Pierre Brossolette, le rude parcours d'une mémoire

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Par Guillaume Piketty, directeur adjoint des études de Sciences Po où il enseigne l'histoire et l'historiographie

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Plaque commémorative à Audièrne (Finistère).
Plaque commémorative à Audièrne (Finistère). Source : Les Plaques Commémoratives

D'innombrables lieux en France portent le nom de Pierre Brossolette qui, résistant dès 1941, rejoignit Londres en avril 1942 et fut, avec Jean Moulin, l'un des principaux artisan de l'union de la Résistance française derrière de Gaulle.

Or il est aujourd'hui encore surtout connu pour son mutisme sous la torture et son suicide. Comment expliquer cet apparent paradoxe ?

Corps 1

Un parcours d'engagement

S'il figura en très bonne place au petit nombre de ceux qui opposèrent un refus aussi ferme que précoce aux abdications de 1940, Pierre Brossolette n'avait pas attendu le désastre pour s'engager. Reçu premier à l'École Normale Supérieure en 1922, agrégé d'histoire, militant du pacifisme briandiste et du rapprochement franco-allemand à la fin des années vingt, socialiste proche de Léon Blum et franc-maçon, ce journaliste et homme de radio spécialiste de politique internationale s'était en effet progressivement imposé comme un promoteur farouche de " l'esprit de résistance ". Résistant dès 1941 au sein du groupe du Musée de l'homme puis de la Confrérie-Notre-Dame du colonel Rémy, il rejoignit Londres en avril 1942 où il s'imposa parmi les décideurs de la France combattante. De la capitale anglaise aussi bien qu'au long des trois missions clandestines qu'il effectua en France occupée, il fut, avec Jean Moulin, l'un des principaux artisans de l'union de la Résistance française derrière Charles de Gaulle.

 

Pierre Brossolette. Source : DR

 

Pourtant, en dépit de ce parcours d'engagements, et bien que d'innombrables lieux en France portent son nom, Pierre Brossolette est aujourd'hui surtout connu pour son mutisme sous la torture et son suicide devenu légendaire (1). L'explication de cette apparente contradiction doit être cherchée dans les aléas subis par son souvenir depuis 1944 du fait des hésitations des différentes mémoires qui ont eu à l'évoquer, mémoires nationales et officielles (2), mémoire savante des historiens et mémoire diffuse (3).

Corps 2

Le destin posthume de Brossolette

Depuis la Libération, le destin posthume de Brossolette a connu trois périodes contrastées. Au cours du véritable âge d'or que furent les années 1944-1964, le nom de cet intellectuel socialiste antimunichois devenu pionnier de la Résistance, entré en gaullisme comme on entre en religion, chantre de l'union résistante et penseur de la reconstruction de la France, fut régulièrement évoqué dans les commémorations et dans les livres, ainsi que dans la presse. Peu importait qu'il fût mort alors que son heure dans la Résistance était passée. Pour le plus grand nombre, il avait rejoint la très petite cohorte des martyrs éponymes de l'armée des ombres.

L'entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon vint interrompre ce processus de commémoration. Le 19 décembre 1964 en effet, conformément au verdict que le général de Gaulle avait rendu dans ses Mémoires de guerre (4), Moulin fut très officiellement installé dans son rôle de fédérateur des Résistances et devint la figure éponyme de l'armée des ombres. Le souvenir de Pierre Brossolette connut alors une éclipse durable. Pendant près de trente années, qu'il s'agisse de commémorations, de publications et de colloques, ou même de presse, le nom de Brossolette ne fut que rarement évoqué. Lorsque d'aucuns mentionnèrent son rôle, ce fut le plus souvent pour minorer et critiquer, ou au contraire saluer celui d'un autre soldat de l'ombre. Même la journée nationale organisée le 22 mars 1984 à l'occasion du quarantième anniversaire de sa mort ne déboucha sur rien.

Une troisième période s'est ouverte au début des années quatre-vingt dix. Si le parti socialiste et la radiodiffusion demeurèrent muets, tel ne fut pas le cas de la Grande Loge et du Grand Orient de France. Un frémissement de la mémoire gaulliste fut également sensible, par le truchement de La Revue de la France Libre (5) puis de la revue Espoir (6). Pour sa part, François Mitterrand voulut honorer de sa présence la commémoration du 22 mars 1994, cérémonie qui rencontra un certain écho public. Surtout, un certain nombre de travaux scientifiques ont vu le jour, à commencer par ceux de l'auteur des présentes lignes, qui ont contribué à rendre à Brossolette une place plus conforme à la réalité de son rôle historique. Depuis une dizaine d'années, quelques frémissements se sont par conséquent manifestés qui peuvent laisser penser que le chantre des « Soutiers de la gloire » n'est peut-être pas définitivement relégué au rang des seconds rôles de la Résistance.

Les aléas de la mémoire

 

Plaque commémorative à Audièrne (Finistère). Source : Les Plaques Commémoratives


L'étude du destin posthume de Pierre Brossolette appelle quelques remarques. En premier lieu, l'action conduite par l'objet de mémoire joue un rôle essentiel. Précurseur de la Résistance intérieure, membre de mouvement puis de réseau, Brossolette partit à Londres et passa en quelque sorte à la Résistance extérieure. Sa volonté délibérée et sans cesse réaffirmée de servir de trait d'union entre les résistances et les missions qu'il accomplit sur le sol de France achevèrent de brouiller son image de résistant. Alors que Moulin, envoyé de Londres et délégué du général de Gaulle, devint un symbole de la France combattante et celui de la France au combat, Brossolette demeura d'une certaine façon dans un « entre deux ». L'appartenance de ce franc-tireur inclassable aux services secrets gaullistes, dont la réputation fut un temps sulfureuse, ne fut pas pour clarifier les choses. Les passions et les tensions inhérentes au combat des ombres achevèrent de tout compliquer. Dans la persistance ou non d'une mémoire, l'image de la personne à commémorer est également importante.

Aujourd'hui, Pierre Brossolette est surtout considéré comme un pionnier de la Résistance et un héros. Mais, en le sauvant de l'oubli qui a englouti le souvenir de tant de résistants, en occultant son action avant et pendant la guerre et en transformant sa vie en destin, sa mort a en quelque sorte impliqué une lecture, c'est-à-dire une relecture du passé. Socialiste engagé mais non doctrinal avant la guerre, Brossolette critiqua fortement certains de ses camarades de parti durant le conflit et adopta des positions réformatrices et rénovatrices qu'il n'eut plus l'occasion d'expliquer à partir de septembre 1943. Comme l'ont montré les commémorations nationales de 1984 et 1994, son image en fut d'autant plus troublée que son engagement socialiste avait été clair avant la guerre. De même, gaulliste convaincu et raisonné, en quelque sorte « gaulliste de gauche » avant la lettre, c'est-à-dire marginal, attaché d'abord et avant tout à la personne et à la mystique du Général, il fut d'autant moins « récupéré » par la mémoire gaulliste qu'existait un autre personnage beaucoup plus aisé à utiliser : Jean Moulin. Il est également frappant de constater que rien ne fut entrepris, au moment de la création et de l'essor de l'ONU ou au long de la construction européenne, par les anciens militants de la Société des Nations, du rapprochement franco-allemand et de l'idée européenne pour s'appuyer sur le souvenir de leur précurseur Pierre Brossolette.

Deux autres facteurs contribuent à l'installation et à la persistance d'un souvenir. Le premier est l'existence d'une ou plusieurs personnes décidées à lutter pour la mémoire. À cet égard, le rôle de Gilberte Brossolette fut déterminant. En 1958, la perte par cette dernière de la plus grande partie de ses moyens d'influence porta un rude coup à la mémoire de son mari. L'actualité joue aussi un rôle essentiel. Les remises en cause des années soixante-dix, le procès Barbie et les attaques qui s'ensuivirent renforcèrent finalement, puisqu'il parvint à leur résister, et au détriment de tous les autres résistants, l'exemplarité et l'unicité de Jean Moulin ainsi que sa place de symbole de la Résistance dans la mémoire collective des Français.

Enfin, il apparaît impossible qu'un souvenir perdure dans la ou les mémoire(s) sans être peu ou prou instrumentalisé. Cette instrumentalisation peut prendre deux formes différentes. Dans le cas le plus favorable, elle est primaire, ou positive. En d'autres termes, elle résulte de l'action d'un groupe pour promouvoir le souvenir de tel ou tel. Mais elle peut aussi être secondaire, ou négative. Elle est alors le fait d'une association réagissant à l'occasion d'affrontements sur des enjeux de mémoire dans lesquels les héros morts sont utilisés comme arguments à charge ou à décharge.

Au final, par ses temps forts et ses éclipses, par les légitimes questionnements historiographiques qu'il suscite, ainsi que par sa soumission aux tentatives d'instrumentalisation, le souvenir de Pierre Brossolette illustre bien le difficile et quelquefois douloureux parcours de la mémoire de la Résistance depuis la Libération.

 

Guillaume Piketty, directeur adjoint des études de Sciences Po où il enseigne l'histoire et l'historiographie.
Revue "Les Chemins de la Mémoire" n° 128 - Mai 2003 pour Mindef/SGA/DMPA

 

Notes
(1) Il se précipita du 5e étage de l'immeuble de la Gestapo où il était détenu.
(2) Dans le cas de Brossolette, mémoires du journaliste, du socialiste, du franc-maçon et du pionnier de la Résistance intérieure devenu Français combattant.
(3) Qui procède de tous les vecteurs du souvenir, en particulier les mémoires de groupe et les mémoires individuelles.
(4) Charles de Gaulle. Mémoires de guerre. L'appel 1940-1942. Paris, Livre de Poche, 1980, 443 p., p. 288 et 293.
(5) N° 269, juin 1990. N° 277, 1er trimestre 1992. N° 285, 1er trimestre 1994.
(6) N° 106, avril 1996.