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La Libération des poches de l’Atlantique

Sous-titre
Par Arnaud Massat, chargé de recherche, Marine nationale, Service historique de la défense, Division recherche, études et enseignement (DREE).

Vue aérienne de Dunkerque, l'un des derniers avant-postes allemands à se rendre. On peut remarquer les panneaux peints sur les toits de certains bâtiments par des prisonniers de guerre pour indiquer leur position aux avions alliés, 11 mai 1945. © IWM (CL 2620)

Face à l'avancée des alliés à l'été 1944, Hitler ordonne aux secteurs fortifiés de la côte ouest de la France de résister. Au printemps 1945, les armées de libération laissent ainsi derrière elles des poches littorales de résistance allemande à Dunkerque, Lorient, Saint-Nazaire, sur l'île de Ré, l'île d'Oléron, à Royan, sur la Pointe de Grave et à La Rochelle.

Corps 1

La menace d’un débarquement allié sur les côtes de l’Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord, coordonné avec les avancées soviétiques sur le front de l’Est, donne lieu à une directive d’Adolf Hitler, du 19 janvier 1944, créant sur ce littoral une série de onze grandes positions fortifiées dites Festungen (forteresses) : Dunkerque, Calais, Boulogne-sur-Mer, Le Havre, Cherbourg, Saint-Malo, Brest, Lorient, Saint-Nazaire, La Rochelle et le binôme de Royan et la Grave interdisant l’accès à la Gironde.

Là où le mur de l'Atlantique, construit en 1942, visait à dissuader les raids et retarder une opération amphibie, les Festungen se concentrent sur les approches maritimes et terrestres des grands ports, pour priver les Alliés de points de débarquement de matériel lourd. Si cette stratégie défensive a un versant militaire pertinent, elle est cependant teintée de biais idéologiques, Hitler surestimant les capacités de résistance des troupes en leur ordonnant de défendre les poches « jusqu’au dernier homme ». La question est de savoir combien de temps elles tiendront et à quel coût pour les Alliés.

Les Festungen ne se limitent pas aux seules agglomérations, mais couvrent plusieurs centaines de kilomètres carrés, avec des défenses terrestres, anti-aériennes et maritimes incluant des fortifications, obstacles anti-char, champs de mines et une puissante artillerie côtière. En 1944, des travaux importants sont réalisés pour renforcer les défenses. Les garnisons sont hétéroclites : les hommes, plus ou moins bien équipés, ont des niveaux variés d'aptitude au combat et beaucoup sont invalides.
 

Ambulances se dirigeant vers la jetée du port artificiel Mulberry à Arromanches, septembre 1944. © IWM (BU 1040)

Ambulances se dirigeant vers la jetée du port artificiel Mulberry à Arromanches, septembre 1944. 
© IWM (BU 1040)


Or, les troupes débarquées en Normandie peuvent débuter plus rapidement que prévu leur montée en puissance sur le théâtre grâce aux infrastructures portuaires préfabriquées, dites « port Mulberry », déployées directement sur les plages. Festung Cherbourg (juin) et Festung Saint-Malo (août) sont ainsi neutralisées avant même la libération de Paris le 25 août. En septembre, les poches du Havre, de Boulogne et de Calais sont réduites par les Anglo-Canadiens au prix d’une utilisation ample de l’artillerie et de l’arme aérienne. Festung Brest, objectif prioritaire, est réduite après trois mois d’un coûteux siège franco-américain le 19 septembre 1944, causant la destruction à 80 % de la ville et plus de 4 000 morts côté Alliés, le prix le plus lourd de la campagne des poches.
 

Mémorial de la guerre de 1914-1918 au Havre, seul élément intact près du port. 9 décembre 1944.© IWM (A 26953)

Mémorial de la guerre de 1914-1918 au Havre, seul élément intact près du port, 9 décembre 1944. 
© IWM (A 26953)


Le haut commandement allié décide alors le 7 septembre que la prise de vive force des poches restantes n’est plus rentable. En revanche, leur siège permettra d’immobiliser 100 000 Allemands. Le général Edgard de Larminat, assisté du général de brigade aérienne Édouard Corniglion-Molinier, prend la tête des forces françaises chargées des poches de La Rochelle, Saint-Nazaire, Lorient et des deux poches encadrant l’estuaire de la Gironde. Le siège de Dunkerque est quant à lui confié à des éléments de la Ière Armée canadienne. Le 6 octobre 1944, ils sont remplacés par une brigade autonome tchécoslovaque, rapidement rejointe par des volontaires issus des FFI, hâtivement constitués et mal équipés.

Pour sa part, le général de Gaulle envisage la réduction des poches par des troupes françaises afin d’asseoir le rétablissement de l’autorité républicaine sur tout le territoire, mais aussi dans le but de canaliser les divers mouvements de résistance et amorcer leur incorporation dans l’armée régulière. En effet, les troupes de Larminat sont principalement des combattants FFI progressivement organisés en cinq divisions. Ils ne sont donc pas intégrés à la chaîne de commandement américaine, ce qui leur permet ainsi d’ignorer la directive du 7 septembre. Cependant, ces forces sont mal équipées et souffrent particulièrement lors de l'hiver 1944-1945, alors que la contre-offensive allemande des Ardennes retarde tout projet d’assaut sur les poches.

À l'exception de Royan, les poches connaissent des affrontements de faible intensité. À Dunkerque, les Tchécoslovaques lancent des raids pour capturer des prisonniers allemands, tandis qu'à Lorient, les assiégés repoussent brièvement les Alliés avant de s’enfermer. Leur isolement n’est cependant pas total puisque les poches de Lorient et Saint-Nazaire parviennent à rester en contact par la mer ; à Dunkerque, les Allemands disposent de 28 sous-marins de poche Seehund, qu’ils utilisent pour se ravitailler en nourriture et échanger du courrier. Ils capitulent finalement le 9 mai 1945, après huit mois de siège. Quant à La Rochelle, un modus vivendi est conclu entre le commandant Meyer de la Marine nationale et le contre-amiral Schirlitz, commandant allemand de la poche, permettant de minimiser les combats.
 

Seehunds (sous-marins à deux hommes), sur des remorques dans une usine d’assemblage. 25 mai 1945. IWM (A 28975)

Seehunds(sous-marins à deux hommes), sur des remorques dans une usine d’assemblage. 25 mai 1945. 
© IWM (A 28975)


L'hiver 1944-1945 est particulièrement rude, aggravé par les bombardements et les privations, rendant les conditions de vie dans les poches très difficiles. La plupart des civils désertent les ports et se concentrent dans les communes périphériques, entre les feux des deux belligérants. Lors des cessez-le-feu négociés, la Croix-Rouge évacue des civils, ce qui arrange les Allemands, réduisant leur charge alimentaire et les risques de sabotage. À La Rochelle, les combats limités imposent à la majorité des habitants de rester chez eux.

Des cellules de la Résistance à l'intérieur des poches informent les Alliés, comme à Saint Nazaire où elles signalent les sorties allemandes et des exactions. Ainsi, dans la poche de Lorient, des charniers sont découverts à la Libération au fort de Penthièvre à Saint-Pierre-Quiberon et à la Citadelle de Port-Louis. En ce qui concerne la collaboration, le fait que certains civils des poches ne procèdent pas à l’évacuation les rend suspects aux yeux des Forces françaises libres. Ce facteur contribue à une certaine indifférence vis-à-vis des dommages collatéraux ainsi qu'à une épuration intensive après la Libération, particulièrement dirigée contre les femmes.

Tout comme le refus d'évacuer Strasbourg lors de la contre-attaque des Ardennes, la prise de Royan est motivée politiquement par le besoin d’expulser au plus vite les forces allemandes du territoire national et de rétablir les institutions républicaines. Elle est également la plus faiblement défendue et sa neutralisation pourrait permettre de rouvrir à la navigation le port de Bordeaux, libéré le 28 août, en plus de fournir une victoire française galvanisante.

Initialement prévue le 25 décembre 1944, l’opération Indépendance comprend un bombardement préalable par des appareils du Bomber Command britannique, sous contrôle tactique américain. Cet aspect de l’opération est préparé lors d’une réunion le 10 décembre à Cognac entre les généraux Corniglion Molinier et Ralph Royce, des US Army Air Forces. Royan est ainsi placée sur la liste des cibles secondaires du Bomber Command britannique : en cas d'incapacité à réaliser sa mission principale en Allemagne, une des vagues de bombardiers qui part chaque nuit d'Angleterre pourra être redirigée sur la ville. Corniglion Molinier avait communiqué à cet effet des objectifs militaires précis glanés par la Résistance et assure à Royce que tous les civils seront évacués à temps. Corniglion Molinier avait-il conscience des complexités de l’évacuation ? Aucun effort supplémentaire n’a été mené et on ne peut exclure que l’amalgame entre refus d’évacuer et collaboration ait pu influencer cette décision.
 

Un Avro Lancaster du No. 514 Squadron de la RAF lors d'une attaque du Bomber Command sur des réservoirs de stockage de pétrole à Bec d'Ambes dans l'estuaire de la Garonne, le 4 août 1944. © IWM (CL 650)

Un Avro Lancaster du No. 514 Squadron de la RAF lors d'une attaque du Bomber Command sur des réservoirs de stockage de pétrole à Bec d'Ambes dans l'estuaire de la Garonne, le 4 août 1944. 
© IWM (CL 650)


Malgré le report d’Indépendance du fait des évènements dans les Ardennes, le Bomber Command conserve Royan dans sa liste d’objectifs secondaires. Ainsi, en raison de mauvaises conditions météo en Allemagne, le raid sur Brême prévu dans la nuit du 4 au 5 janvier 1945 est donc redirigé vers Royan. Les appareils étant initialement destinés aux villes allemandes, ils sont configurés pour des bombardements de terreur et les équipages ignorent les objectifs spécifiques à Royan. 2 200 Royannais, que les Anglo-américains croient évacués depuis la mi-décembre, sont encore présents dans la ville. L’état-major américain tente de joindre Larminat et Corniglion Molinier pour s’en assurer, mais l’heure est tardive et le réseau téléphonique défectueux.

350 Lancaster larguent 2 000 tonnes de bombes, entraînant la destruction de 95 % de la ville de Royan et causant près de 500 victimes civiles. Les objectifs militaires restent intacts et les forces françaises, tout aussi surprises que les Allemands, n’ont pas l’opportunité de mener un assaut d’exploitation. La valeur stratégique de cette opération s'avère donc nulle, voire défavorable pour les Alliés.
 

Des zouaves du 4e RZ (Régiment de zouaves), appuyés par des blindés de la 2e DB (Division blindée), progressent vers Royan après s'être postés le long de la N150. © Henri Malin/ECPAD/Défense

Des zouaves du 4e RZ (Régiment de zouaves), appuyés par des blindés de la 2e DB (Division blindée), progressent vers Royan après s'être postés le long de la N150. 
© Henri Malin/ECPAD/Défense


À la suite de l'échec de la contre-offensive des Ardennes, les poches restantes deviennent de plus en plus problématiques sur le plan politique. Une nouvelle opération, nom de code Vénérable, est alors planifiée. Le bombardement aérien, cette fois-ci bien coordonné et sans population royannaise, a lieu dans la nuit du 14 au 15 avril. Le napalm est à nouveau utilisé en France, après l'assaut de l'île de Cézembre lors de la prise de Saint-Malo. Du 15 au 17, l'assaut terrestre est intensif, appuyé par l'artillerie terrestre et celle du cuirassé Lorraine. Les troupes de Larminat sont assistées par une division américaine comprenant quelques éléments français, à savoir le 13e régiment de dragons, le bataillon Somali et le 4e régiment de Zouaves. Ce dernier subit d’importantes pertes et gagne à Royan une neuvième palme sur le ruban de sa Croix de guerre 1939-1945. La ville est libéré, mais on compte, côté français, 154 tués, dont 60 du 4e Zouaves, et 700 blessés. Sur l’autre rive de la Gironde, la poche de la pointe de Grave tombe le 20 avril.
 

Un marin, membre des Forces françaises de l'Ouest, est en faction face au fort du Chapus et à l'Ile d'Oléron. © Marcel Levy/ECPAD/Défense

Un marin, membre des Forces françaises de l'Ouest, en faction face au fort du Chapus et à l'Ile d'Oléron. 
© Marcel Levy/ECPAD/Défense


Le général de Larminat ne se satisfait pas de la prise de Royan et veut s’assurer de l’élimination de toute présence allemande. C’est pourquoi il organise le 30 avril un assaut amphibie de 9 000 hommes sur l’île d’Oléron. Ayant obtenu la reddition des 1 800 Allemands de la garnison d’Oléron en moins de 24 heures et au prix de 18 tués et 56 blessés, Larminat entend poursuivre sa progression vers le nord pour prendre à son tour la poche de La Rochelle. Adolf Hitler s’est suicidé le jour même et l’Allemagne capitule huit jours plus tard.


SGA/DMCA/SDMC/BAPIM,
21/05/2025