Verdun - 8 mars 1916 -Témoignage

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Fort de Douaumont - Vue générale des vestiges du fort.
Fort de Douaumont - Vue générale des vestiges du fort. Source : GNU Free Documentation License. Libre de droit.

Fin janvier 1916, la 42e Division dont fait partie le 151e R.I., régiment du Lieutenant Basteau, est retirée du front de Champagne et part au repos à une trentaine de kilomètres au sud-est de Châlons-sur-Marne ...

 

Corps 1

" Nous logeons en plein bois, dans des petites maisons construites en rondins par des territoriaux, qui s'étaient certainement inspirés de celles que doivent encore construire les trappeurs canadiens du grand nord et dont, enfant, j'avais lu la description dans le « Journal des voyages ».

Ces maisonnettes me paraissent bien préférables aux chambres, de propreté souvent douteuse, des tristes villages que nous avons traversés jusqu'ici au cours de nos déplacements. La troupe occupe de grands baraquements construits par le génie et qui, chauffés, offrent une hospitalité convenable en plein hiver.

Nous entretenons l'état physique et l'entraînement de nos hommes par des manoeuvres qui, en principe, doivent les préparer à une forme de combat nouvelle. Noble et vaine prétention, car les moyens dont dispose encore l'infanterie n'ont guère varié. C'est toujours la guerre du fantassin, inséparable de son sac, de sa musette et de son bidon, armé de son fusil et de sa baïonnette, appuyé tout au plus par les mitrailleuses plus nombreuses. Le canon de 37 millimètres a fait son apparition.

C'est l'hiver. Le ciel est gris. Il pleut. Il neige souvent. .L'intimité de nos chalets de bois n'en est que plus appréciée. Nous allons de l'un chez l'autre. Les cartes à jouer meublent les temps morts dans la fumée des cigarettes blondes, le grand chic!... et il n'est pas difficile de laisser galoper l'imagination et d'oublier les servitudes de la vie de tranchées que nous venons de partager avec les rats des bords de la Suippe, face à Auberive. Comme ce repos et ce calme sont trompeurs!

Soudainement et sans que rien ne nous ait préparés - du moins à notre échelon - nous apprenons, le 22 février au matin, que les Allemands ont déclenché, la veille, une redoutable offensive sur Verdun.

Verdun ? Jusqu'à ce jour, nous ne connaissons de Verdun que ce que nous en ont dit les anciens du régiment qui avaient fait leur service à la caserne Chevert, au Faubourg Pavé, raconté leur sortie du dimanche du côté des quais de la Meuse ou de la Porte Chaussée, et les compétitions féroces que se livraient, dans l'accomplissement même du service, le 151e R.I. et les Chasseurs. Mais ces anciens, décimés par les combats de la retraite de 14, de la bataille de la Marne, des Marais de St-Gond, de l'Argonne et de la Champagne sont de plus en plus rares, et ceux qui restent ne content plus rien.

Verdun, depuis la déclaration de guerre, n'a pas tenu, me semble-t-il, une bien grande place dans les communiqués, si ce n'est pour servir de pivot au repli de nos armées en retraite en 14. Depuis, je crois qu'on a retiré de ses forts une grande partie de l'artillerie et allégé les effectifs qui les défendent. Mais aujourd'hui la réalité est là! Nous réfléchirons plus tard. Colportés par les cuisiniers et les cyclistes de tout bord qui assurent la liaison avec le colonel ou la brigade, les premiers renseignements qui nous parviennent ne nous émeuvent pas beaucoup. Nous en avons vu d'autres !

Avec une certaine suffisance qu'entretiennent en nous la réputation de la Division et la fourragère aux couleurs de la croix de guerre que le régiment vient de recevoir après l'offensive de Champagne du 25 septembre dernier, nous pensons naïvement qu'il suffira de nous engager avec une ou deux autres divisions de même valeur que la 42e pour remettre les choses en place ! Nos hommes, à notre instar, ont la même superbe! Le 2 mars, le colonel reçoit l'ordre de tenir le régiment prêt à faire mouvement pour se rapprocher de la zone de bataille, et le 3, nous entamons notre déplacement par petites étapes, via Possesses, Laheycourt, Nubecourt, Ippecourt, Lemmes...

Dans les cantonnements que nous occupons en cours de route, les bruits de la bataille nourrissent presque exclusivement les conversations que les habitants ont entre eux . bombardements furieux par l'artillerie lourde, pilonnages incessants, engagements massifs de divisions, avance irrésistible de l'ennemi, norias ininterrompues des ambulances. Le fort de Douaumont est tombé. Il ne reste plus aux Allemands pour atteindre Verdun, que d'enlever les dernières hauteurs de Froideterre.

La carte au 80.000e, que nous consultons plusieurs fois par jour, permet toutes les hypothèses sur le lieu de notre futur engagement. Le chef de bataillon, qui nous réunit le 7 mars, confirme la gravité de la situation, mais ne semble pas en savoir plus que nous. L'étape du 8 est la plus longue et à la nuit tombée, nous atteignons la route de Dombasle à Verdun.

 À hauteur du fort de Regret, nous apercevons vers le Nord, donc à notre gauche, le champ de bataille qu'éclairent sporadiquement les éclatements des obus, les fusées éclairantes et, plus sinistrement encore, les incendies des villages et des fermes. De gros obus tombent, assez espacés, sur Verdun. Nous croisons de longues files de paysans fuyant vers le sud et emportant sur des charrettes leur famille et une partie de leur mobilier hâtivement entassé. Cortège lamentable et poignant! Les nouvelles que nous recueillons auprès de ces «refoulés», c'est ainsi qu'on les appelle, sont plutôt inquiétantes. Il est vrai qu'ils ont quitté leur ferme ou leur village avant l'arrivée des Allemands, sans quoi ils ne seraient pas là. Ils ne les ont pas vus. Les renseignements qu'ils donnent - un peu à la sauvette d'ailleurs - sur leur avance et leur comportement doivent être pris avec circonspection.

Ces braves gens ont subi un tel choc moral qu'ils sont bien excusables des exagérations de leurs récits que nous cueillons au passage. Nous commençons à sentir et à comprendre que l'affaire est plus grave que nous ne l'imaginions au début. Une atmosphère nouvelle nous étreint et fait de nous d'autres hommes. Nous ne connaissons encore rien de la bataille qui se déroule si près de nous. Il nous semble qu'elle n'est pas comme celles que nous avons vécues. Nous nous sentons tous infiniment petits sans pouvoir dire pourquoi.

La colonne silencieuse poursuit sa route et descend maintenant une rue pavée qui renfonce dans la ville entre des maisons noires et aveugles. Un arrêt. Nous sommes au coeur de Verdun. Mon bataillon passe la nuit dans les locaux d'un grand séminaire vide de toute présence humaine. A la lueur de lanternes et de bougies, nous prenons possession des salles qui nous sont affectées, par compagnie. Les hommes, sitôt le sac à terre, tombent sur la paille, à même le plancher et dorment indifférents au roulement du canon qui ne cesse de toute la nuit et aux obus qui tombent sur la ville. Au réveil, le café, bu très chaud, ne déchaîne pas comme d'habitude, la verve des 3 pu 4 titis parisiens sur le confort du gîte et le fumet du repas qui leur sera servi.

Bien que la troupe ait été consignée dans son cantonnement, trois ou quatre hommes, trompant la vigilance des sentinelles, réussissent une sortie dans le quartier et rapportent, outre quelques bouteilles de « vin cacheté », des « tuyaux » qui ne font que confirmer ce que nous savons déjà. Mais ceux qui n'ont pu sortir sont avides d'apprendre. Des stratèges improvisés captent l'attention de leurs camarades. La bataille de Verdun se joue dans notre cantonnement ! La soupe que le clairon vient de sonner, comme en temps de paix, et dont la résonance est amplifiée par le dédale des couloirs, rompt les bavardages et disperse les stratèges du café du Commerce. Mais les pensées de chacun n'abandonnent pas pour autant le sujet qui les préoccupe. Sans avoir été encore engagés, Verdun déjà nous possède. Ils ne nous lâchera plus.

  À 3 heures, le Général Deville, commandant la 42e division, ancien colonel du 151e R.I., rentre d'une reconnaissance du secteur et réunit les officiers du régiment à l'Hôtel de Ville. Le porche franchi et la cour traversée, nous entrons dans la salle du Conseil, débarrassée de tout mobilier. A côté d'un gros obus qui n'a pas éclaté et qui a été posé verticalement sur le plancher, le général nous attend, très droit, tiraillant sa barbiche d'un geste nerveux. La gravité de son visage exprime l'impression pénible qu'il rapporte de sa visite en secteur, et, rapidement, avec des mots qui font image et qu'amplifié tragiquement le silence de la salle, il décrit ce qu'il a vu : « Pas de tranchées, rien que des trous... Les cadavres qu'il vous faudra ensevelir... Pas de fil de fer, pas de réseau, pas d'abri... rien, rien, rien. « Messieurs, ne me demandez rien, je ne pourrai rien vous donner. Vous aurez vos fusils pour vous défendre, vos baïonnettes pour repousser l'ennemi et vos coeurs pour tenir sous le feu. « Vous aurez à subir des assauts. Vous résisterez sur place. « J'ai songé au 151e pour tenir le coin le plus dangereux du secteur. II y tiendra. Ce sera l'honneur du régiment. « Messieurs, je vous remercie. » D'un geste rapide, le Général serre les mains du Colonel Moisson en le regardant droit dans les yeux, et nous quittons la salle en silence, fortement impressionnés.

Les paroles du Général nous ont placés tout de suite dans l'ambiance : nous sommes déjà en ligne et dans son regard, qu'il a successivement posé sur chacun de nous, nous avons tous compris ce qu'il attendait de nous.

Le soir même - nuit du 9 au 10 mars - le régiment .monte en ligne. Mon bataillon, le 11/151, par Belleville, Froideterre, gagne les carrières d'Haudromont, à 1 500 mètres au S.E. de la Cote du Poivre. Après une marche harassante, ponctuée de nombreux « plat-ventre », ma compagnie, la 7e, relève une cinquantaine de Tirailleurs algériens qui paraissent avoir beaucoup souffert. Nous occupons une ligne de trous plus ou moins profonds, situés à 100 mètres en avant de l'à-pic d'une falaise qui, dans notre dos, surplombe d'une vingtaine de mètres le fond de la carrière. Devant nous, à 150 mètres, une lisière de bois dissimule un ennemi que nous ne voyons pas, mais qui, lui, nous voit, car il a dissimulé dans certains arbres, bien que dépouillés de feuilles, des tireurs d'élite qui nous font du mal.

Derrière nous, l'artillerie allemande du fort de Douaumont, qui n'est plus à nous, tient sous son feu la carrière et les voies d'accès. En sommes, pour nous, enfants perdus, la mort en face, la mort sur nos têtes, la mort dans le dos. Nous ne pouvons que tenir ou périr ! Et nous avons tenu. L'été dernier, j'ai fait avec des amis, plus jeunes d'une génération, un pèlerinage à Verdun. Du haut du phare qui s'élance vers le ciel, au dessus de l'Ossuaire et qui, la nuit, balaie de ses feux silencieux la campagne assoupie, j'ai embrassé d'un regard plein de souvenirs l'ensemble du champ de bataille, innocent creuset, dans lequel ont été précipités des milliers et des milliers de soldats français et de soldats allemands, tous animés d'un même courage et d'un même esprit de sacrifice, héros anonymes qui avaient fait, chacun pour leur part, le don de leur vie pour que triomphe leur pays, leur patrie.

Sacrifice sublime qui, pour nous Français, a sauvé Verdun ! Inoubliable Ossuaire de Douaumont où reposent les ossements de tant des nôtres sous les plaques de marbre, cimetières dépouillés où dorment en voisin et pour l'éternité, soldats français et soldats allemands, simples tombes isolées que signale encore au touriste qui passe, une croix de bois, blanche ou noire, et qui tous et toutes portent témoignage de ces sacrifices et forcent le passant, de quelque pays qu'il soit, à s'arrêter, à baisser le front, à se recueillir... et pour, quelques uns, de plus en plus rares, à se souvenir. Se souvenir! "