposant une vision utopique d'entente retrouvée entre les peuples et de paix perpétuelle, qui plonge ses racines dans les premières tentatives des temps de guerre, se développe, profitant de la fin du régime de censure militaire. Cependant, les auteurs nationalistes, pour qui la Grande Guerre ne serait pas terminée avant d'être gagnée - pour reprendre une expression d'Ernst von Salomon - ne désarment pas.

Ainsi, Ernst Jünger, Franz Schauwecker, Erich Edwin Dwinger publient leurs récits de guerre au cours des années vingt. L'intérêt pour ce type de littérature, en même temps que l'intensité de la polémique, enfla à nouveau avec la sortie du roman A l'Ouest rien de nouveau qui ouvrit à partir de 1928 une seconde phase de parution de livres de guerre, dominée cette fois par le genre romanesque.

Le succès allemand puis rapidement européen et mondial de ce livre eut pour effet une multiplication des parutions de romans de guerre au tournant des années trente, comme par exemple Quatre de l'infanterie (1929) d'Ernst Johannsen ou encore Guerre (1929) de Ludwig Renn. Mais, à la même époque, une littérature de guerre d'inspiration nationaliste et/ou nazie trouvait également sa place en librairie. C'est même elle qui quantitativement triomphait. Selon le spécialiste américain Donald Day Richards, les ouvrages pacifistes représentèrent seulement 12% des livres de guerre vendus en Allemagne de 1919 à 1939. Il est vrai qu'à partir de 1933, la "littérature anti-guerre" fut bannie. Les nazis l'éliminèrent en effet. Une fois cette épuration effectuée, un certain nombre d'écrivains combattants se regroupa en 1936 sous l'égide d'une association des écrivains combattants nazifiée intitulée "L'équipe". Elle se donnait pour but de recueillir et publier les témoignages de guerre correspondant à la vision nazie de la Première Guerre mondiale.

Une vision qui était celle du plus célèbre des écrivains combattants de 1914-1918, le Führer Adolf Hitler, pour qui la Grande Guerre n'était toujours pas terminée.

De fait, pour lui, elle prit fin en juin 1940 après la victoire sur la France.

 

Nicolas Beaupré, maître de conférences en histoire à l'université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand.
Revue "Les Chemins de la Mémoire n° 186" - septembre 2008 pour MINDEF/SGA/DMPA
  • Portrait de Richard Dehmel. Source : Hamburgische Männer und Frauen am Anfang des XX. Jahrhunderts, von Rudolph Dührkoop, Hamburg

  • Couverture d'un recueil de poésie de Walter Flex. Source : DR

  • Heinrich et Thomas Mann. Source : Wikimedia Commons, photo libre de droit

  • Couverture de la traduction allemande du Feu de Barbusse, parue en 1918 à Zurich. Source : DR

  • Portrait de Mandred von Richthofen (Baron rouge). Source : English Wikipedia, photo libre de droit

  • Couverture de la traduction française de Cheval de guerre d'Ernst Johannsen. Source : DR

  • Couverture de Bunker 17
    de Karl Bröger, 1929. Source : DR Couverture du roman pacifiste
    de Paul Zech paru en 1919. Source : DR

  • Couverture de la version française de Verdun de Fritz von Unruh. Source : DR

  • Portrait d'Ernst Jünger. Source : German Wikipedia, photo libre de droit