1915 1916 Les deux naissances du Canard enchaîné

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Chapeau

Le Canard enchaîné est né durant la guerre, contre la guerre ou, plus exactement, contre une certaine "culture de guerre". Ni défaitiste ni, à proprement parler, pacifiste, il sut imposer sa différence dans la presse française.

Une du Canard enchaîné n°2, lundi 20 septembre 1915, avec une caricature de Maurice Barrès. © Coll. Roger-Viollet
Texte

La "culture de guerre" avait donné ses plus beaux fruits dans les premiers mois de la Première Guerre mondiale, quand Le Matin titrait que les cosaques se trouvaient à cinq étapes de Berlin et que L’Intransigeant prétendait que "les balles allemandes traversent les chairs de part en part sans faire aucune blessure". Deux journalistes, qui travaillaient dans des journaux pratiquant ce viol psychologique des foules apparenté selon eux à un "bourrage de crânes", mélange de chauvinisme belliqueux, d’optimisme trompeur, d’exaltation du sacrifice d’autrui, de diabolisation de l’ennemi, résolurent de réagir en fondant un journal de contre-propagande... par le rire. Le 10 septembre 1915, le rédacteur Maurice Maréchal et le dessinateur Henri-Paul Deyvaux-Gassier, dit H.-P. Gassier, firent paraître le premier numéro du Canard enchaîné. Leur premier souhait fut de créer un journal différent des autres, totalement indépendant des pouvoirs économiques et politiques. Ce programme passait selon eux par le refus systématique de la publicité, des emprunts bancaires et des investisseurs extérieurs : le Canard serait propre parce que libre, libre parce que propre.

Le nom qu’ils donnèrent à leur journal est le produit d’un jeu de références et des circonstances. Le "canard", "nouvelle quelquefois vraie, toujours exagérée, souvent fausse" selon Gérard de Nerval, est un terme d’argot journalistique qui désigne couramment une erreur, mystification volontaire, article fait à l’avance ou "de chic". C’est par dérision envers eux-mêmes et envers la presse dite "sérieuse" dont les mensonges étaient parfois dignes des antiques «canards» que Maréchal et Gassier choisirent ce nom, comme l’indique l’éditorial de présentation à la «une» du premier numéro :

"Le Canard enchaîné prendra la liberté grande de n’insérer, après minutieuse vérification, que des nouvelles rigoureusement inexactes. Chacun sait en effet que la presse française, sans exception, ne communique à ses lecteurs, depuis le début de la guerre, que des nouvelles implacablement vraies. Eh ! bien, le public en a assez ! Le public veut des nouvelles fausses... pour changer. Il en aura."

Dès ses débuts, on le voit, le Canard utilisait une forme d’humour très particulière, à base d’antiphrases, de litotes, de sentiments feints. L’ironie répondait à un impératif d’efficacité : il n’est peut-être pas d’arme plus efficace que le rire dans la polémique à la française, et le grand lecteur de Voltaire qu’était Maréchal le savait bien. À cela s’ajoutait la surveillance de la censure, qui interdisait d’exprimer trop directement des opinions anticonformistes sur la guerre. Alors que La Vague du socialiste pacifiste Pierre Brizon était criblée de "blancs" par les censeurs, que L’Homme libre de Clemenceau était suspendu pour un article trop critique sur les mauvaises conditions d’hygiène des trains sanitaires - il le rebaptisa L’Homme enchaîné en octobre 1914, ce qui inspira sans doute les fondateurs du Canard -, le petit journal satirique, quoique souvent éprouvé, échappa plus d’une fois à la vigilance d’ "Anastasie" - tel était le surnom donné à la censure - par le moyen de son double langage. Au reste, comme l’affirma un lecteur quelques années plus tard, il y avait plus à lire dans un blanc du Canard que dans une année du Matin.

La première série, de 1915, compta cinq numéros, puis s'arrêta. Sans doute ses fondateurs avaient-ils éprouvé des difficultés à trouver son public . le caractère artisanal du journal, un défaut d’organisation et une fragilité financière firent le reste et obligèrent les deux compères à interrompre l’expérience. Mais ils n'abandonnèrent pas la partie et le 5 juillet 1916, le Canard reparut, pour ne plus s'interrompre que pendant les quatre années de l'Occupation. Les fondateurs étaient toujours là mais s'étaient entourés de nouveaux collaborateurs, dont certains allaient connaître la célébrité dans les années qui suivirent la guerre : Henri Béraud, Paul Vaillant-Couturier, Roland Dorgelès firent leurs débuts au Canard, parmi d’autres journalistes dont les noms ne sont pas restés, Victor Snell, Georges de la Fouchardière, André Dahl, René Buzelin, Rodolphe Bringer côté rédacteurs, Lucien Laforge, Jules Dépaquit, Bécan, Paul Bour, André Foy côté dessinateurs. Quelques-uns, dont Gassier, partirent dès le début des années 1920 . ceux qui restèrent formèrent l’ossature du Canard de l’entre-deux-guerres. Outre la stabilité des équipes, il est frappant de voir la pérennité de certaines des rubriques du journal, jusqu’à nos jours pour certaines, soit sous leur titre initial, en particulier "La Mare aux canards" de la page 2, soit dans leur forme d’origine "Les Livres". Au fil des années, cette stabilité du cadre rédactionnel devint l’une des marques de fabrique du Canard enchaîné.

Le Canard était lu partout en France dès ses débuts. 40% des lecteurs recensés habitaient Paris et sa région . la capitale groupait à elle seule le quart des lecteurs qui s’étaient signalés au journal. Le caractère parisien du journal est alors bien affirmé. Les soldats, sur le front, représentaient quant à eux 20% du total. Trois régions de province se partageaient l’essentiel des autres lecteurs : les Pays de la Loire . la région lyonnaise . la Normandie. L’acheminement du journal aux abonnés combattant sur le front rencontra de sérieuses difficultés. Un lecteur ayant découvert Le Canard enchaîné durant la Première Guerre mondiale se souvenait que "le Canard était interdit dans la zone des armées" et qu’il recevait donc son journal sous "enveloppe fermée". Un autre lecteur - qui revendiquait en 1962 le titre de "plus ancien lecteur du Canard" - se souvenait que ses parents lui adressaient les numéros "vachement censurés et toujours intercalés dans ceux du journal de Rouen car tu n'étais pas, à cette période, un canard très goûté à l'état-major où j'étais radio".

S’il ne fait pas de doute que la diffusion sur le front était étroitement surveillée par les autorités militaires, il semble cependant que l’interdiction pure et simple du Canard enchaîné ait été due davantage à l’initiative de certains officiers plutôt qu’à une consigne générale. Ce que confirme la lettre d’un troisième lecteur, parvenue au journal en octobre 1918 :

"Quelque embusqué, d'une main sûre / Pour s'économiser deux ronds / Te garde au nom de la Censure / En volant nos poilus du Front".

La lecture du Canard enchaîné par les combattants pouvait satisfaire une double aspiration : échapper au "bourrage de crâne", ne pas être la dupe des grands journaux . et connaître pourtant cette gaieté parisienne dont les échos retentissaient dans les colonnes du spirituel hebdomadaire.


Auteur
Laurent Martin - Professeur d'histoire à l'université de Paris III Sorbonne-Nouvelle

En savoir plus

Bibliographie

Le Canard enchaîné ou les fortunes de la vertu, histoire d’un journal satirique 1915-2005, Laurent Martin, rééd. Nouveau Monde, 2005.

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