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Le cinéma de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste

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Par Jérôme Bimbenet - Historien du cinéma

Joseph Goebbels prononçant un discours lors de l’ouverture de la Jugendfilmstunde organisée par les Jeunesses hitlériennes. Berlin, cinéma du Zoo Palast, novembre 1939. © Ullstein Bild/Roger-Viollet

L’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ont exercé un contrôle permanent sur les différents moyens d’information et de loisir, presse, radio, cinéma, en cherchant à en faire de véritables outils de propagande. Il faut néanmoins relativiser le poids du septième art dans la soumission et le formatage des esprits.

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"Comparé aux autres arts, le cinéma, par sa faculté d’agir directement sur le sens poétique et l’affectivité – donc tout ce qui n’est pas intellectuel – a dans le domaine de la psychologie des masses et de la propagande, un effet pénétrant et durable" (Fritz Hippler, Film-Kurier, 5 mai 1941).

Outil privilégié du divertissement populaire, le cinéma fut récupéré rapidement par les régimes totalitaires qui espéraient en faire une arme mobilisatrice de l’opinion publique. Les puissances de l’Axe avaient développé une remarquable industrie cinématographique et les cinémas italien et allemand dominèrent l’Europe durant l’entre-deux-guerres.

Mais l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie comprirent très vite que la propagande ne pouvait fonctionner durablement dans les salles et que le cinéma de fiction n’était pas le meilleur vecteur pour soumettre les esprits. La mobilisation des masses passe en priorité par les actualités, facilement contrôlables, et les documentaires qui imposent la vision partiale voulue par le régime. Toutefois, l’Italie et l’Allemagne n’agirent pas avec la même rigueur dans la maîtrise de l’image cinématographique.

La question qui guide notre approche ici est celle de l’efficacité du cinéma long-métrage de fiction dans la mobilisation des esprits, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

"La cinematografia è arma più forte"

Le fascisme ne s’est pas intéressé spontanément au cinéma long-métrage de fiction. La propagande privilégiait les reportages et les documentaires. La création de l’institut Luce (L’Unione per la cinematografia educativa) par Mussolini en 1924 est destinée à la production des actualités. Au fronton de l’Institut figurait cette phrase de Lénine "Le cinéma est l’arme la plus forte".

 

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L’immense décor de carton-pâte représentant le Duce derrière une caméra de l’institut Luce avec le slogan "Le cinéma est l’arme la plus forte".
© CC BY-SA 4.0

 

La propagande entérine alors un état de fait, l’Italie est devenue fasciste et la population l’a accepté tacitement. L’éducation des masses passe par les nombreux ciné-journaux (Cinegiornali) produits et diffusés par l’Institut en première partie des grands films. Mussolini contrôle toutes les images produites par Luce. Le cinéma long-métrage de fiction n’a pas vocation à faire de la propagande, si ce n’est à rappeler l’origine glorieuse de l’Italie fasciste à travers quelques films à grand spectacle (une spécialité italienne) comme Scipion l’Africain de Carmine Gallone ou Condottieri de Luis Trenker, tous deux sortis en 1937. Quelques films posent le mythe de la Marche sur Rome et de l’influence fasciste (Camisia nera de Giovacchino Forziano par exemple en 1933) mais l’accueil pour le moins mitigé du public n’a pas incité le pouvoir à réaliser d’autres films de propagande.

En 1934, Mussolini crée les studios de Cinecitta, pour rivaliser avec Hollywood sans pour autant avoir la mainmise sur la production. Le cinéma abusivement nommé "fasciste" bénéficiait d’une grande liberté puisque le pouvoir n’intervenait pas directement, celui-ci ayant compris que les Italiens préféraient le divertissement au film à thèse. Toutefois, à travers les histoires insipides contées sur l’écran, ces films inoffensifs, pâles imitations d’Hollywood, n’en diffusaient pas moins la morale fasciste et confortaient le régime. On y découvre un cinéma où l’ordre moral est conforme à la doxa fasciste mais bien peu mobilisateur. Le cinéma est libre à condition de ne rien dire contre le régime, de faire apparaître un peu de nationalisme, d’encenser les valeurs familiales dans le cadre rigoureux de la petite bourgeoisie, rien de très transcendant.

Pierre Milza évoque un cinéma "lénifiant et conformiste d’une petite bourgeoisie restée très attachée aux valeurs traditionnelles." Ces films légers et harmonieux sont appelés les "téléphones blancs" en raison de la fréquence de cet accessoire dans les décors. Mussolini voulait que le cinéma soit distrayant et non politique.

Leurs productions croissent avec la guerre. L’arrière doit être diverti. Les films de propagande proprement dits exaltent les racines romaines, l’italianité, le fascisme, le colonialisme (au moment de l’invasion de l’Éthiopie) le militarisme, l’impérialisme et l’anticommunisme mais n’obtiennent que peu d’écho et sont peu nombreux.

 

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Scipion l’Africain, Carmine Gallone, 1937. © Consorzione ‘Scipio l’Africano’/Collection Christophel

 

Un média qui ne convainc guère les masses

L’entrée de l’Italie dans la guerre en 1940 ne change guère les données. Le cinéma ne peut exalter une armée mal préparée qui s’est déjà embourbée en Éthiopie. On filme alors, au plus près, les individus pris dans les rouages d’un conflit qu’ils maîtrisent mal. Le cinéma s’oriente vers la représentation du quotidien du soldat, la vraisemblance, le réalisme. On montre l’homme en proie à des peurs qu’il surmonte grâce à son courage et son dévouement envers la patrie. Un engagement sans limite qui fleure bon le message fasciste mais qui reste bien dérisoire. Le cinéma fait l’apologie du "sublime quotidien" et valorise les gestes anodins mais nécessaires qui permettent la survie. Cette proximité engendre une empathie et une identification des spectateurs que le néo-réalisme, dans son dépouillement et son aspect quasi documentaire, va imposer dès 1943 avec les premiers films de Visconti ou Rosselini. Des films historiques, comme La corona di ferro (La couronne de fer, 1941) de Alessandro Blasetti, prennent leurs distances avec le régime et apparaissent pacifistes, voire hostiles à l’allié allemand.

Restent les actualités qui diffusent la propagande et exaltent le chef. Le vrai héros y est Mussolini qui fait l’acteur mieux que quiconque. La scénographie façon commedia dell’arte participe du culte de la personnalité, seule véritable propagande acceptée par les Italiens. Le cinéma a finalement exercé peu d’influence sur les esprits, il a sûrement diverti les masses, les a confortées dans la morale et l’ordre fasciste mais n’a pas eu de rôle politique majeur. Comme l’indique Jean A. Gili : "Le film de propagande n’a pas trouvé pendant la période fasciste un terrain favorable à son développement."

L’impact limité du cinéma de propagande nazie

Dans l’Allemagne nazie, l’image avait un statut quasi officiel. Il faut rappeler d’abord que le cinéma était partie intégrante de la weltansschauung, la représentation nazie du monde. Le nazisme, au-delà de l’idéologie mortifère, est une mise en scène permanente, une imitation du cinéma que celui-ci reprend et démultiplie à travers les documentaires de Leni Riefenstahl (Triomphe de la volonté et Olympia), des reportages et des films pontifiants et signifiants, un cinéma de fiction efficace et esthétisé. L’esthétique doit combler les vides du discours, le beau doit faire oublier l’horreur du but à atteindre. L’esthétique permet d’apprivoiser la crainte, l’horreur, l’inacceptable. On déguise l’image, on scénarise le discours, la propagande est discrète mais bien présente, l’harmonie rassure le spectateur et le rend plus disponible à la rhétorique du régime. Lorsque le réel éclate sur l’écran, il est violemment rejeté.

 

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Triomphe de la volonté, 1935, Erich Ludwig Stahl (auteur).
Source : https://www.ushmm.org/propaganda/archive/poster-triumph-will/

 

Dès 1933, le cinéma allemand est placé sous le contrôle de Goebbels qui lance la production de trois films de propagande, le triptyque fondateur de la cinématographie propagandiste nazie : SA Mann brand, de Franz Seitz ; Hitlerjunge Quex (Le Jeune hitlérien), de Hans Steinhoff ; Hans Westmar, de Franz Wenzler. Ces trois films développent le mythe du jeune héros qui s’extirpe de la masse jusqu’au sacrifice, installent l’idée militaire et dictatoriale du régime, confortent les esprits sans mobiliser. Mais les images montrent une réalité, les défilés de chemises brunes et les violences de rue, qui sature le spectateur. Les films sont des échecs. De même lorsque le documentaire antisémite Der ewige jude (Le Péril juif) de Fritz Hippler sera projeté en 1941, il provoquera un rejet immédiat tant les images réalistes sont insupportables. Le cinéma est certes un rouage essentiel dans la politique, il doit éclairer les masses (Aufklärung), les éduquer, les doter d’une "culture parallèle" (Marc Ferro) mais il doit rester un art ludique et distrayant.

L’endoctrinement de la jeunesse

Après l’échec du triptyque nazi, Goebbels décide que la propagande explicite ne passera plus par la fiction, mais il faut bien « fanatiser la jeunesse ». Alors, les nazis prennent soin de contrôler dès le plus jeune âge l’éducation des enfants, l’asservissement des esprits au Führer. Ce sont les jeunes garçons des années trente qui formeront la Wehrmacht. Goebbels considérant le cinéma comme un "instrument d’éducation nationale", l’image fut largement mise à contribution dans l’endoctrinement de la jeunesse. Chaque mois, les établissements scolaires devaient montrer un film de propagande politique, d’une durée de vingt minutes, intégré dans un cours d’une heure.  Les projections étaient préparées dans les cours précédents et donnaient lieu à une analyse suivie d’un devoir noté. La propagande diffusée dans les écoles s’y révéla bien plus efficace que celle montrée en salles.

De leur côté, pour encourager la fréquentation des salles de cinéma, les Jeunesses hitlériennes instaurent la Jugendfilmstunde (L’heure du film pour la jeunesse). Un dimanche par mois, des membres du parti nazi (et parfois Goebbels en personne) venaient présenter le meilleur de la production allemande. Chaque film était suivi d’une discussion que l’on encourageait à poursuivre le soir avec les parents. De nombreux films de propagande furent projetés à cette occasion. Il est vraisemblable qu’ils eurent un impact sur la formation des esprits des futurs membres de la Wehrmacht, biberonnés dès leur plus jeune âge à l’idéologie du régime.

 

Goebbels

Joseph Goebbels prononçant un discours lors de l’ouverture de la Jugendfilmstunde organisée par les Jeunesses hitlériennes.
Berlin, cinéma du Zoo Palast, novembre 1939. © Ullstein Bild/Roger-Viollet

 

En revanche, l’impact de la propagande filmée est nettement plus discutable auprès du spectateur allemand, habitué des salles, cinéphile, éduqué et critique vis-à-vis des images qu’on lui propose. Durant la guerre, les Allemands se déplacent en masse pour voir des opérettes et des comédies où la propagande n’a que peu sa place. De temps en temps, la production d’un film historique rappelle le passé glorieux et les héros fondateurs du Reich auquel on ne manque pas de rattacher le Führer. Rien de plus. Les actualités, contestées après les victoires de 1940, commencent à lasser un public de plus en plus réfractaire aux images assourdissantes des combats. Les spectateurs attendent la fin des actualités pour entrer en salle et assister à la projection du grand film, ce qui déplaît aux autorités qui exigent que la séance commence quand tout le monde est installé. Les salles sont dorénavant gardées et surveillées durant les projections pour pallier toute contestation.

À partir de 1943, alors que s’annonce la défaite de l’Allemagne, Goebbels veut, en désespoir de cause, convaincre les Allemands de rester unis, de se battre et de défendre la patrie jusqu’à la mort. Il demande à Veit Harlan de tourner Kolberg, qui reconstitue la résistance vaine mais héroïque de la ville éponyme durant les guerres napoléoniennes, empêchant ainsi une victoire complète des Français. En 1944, ce sont les Soviétiques qui doivent être freinés. Des moyens considérables sont alloués au tournage, Goebbels allant même jusqu’à prélever de nombreux soldats du front russe pour effectuer de la figuration. Ce film fut le chant du cygne de la propagande et n’eut aucun effet sur les spectateurs et le moral des soldats (alors que l’on prit soin de parachuter les bobines sur les dernières poches de résistance allemandes !) Le Reich s’effondre alors dans l’ultime soubresaut de ceux "dont l’imaginaire puisait pour l’essentiel au monde de l’image."

On voit à travers les exemples des puissances de l’Axe que la propagande filmée eut un impact bien limité sur l’opinion avant et pendant la guerre. Les spectateurs furent nombreux à se précipiter dans les salles mais ne payaient pas pour subir une propagande par ailleurs largement présente dans la société. Seules les actualités trouvèrent grâce aux yeux des Allemands et des Italiens, tant qu’elles flattaient leur orgueil par les victoires militaires. Après 1940, ne suscitent l’intérêt des spectateurs que les films de pur divertissement.

 

Jérôme Bimbenet - Historien du cinéma