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Allocution prononcée par M. Maurice Genevoix

Maurice Genevoix.
Maurice Genevoix. Source : Famille Genevoix © Je me souviens de ceux de 14
Corps 1

Allocution prononcée par M. Maurice Genevoix, Président-fondateur du Comité National du Souvenir de Verdun, le 13 juin 1976 à Douaumont

Monsieur le Président de la République, Mes chers Camarades, Mesdames, Messieurs,

Est-il vrai, comme l'a dit l'un de nous, que "celui qui n'a pas compris avec sa chair, celui-là ne peut en parler" ? Est-il vrai en conséquence, que ni le calvaire d'une génération, ni les témoignages pathétiques et fidèles qu'elle a voulu en laisser n'aient été que vanité puisque, à vingt ans d'intervalle, une seconde guerre a déchiré le monde des hommes ?

Nous l'avons cru, jusqu'à désespérer. Et voici que pourtant, contre l'événement même et son amère réalité, nous avons senti se ranimer au fond de nous une foi décidément invincible. Cette petite flamme Espérance dont a parlé Charles Peguy, ce sentiment de l'homme et des hommes qui rejoint notre ancienne confiance, celle même qui anima Peguy, tué en septembre 1914, et avec lui, par centaines de milliers, les jeunes tués durant cinquante mois sont tombés avec cette espérance au coeur : que leur dur sacrifice ait sauvé les vivants à venir, qu'ils aient été ainsi, et enfin, les soldats de la dernière guerre.

A Verdun, aujourd'hui, je voudrais dire pour nos camarades, et comme l'un d'eux, les raisons d'une fidélité que nous persistons à vouloir transmettre, dans le dessein fervent qu'elle ne s'éteigne pas avec nous. Les Survivants ici assemblés, M. le Président, sont de vieux hommes, des octogénaires. Hugo l'a dit en connaissance de cause : "l'un des privilèges de la vieillesse, c'est d'avoir contre son âge propre, tous les âges." Si cela vaut pour l'universalité des hommes comment cela ne vaudrait-il pas davantage pour ceux dont les jeunes années ont vu fondre sur leur enthousiasme, leur ardeur ou leur insouciance une épreuve hors de toute proportion avec l'expérience ordinaire ? Et comment, de ce lourd privilège, ne devraient-ils pas compte, obstinément, à leurs semblables ?

Qu'est-ce à dire ? Au moins ceci : qu'en l'été de 1914, ils ont vu toute une civilisation, de proche en proche, basculer dans une nuit chaotique, où les valeurs d'hier leur parurent s'effondrer devant l'impitoyable nécessité de tuer, ou d'être tué. Cette mission terrible, ils ne l'avaient ni prévue, ni choisie. Mais ce sont eux, eux et non d'autres qui l'ont, jusqu'au bout, assumée. Et c'est pourquoi, à tout événement, les survivants de ces massacres ont gardé, en ce qui les concerne, bonne conscience.

Si je rappelle ici ces vérités, c'est qu'elles ont été oubliées, ou méconnues, ou passées sous silence. C'est à l'un de nous, encore, que j'emprunte cette image véridique, qui compare les combattants du front, - jetés qu'ils étaient hors du monde des hommes vivants dans une zone infernale où le froid, la boue, les saisons, le soleil ou la pluie, et les maisons des hommes, et l'air même qu'ils respiraient avaient pris une réalité autre, assurément très cruelle, - cette image véridique disais-je, qui compare les combattants "aux moines d'un couvent nomade dont la règle était de souffrir". Ainsi, de coupe sombre en coupe sombre, leurs rangs s'étaient à ce point clairsemés qu'il ne leur était plus possible, entre leurs pères et leurs fils, d'assumer intégralement une relève qui attendait aussi, avec eux, les quinze cent mille jeunes Français qui ne reviendraient jamais.

Il est normal et il est bon que tout homme, au long de son existence, s'il se retourne et s'il regarde à ses côtés, y retrouve des visages familiers, se sente ainsi accompagné par la chaleur d'autres vivants. Nous autres, à trente ans, si nous nous retournions ainsi, nous ne voyions que des fantômes : mutilés dans notre chair, mutilés dans nos amitiés. De ces vides à nos côtés, comme du premier vide de notre première bataille, lorsque la première balle a frappé, dans la ligne continue de notre section d'assaut, notre premier compagnon tué, nous n'avons cessé d'avoir froid.

Ce sont ces hommes, M. le Président, qui vous accueillent à Verdun aujourd'hui, et qui vous remercient par ma voix. Deux fois survivants en quelque sorte, par la chance aveugle des combats et par la mansuétude du temps, ils veulent vous dire combien cette commémoration les touche et rejoint leur voeu le plus tenace . je le redis : leur espérance.

Soixante ans, selon qu'on l'envisage, c'est beaucoup, et c'est si peu... si peu au regard des témoins, qui retrouvent dans leur mémoire des souvenirs encore pantelants. Beaucoup, ou du moins assez pour que l'histoire puisse prendre et donner de l'événement une conscience équitable et sereine, qui l'éclairé dans sa vraie dimension et permette'» s'il se peut, d'en retenir l'enseignement.

Au dire du chef qui les a commandés, le général Pétain, que je cite, les hommes qui ont lutté ici, "perdus de trou d'obus en trou d'obus, sans contact à droite et à gauche, sans liaison avec l'artillerie, sans. tranchées pour s'abriter", sans recours que leur force d'âme, ont conscience aujourd'hui, à travers votre présence, d'un assentiment national : à leurs yeux, c'est un réconfort dont ils vous sont reconnaissants. Car il leur porte la certitude que leur calvaire et leur témoignage n'auront pas été inutiles.

Quel témoignage ? D'abord, lié comme charnellement à la terre que foulent nos pas, la réalité du massacre. Ici, partout autour d'ici, du Mort-Homme à Douaumont comme des Eparges à Vauquois, des Hauts de Meuse à l'Argonne, durant d'interminables mois, le sang n'a cessé de couler. Je pourrais, aujourd'hui comme naguère, évoquer telle crête de colline ou sur un front d'un kilomètre, vingt mille hommes, Français et Allemands, ont rencontré la même mort : Vingt cadavres au mètre courant. Et pour chacun de ces morts, pour chacune de ces agonies, un drame humain qui nous concerne tous, qui continue de nous concerner tous. Une seule nuit au flanc d un entonnoir de mine, dans une boue sans fond, sous la pluie, dans le tonnerre des obus de rupture, tandis que gémissent et crient de grands blessés, nos camarades et nos semblables, et qu'ils supplient encore, et qu'ils appellent du fond de leur détresse des brancardiers qui ne viendront pas, alors qui n'eût compris, et qui ne se souviendrait . Mais cette fidélité du souvenir allait s'accompagner pour nous un sentiment de l'homme insoupçonné, pathétique, exaltant et vrai » Vrai au-delà de l'apparence, de l'illusion ou de la feinte. Car ici, devant la douleur et la mort, devant le courage ou la peur, on ne pouvait plus tricher. Nous le savons, pour avoir été des hommes vrais, solidaires, unis par les mêmes épreuves, la même passion subie en commun, et où chacun de nous ne surmontait la défaillance qu'au prix du courage de tous. Jamais hommes, vous le savez mes camarades, n'eurent autant besoin les uns des autres. Jamais hommes, les-uns pour les autres, ne furent à ce point fraternels.

Puisse une telle certitude, nous survivant comme un dernier message, gagner le coeur de tous les hommes, ceux d'aujourd'hui, ceux de demain. Et puisse ainsi Verdun, symbole de guerre et d'héroïsme, Verdun qui à cause de cela nous reste cher comme une seconde patrie, puisse Verdun, pour les mêmes raisons, remettre en cause la notion même d'ennemi et nous rallier, désormais, durablement, comme le symbole qu'il a aussi mérité d'être : de la compréhension et de la paix entre les hommes.

 

Source : Mindef/SGA/DMPA

 

Monuments aux morts :

55_Fleury devant Douaumont - lion couché     

55_Fleury devant Douaumont - Ossuaire de Douaumont
 
55_ Fleury devant Douaumont - Maginot     

55_ Fleury devant Douaumont
 
55_Fleury devant Douaumont - plaque     

55_Douaumont - 44e RIT