L'année 1991 ou l'entrée dans un "entre-deux" stratégique

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Par Frédéric Charillon - Professeur des universités en science politique, Directeur de l'Institut de recherches stratégiques de l'École militaire

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Quatre Mirage 2000 de l'armée de l'air s'apprêtent à décoller sur la base aérienne d'Al Ahsa, Arabie saoudite, 25-31 déc. 1990. ECPAD/Yann Le Jamtel

Il y a 20 ans, le 16 janvier 1991 commençaient les opérations militaires aériennes relatives à la guerre du Golfe. L'offensive terrestre se déroula ensuite en quatre jours du 24 au 27 février 1991.

Corps 1

Il y a vingt ans, en 1991, disparaissaient le COMECON (1), le Pacte de Varsovie et finalement, en décembre, l'Union soviétique. Les États-Unis apparaissaient alors comme seule superpuissance encore en course, et vainqueurs de la guerre froide : dans les premiers mois de l'année, 1'Amérique venait en effet d'affirmer sa puissance de feu en remportant une rapide victoire sur l'armée de Saddam Hussein, après que ce dernier eut commis l'imprudence d'envahir le Koweït le 2 août précédent. Dans l'Europe réunifiée, les régimes communistes venaient d'être abolis, et le traité de Maastricht, signé le 7 février 1992 après l'accord conclu lors du Conseil européen de Maastricht en décembre 1991, devait préparer, dans les institutions communes, l'accueil de cette Europe centrale et orientale coupée de l'Occident depuis presque un demi-siècle. Le même traité, en affichant l'ambition d'une politique étrangère et de sécurité commune, devait doter le Vieux Continent des instruments nécessaires pour couper court au drame yougoslave qui s'était ouvert avec les indépendances croate et slovène du 25 juin. "L'heure de l'Europe avait sonné", pour reprendre la formule bien optimiste du luxembourgeois Jacques Poos. Ces illusions d'un "brave nouveau monde" marquèrent profondément l'année 1991. Elles se révélèrent en réalité bien éphémères : avec le recul, il s'est avéré que le système international venait d'entrer dans une transition incertaine et particulièrement longue.

Principale illusion de l'année 1991 : celle créée par la guerre du Golfe, d'une nouvelle ère dont les conflits seraient principalement interétatiques, "chirurgicaux" et gagnés au nom d'une communauté internationale soudée, grâce à l'avance technologique d'une Amérique militairement imbattable et politiquement consensuelle. L'opération Desert Storm, déclenchée le 16 janvier 1991 et achevée le 28 février suivant, sera à l'inverse le dernier prototype d'un modèle de guerre idéal-typique... mais déjà révolu. La coalition rassemblée avec habileté par George Bush senior en 1990, qui comprenait des pays arabes al1iés des États-Unis (comme l'Arabie Saoudite, l'Égypte ou le Maroc) mais aussi d'autres plus réfractaires (comme la Syrie), ne se retrouvera pas dans la guerre irakienne de 2003. Faute de leadership américain capable de la susciter, sans doute, mais du fait également d'un défaut d'image de l'Amérique, à la fois auprès de certains de ses alliés, et auprès de nouvelles puissances émergentes qui mettront en doute sa gestion des affaires internationales. La fenêtre d'opportunité ouverte sur l'espoir de coalitions globales incarnant la communauté internationale unanime à l'assaut de régimes déviants, se refermera vite. Tout comme se révélera éphémère l'image d'une armée américaine omnipotente : l'opération Restore Hope en Somalie (1992-1993), dix ans avant les difficultés rencontrées en Irak et en Afghanistan à partir de 2003, viendra souligner les affres de la guerre asymétrique, dès lors que l'armée d'État ne se trouve plus face à une autre armée d'État, mais face à des insurgés, des groupes, des mouvements, voire des sociétés. Anachronique dans la mesure où elle réunissait pour la dernière fois des conditions politiques et militaires qui n'avaient dé­ jà plus d'avenir, la guerre du Golfe fut néanmoins porteuse de leçons importantes pour une puissance comme la France. Préparée à une guerre de position contre un envahisseur continental qu'il aurait fallu contenir avant d'entrer éventuellement dans une logique de dissuasion placée entre les mains de la seule souveraineté nationale, notre pays se voyait désormais obligé, pour tenir son rang international, de se convertir à une logique de projection rapide et efficace, en coordination avec ses principaux alliés. Les difficultés rencontrées en la matière en 1991 par le dispositif Daguet (2), seront rapidement prises en compte, et conduiront à un nouveau modèle d'armée dès le milieu des années 90, professionnalisée, et davantage axée sur la projection.

L'année 1991 pouvait également laisser penser que l'Europe réuni­ fiée deviendrait un acteur politique important du nouveau système international. L'éclatement de la Yougoslavie vint pourtant souligner ses faiblesses, même face à un drame se déroulant à ses portes. La première faiblesse européenne venait de son incapacité à appréhender les événements internationaux avec une même vision : le désaccord profond entre la France et l'Allemagne sur la nécessité de reconnaître l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie montra que même entre les deux partenaires les plus proches, la politique extérieure n'était pas chose facile à partager. La deuxième faiblesse venait naturellement du manque de moyens militaires à l'appui d'une parole européenne sur la scène mondiale. Porteuse d'un message et d'une certaine approche de l'international fondée sur le droit, les règles, le multilatéralisme, l'Europe allait s'orienter vers une forme de puissance économique et normative plus que politique et militaire (3). Les budgets nationaux de défense sur le Vieux Continent iraient d'ailleurs décroissant à partir de cette époque, suscitant des doutes américains sur la volonté des Européens de continuer à jouer un rôle international actif, ou même à se défendre (4). La troisième faiblesse venait enfin de l'incapacité du modèle européen, en dépit de son attractivité, à contenir dans son "étranger proche" les nationalismes dont on croyait l'ère révolue. La violence de la rhétorique politique soudainement déchaînée dans les Balkans, comme plus tard la dureté des conflits tchétchènes dans le Caucase (1994-1996 et 1999-2000), ou l'intransigeance d'Israël continuant de miser sur l'usage massif de la force au Liban ou en Palestine (5), allaient montrer que la vision d'un nouveau monde moins belliqueux, dont le conflit interétatique conventionnel, la rhétorique nationaliste ou les rivalités territoriales disparaîtraient peu à peu, demeurait une approche très spécifiquement ouest­ européenne, et peu partagée ailleurs. Ce décalage amènera, entre autres, les nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale - de la Pologne aux Pays Baltes -, à adresser leurs demandes de sécurité à l'Alliance atlantique plutôt qu'à l'Europe politique naissante.

L'année 1991 fut en réalité, à bien des égards, un leurre. Aucun des principaux événements qui l'ont marquée ne débouchèrent sur les processus espérés : ni la guerre du Golfe sur l'avènement d'un nouvel ordre mondial consensuel, ni le traité de Maastricht sur l'émergence d'une Europe puissance, ni la disparition de l'Union soviétique sut un monde sans conflit dans un système international intelligible. Car si la fin de la bipolarité a bien tourné la page d'une époque - celle de la guerre froide -, elle déboucha surtout sur la prise de conscience de la complexité sociologique du monde : un monde que l'on avait cru longtemps, à tort, régi uniquement par l'affrontement américano-soviétique. Ainsi la signature d'un traité de paix en Angola, entre le gouvernement et l'UNITA, en mai 1991, n'allait-il en aucun cas mettre fin à des conflits africains que l'on avait un peu vite considérés comme de simples effets de système. Ainsi le retrait soviétique d'Afghanistan en février 1989, suivi de la disparition de la puissance soviétique, ne tireraient-ils pas un trait sur la centralité stratégique de ce pays, ni sur ses paradoxes qui redeviendront, quelques années plus tard, l'épicentre d'affrontements majeurs. Tandis que l'on croyait pou­ voir célébrer l'avènement d'une nouvelle gouvernance internationale gérée par une communauté des États rassemblée derrière la seule superpuissance restante (les États-Unis), on allait assister en réalité à l'éclosion d'une période tout autre. Le monde ouvrait la parenthèse, toujours pas refermée vingt ans plus tard, d'un entre-deux stratégique marqué par le brouillard des guerres asymétriques, la relativisation de la puissance américaine, la montée en puissance des groupes ou des mouvements non étatiques (comme le Hezbollah ou le Hamas), la revanche des sociétés dans un village global ultramédiatisé (où la prise de parole allait se démocratiser grâce aux nouvelles technologies de l'information), et surtout la faillite des théories globales, qui échoueront toutes, les unes après les autres (6), à dessiner les contours d'un système international introuvable. À la décharge des analystes, force est de constater que cet "entre-deux" se prolonge, sans que l'on puisse encore dire vers quelle configuration il mène, ni à quel horizon temporel.

 
Frédéric Charillon - Professeur des universités en science politique, Directeur de l'Institut de recherches stratégiques de l'École militaire

 


 

(1) Conseil d'assistance économique mutuelle. Créée en 1949, cette organisation devait assurer une entraide économique entre les différents pays du bloc communiste.
(2) Difficulté à projeter environ 15000 hommes là où les Britanniques en envoyèrent 43 000, difficulté également sur certaines modalités d'opération manque de capacité de vision nocturne pour les sorties aériennes, faible compatibilité suc certains points avec les systèmes d'armements alliés.
(3) Z. Laldl, La Norme sans la Force : l'énigme de la puissance européenne, Presses de Sciences Po, collection "Les nouveaux débats", Paris, 2006.
(4) Illustration de ces doutes, l'ouvrage de l'essayiste américain Robert Kagan, critiquant durement la faiblesse des Européens. R.Kagan, Of Paradise and Power : America vs. Europe in the New World Order, Knopf Publishers, New York, 2003.
(5) En 1996 à Cana, plus tard au Liban à l'été 2006, ou à Gaza en 2008-2009.
(6) À l'image du "choc des civilisations" de Samuel Huntington, empiriquement très contestable.

 


 

À l'image également des nombreuses expressions qui prennent acte de la fin d'une époque (un monde post-bipolaire, post-américain, etc.), sans pour autant qualifier le monde à venir. Voir P. Charillon, "Un monde paradoxal. Quelles clefs de lecture pour quelle prospective ?", Futuribles, n°332, juillet-août 2007.

 

  • Au PC Olive, une route a été coupée pour la mise en place de véhicules Hummer américains et de camions, et transformée en aéroport. À l'arrière-plan, un avion de transport américain Hercules C-130, Arabie Saoudite, 15 février 1991.
    ©ECPAD/Didier Charre
  • Les véhicules militaires et les blindés du 1er RIMa (régiment d'infanterie de marine) et du 126e RI (régiment d'infanterie) sont rassemblés à leur arrivée sur l'autodrome de Rijeka. De couleur blanche et siglés UN (Nations Unies), ils sont destinés aux missions du bataillon français d'escorte des convois humanitaires de la Forpronu, Croatie, octobre 1992.
    ©ECPAD/Claude Savriacouty
  • L'aide humanitaire française et américaine en Somalie : les opérations "Oryx" et "Restore Hope". Des légionnaires français protègent un local, appuyés par un véhicule tout terrain Hummer équipé d'un lance-roquettes, décembre 1992.
    ©ECPAD/Dominique Viola