Après la guerre, quelle Europe ?

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Lancement du plan Schuman pour la CECA, 19 mars 1951.
Lancement du plan Schuman pour la CECA, 19 mars 1951. - © Akg-images

Sommaire

    Chronologie
    Chronologie
    Organiser la paix. De la Charte des Nations-Unies aux Traités de Rome (1945-1957)
    mai 1945

    7-9 mai : capitulation sans conditions de l?Allemagne . fin de la guerre en Europe.

    juin 1945

    26 juin : signature, à San Francisco, par 51 pays,  de  la "Charte des Nations Unies" créant l'Organisation des Nations Unies (ONU) avec son secrétariat général, son assemblée générale annuelle et son conseil de sécurité de 11 membres dont 5 permanents avec droit de veto.

    août 1945

    8 août : accords de Londres décidant d'instituer un Tribunal militaire international pour juger les criminels de guerre nazis.

    9 août : déclaration de guerre de l'Union soviétique au Japon . justification de l'usage de la bombe atomique contre des objectifs militaires et non civils par le président américain Truman.

    15 août : condamnation à la peine de mort de Philippe Pétain par la Haute Cour de Justice (peine commuée en détention à perpétuité).

    septembre 1945

    2 septembre : proclamation par le Viêt-minh, à Hanoi, de l'indépendance de la République démocratique du Viêt-nam.

    octobre 1945

    15 octobre : jugement et exécution de Pierre Laval.

    24 octobre : création des Nations Unies.

    novembre 1945

    6 novembre : début de la IVe République en France.

    13 novembre : Charles de Gaulle élu chef du gouvernement à l?unanimité par l?Assemblée constituante.

    20 novembre : début du procès des criminels de guerre à Nuremberg.

    janvier 1946

    7 janvier : première réunion des Nations Unies à Londres.

    19 janvier :  instauration du Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient pour juger les criminels de guerre japonais, par le général MacArthur, commandant des forces d'occupation.

    avril 1946

    29 avril : début, à Tokyo, du procès de l'ancien président du Conseil japonais et de 28 autres accusés de crimes de guerre.

    novembre 1946

    21 novembre : premiers accrochages entre troupes françaises et Viêt-minh . début de la guerre d?Indochine.

    décembre 1946

    5 décembre : New York choisie par l'ONU comme siège permanent.

    janvier 1947

    19 janvier : élections législatives en Pologne portant les communistes au pouvoir.

    février 1947

    10 février : signature de la paix, à Paris, avec les anciens alliés de l'Allemagne (Traité de Paris avec  l'Italie, la Roumanie, la Bulgarie et la Hongrie).

    mai 1947

    3 mai : entrée en vigueur d?une nouvelle Constitution au Japon.

    juin 1947

    5 juin : présentation par le département d'État américain du plan pour aider la renaissance économique de l'Europe après la guerre, le plan "Marshall".

    Juillet 1947

    2 juillet : refus du plan Marshall par l?Union soviétique.

    août 1947

    15 août : double proclamation d'indépendance de l'Inde et du Pakistan.

    septembre 1947

    2 septembre : signature du traité de Rio (traité interaméricain d'assistance réciproque - TIAR) par 19 pays des deux Amériques.

    novembre 1947

    29 novembre : approbation du plan de partage de la Palestine par l?ONU (résolution 181) : un État juif, un État arabe et Jérusalem déclarée zone internationale.

    février 1948

    5 février : réouverture de la frontière entre la France et l?Espagne.

    28 février : prise du pouvoir par les communistes en République tchécoslovaque ("coup de Prague").

    mars 1948

    17 mars : signature du Traité de Bruxelles, alliance en matière économique, sociale et culturelle et de défense collective entre la France, le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg.

    avril 1948

    3 avril : adoption du plan Marshall pour la reconstruction de l'Europe par le Congrès américain.

    16 avril : création de l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), organisme responsable de la répartition des fonds prévus par le plan "Marshall" entre les pays d?Europe.

    mai 1948

    7-11 mai : Congrès de l?Europe, à La Haye.

    15 mai : attaque d?Israël par l'Egypte, la Syrie, la Jordanie, le Liban et l'Iraq en réponse à la proclamation de l'Etat d'Israël.

    novembre 1948

    12 novembre : verdict du procès des criminels de guerre japonais ? condamnation à mort de l?amiral Tojo.

    décembre 1948

    10 décembre : adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme par l?ONU.

    23 décembre : exécution de l'amiral Tojo.

    janvier 1949

    25 janvier : création du Conseil d?assistance économique mutuelle (CAEM) en Europe de l?Est.

    mars 1949

    18 mars : signature d?un traité de défense mutuelle entre les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, la France et les états du Benelux.

    avril 1949

    4 avril : signature, à Washington, du Traité de l?Atlantique Nord fondant l?Organisation du Traité de l?Atlantique Nord (OTAN), alliance politique et militaire réunissant dix pays d?Europe occidentale, les Etats-Unis et le Canada.

    mai 1949

    5 mai : signature du Traité de Londres créant le Conseil de l?Europe.

    23 mai : création de la République fédérale d'Allemagne.

    septembre 1949

    1er septembre : création par l?abbé Pierre d?une auberge de jeunesse internationale à Neuilly-Plaisance, pour la réconciliation de la jeunesse d'Europe.

    octobre 1949

    7 octobre : création de la République démocratique allemande.

    février 1950

    14 février : signature à Moscou d?un traité d'amitié, d'alliance et d'assistance mutuelle entre la Chine et l?Union soviétique.

    mai 1950

    9 mai : déclaration de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères français, appelant à la mise en commun des productions de charbon et d?acier de la France et de l?Allemagne au sein d?une organisation ouvertes aux autres pays d?Europe.

    juin 1950

    25 juin : début de la guerre de Corée.

    Juillet 1950

    Juillet : arrestation de Ethel et Julius Rosenberg accusés d'avoir fourni à l?Union soviétique des secrets sur la bombe atomique américaine.

    avril 1951

    18 avril : signature du Traité de Paris fondant la Communauté européenne du charbon et de l?acier (CECA) réunissant l?Allemagne, la Belgique, la France, l?Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.

    mai 1952

    27 mai : signature du Traité instituant la Communauté européenne de défense (CED) réunissant l?Allemagne, la Belgique, la France, l?Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.

    Juillet 1953

    27 juillet : armistice de Panmunjeom mettant fin à la guerre de Corée, reconnaissance des deux Corées par les Etats-Unis et l?URSS.

    Juillet 1954

    21 juillet : accords de Genève mettant fin à la guerre d?Indochine.

    août 1954

    30 août : refus de l?Assemblée nationale française de ratifier le Traité instituant la Communauté européenne de défense.

    octobre 1954

    23 octobre : accords de Paris fondant l?Union de l?Europe occidentale, organisation politico-militaire réunissant l?Allemagne, la Belgique, l?Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la Grèce, l?Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal.

    novembre 1954

    1er novembre : en Algérie, déclenchement de l?insurrection armée par le Front de libération nationale (FLN) . début de la guerre d?Algérie.

    mai 1955

    9 mai : adhésion de la République fédérale d?Allemagne au Traité de l?Atlantique Nord.

    14 mai : création du Pacte de Varsovie, alliance militaire des pays socialistes d?Europe de l?Est.

    juin 1955

    1er-2 juin : réunion de Messine entre l?Allemagne, la Belgique, la France, l?Italie le Luxembourg et les Pays-Bas étendant l?intégration européenne à toute l?économie.

    mars 1957

    25 mars : signature, à Rome, des Traités créant la Communauté économique européenne (CEE) et la Communauté européenne de l?énergie atomique (CEEA ou Euratom) par l?Allemagne, la Belgique, la France, l?Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.

    Galerie photos
    Jean Monnet (1988-1979)
    Robert Schuman (1886-1963)
    Paul-Henri Spaak (1899-1972)
    Konrad Adenauer (1876-1967)
    Joseph Bech (1887-1975)
    Winston Churchill (1874-1965)
    Alcide de Gasperi (1881-1954)
    Walter Hallstein (1901-1982)
    Johan Willem Beyen (1897-1976)
    Sicco Mansholt (1908-1995)
    Altiero Spinelli (1907-1986)
    Cartes
    De la création de la Communauté économique européenne (CEE) aux adhésions ultérieures à la CEE puis à l'Union européenne (UE) - 1957-2013

    En résumé

    DATE : 25 mars 1957

    LIEU : Rome

    ISSUE : Traité créant la Communauté économique européenne (CEE)

    ÉTATS FONDATEURS : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas

    Une fois que les armes se sont tues, il faut réapprendre à vivre dans la paix. Des conférences internationales sont organisées afin d’instaurer un nouvel équilibre mondial, mais dès 1947, l’Europe est divisée en deux zones d’influence. À l’Ouest, un groupe d’hommes politiques, mû par un même idéal, œuvre pourtant pour l’unité européenne.

    En 1945, le bilan de la guerre est terrible. Soixante millions de personnes ont été tuées sur l’ensemble des théâtres d’opérations mondiaux. La disparition de six millions de juifs commence à prendre la forme d’un génocide dans les consciences. Les destructions encombrent les villes. Des millions de réfugiés sont sur les routes. La pénurie alimentaire touche toutes les populations. Les empires coloniaux s’effritent. Les monnaies européennes ont perdu de leur valeur. Seules trois monnaies ont résisté, le dollar américain, la livre sterling dans une moindre mesure et le franc suisse. L’or est au plus haut. Les économies sont administrées par les gouvernements. Les opinions publiques aspirent à un retour à la normale.

    Un premier acte se joue à Bretton Woods, en juillet 1944. L’économiste britannique, John Maynard Keynes, propose de créer une monnaie internationale, le bancor, non rattachée à l’or, pour servir aux échanges commerciaux. Mais le chef de la délégation américaine, Harry Dexter White, haut fonctionnaire du Trésor, craint que les pays déficitaires puissent puiser sans contrainte dans les ressources matérielles des États-Unis avec une monnaie nouvelle généreusement distribuée. Les Américains tiennent d’autant plus à l’or qu’ils en possèdent les 2/3 des réserves mondiales.

    RÉORGANISER LE MONDE

    White propose alors un fonds de stabilisation des Nations unies chargé de contrôler les dévaluations. La parité des monnaies sera définie par rapport à l’or ou au dollar, lui-même as good as gold. L’ensemble du système sera géré par les banques centrales et par le Fonds monétaire international (FMI). Il disposera aussi d’une banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) ou banque mondiale. Le système, révolutionnaire, organise ainsi la coopération internationale.

    La réorganisation du monde se fait aussi au niveau politique lors de grandes conférences internationales : conférences interalliées d’abord, puis conférences des Nations unies. Les plus célèbres furent celles de Moscou (19-30 octobre 1943), Téhéran (28 novembre - 2 décembre 1943), Yalta (4-11 février 1945) et Potsdam (17 juillet - 2 août 1945). Les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne, conduits respectivement par Roosevelt puis Truman, Staline et Churchill puis Attlee, cherchaient à s’entendre sur la carte de l’Europe, une fois la paix revenue, le sort de peuples entiers étant entre leurs mains. Les Trois Grands prirent des décisions pour les débarquements en France, l’occupation de l’Allemagne, le sort de l’Italie et les frontières de la Pologne. La question de la frontière occidentale de la Pologne fit d’ailleurs l’objet d’âpres discussions avec Staline. Quant à l’Allemagne, devait-elle être morcelée, désindustrialisée ?

    Yalta ne fut pas le partage de l’Europe : la déclaration sur l'Europe libérée, émise à l’issue de la conférence, s'appuyait sur les principes libéraux et démocratiques de la charte de l'Atlantique (12 août 1941). En fait, l'esprit de Yalta peut se résumer à un essai de dialogue entre deux systèmes économiques concurrents pour résoudre les grands problèmes de l'Europe d'après-guerre et du monde. Mais les décisions prises au cours de cette conférence ne furent pas respectées, notamment la promesse faite à Roosevelt d’organiser des élections libres dans l’Europe libérée par l’Armée rouge, et Yalta devint le symbole d’une victoire de Staline. Après la guerre, des conférences se tinrent, au niveau ministériel, pour régler le sort des alliés de l’Allemagne (traité de Paris du 10 février 1947), auxquelles la France participa. La dénazification se poursuivit avec le procès de Nuremberg au cours duquel, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, vingt-quatre criminels de guerre furent jugés pour complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Enfin, des règlements territoriaux furent conclus avec l’aide de l’ONU en Afrique et en Europe (Finlande, Tende et Brigue, Trieste, Macédoine, Thrace, Transylvanie, Dodécanèse, Libye, Érythrée, Éthiopie, Somalie). L'URSS, incontestablement, effectuait une poussée vers l'ouest et le nord de l’Europe.

    L’ENDIGUEMENT DU COMMUNISME

    Pourtant, le sentiment d'un échec des règlements d’après-guerre s'accentua en 1947, du fait des frictions, puis des tensions, enfin des menaces pesant sur la grande alliance. Le temps de la guerre froide s'annonçait. Déjà des désaccords étaient apparus dans le discours du "rideau de fer" de Churchill à Fulton (Missouri), le 5 mars 1946. En Iran, Anglais et Américains s’opposaient dangereusement aux Soviétiques. L’URSS exigea la révision des accords concernant le passage des détroits en Turquie. En Grèce, placée sous le contrôle militaire britanniques, la guerre civile éclata et, le 12 mars 1947, Truman définit une doctrine de l’endiguement du communisme. Par ailleurs, les lenteurs de la reconstruction économique conduisaient l’Europe au chaos.

     

    Plan Marshall le président Truman s'adressant au Congrès américain, 12 mars 1947

    Plan Marshall : le président Truman s’adressant au Congrès américain, 12 mars 1947. © L’Illustration

     

    La "question allemande" demeurait un point de friction entre l’Est et l’Ouest européens. La réunion des ministres des Affaires étrangères des Quatre Grands à Moscou, en mars-avril 1947, ne dégagea aucun accord et la méfiance l’emporta. En Pologne, en janvier de la même année, des élections truquées avaient donné le pouvoir aux communistes. Dans les pays d’Europe occidentale, les PC prirent la tête des luttes sociales et en mai, les communistes, membres de gouvernement en France, en Italie et en Belgique, quittaient le pouvoir. La gestion quadripartite de l'Allemagne échoua et les Soviétiques bloquèrent l’accès à Berlin de juin 1948 à mai 1949. En réaction, les zones américaine, britannique puis française se fondirent en une seule pour former, en mai 1949, la République fédérale d'Allemagne (RFA). De son côté, la zone soviétique était érigée en État : la République démocratique d'Allemagne (RDA). Tous ces événements bloquèrent totalement le règlement de la "question allemande". L'offre Marshall du 5 juin 1947 avait pourtant ouvert la possibilité d’une entente économique inter-européenne mais l’URSS refusa ce qu’elle considérait comme une machine de guerre antisoviétique. Progressivement, la peur s’installa des deux côtés, l'URSS craignant une domination américaine, les États-Unis redoutant une subversion communiste planétaire. La peur remplaça la raison, entretint voire généra des conflits.

     

    Molotov

    Départ de Molotov après l’échec de la conférence de Paris, 3 juillet 1947. © DR

     

    La création d'un bureau d'information des partis communistes européens, le Kominform, à Szklarska Poreba en septembre 1947, impressionna les Occidentaux. Le coup de Prague des communistes tchécoslovaques du 28 février 1948 élimina les ministres "bourgeois". Le "containment" (endiguement) militaire occidental prit la forme du Pacte atlantique, le 4 avril 1949. Les Soviétiques firent pièce à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) avec le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM ou COMECON), en 1949, puis à l’OTAN avec le pacte de Varsovie, en 1955. L’émergence des États-Unis comme très grande puissance fut une conséquence essentielle de la guerre. L’Europe avait perdu son rôle central de puissance politique et économique. La guerre avait précipité sa décadence, affaibli son économie et hypothéqué ses finances. Dans ce contexte, comment situer le phénomène de l’unité européenne ?

    LA RICHESSE DE LA RÉFLEXION SUR L’UNITÉ EUROPÉENNE

    L’unité européenne vint après le relèvement des États-nations et après la création d’organisations mondiales de sécurité (l’ONU en juin 1945). Cependant, les idées d’unité européenne existaient déjà et hantaient la conscience des clercs. En 1929-1930, le ministre français des Affaires étrangères et président du Conseil, Aristide Briand, avait proposé de créer une fédération européenne. Le projet ne fut pas voté, mais la création d’unions économiques régionales était une idée répandue dans les milieux industriels et du commerce international alors que sévissait la crise économique mondiale. La guerre établit provisoirement une Europe allemande, réunie par la force de la dictature militaire. L’après-guerre devait liquider cette idée-là de l’Europe et faire place à une unité démocratique et populaire empruntant ses valeurs à la charte de l’Atlantique. Pour lever l’obstacle de la peur de l’Allemagne et de l’URSS, Il fallait une action collective puissante que n’assuraient pas les nouvelles organisations mondiales ni les diplomaties des États-nations européens. On a vu que les conférences des Quatre avaient échoué. Des traités multilatéraux de sécurité furent alors signés en Europe. Le traité de Bruxelles en février 1948 renforça la sécurité de la France, de la Grande-Bretagne et des pays du Benelux. Le Pacte atlantique réunit les pays de l’Europe occidentale et la Turquie (à partir de 1952) avec les États-Unis et le Canada contre tout agresseur.

    Dans le même temps, un autre type d’action collective fut imaginé : une Union européenne. Des formes d’unité régionale avaient été envisagées par une frange active et éclairée de l’opinion publique. Tous les grands partis démocratiques développèrent alors un discours d’unité européenne qui encadrait celui du relèvement national. De Gaulle adopta en mars 1944 un projet de fédération d’Europe de l’Ouest après avoir fait travailler le CFLN sur l’unité européenne à l’automne 1943 à Alger. Jean Monnet, René Mayer, Robert Marjolin, Jean Chauvel, Maurice Couve de Murville confrontèrent leurs projets d’unité. Les Résistances européennes s’élevèrent contre un simple retour à la souveraineté nationale qui devait être encadrée par des formes d’unité européennes ou internationales normatives. Sans concertation, elles établirent un projet générique "d’Europe des nations libres" ou d’États-Unis d’Europe (Frenay, Hauriou, Camus, Blum...). Il n’était plus question de se venger de l’Allemagne, mais de juger les crimes nazis, intégrer le peuple allemand dans une Union européenne, et d’utiliser la Ruhr à des fins de développement commun. En 1944, plusieurs réunions eurent lieu en Suisse qui aboutirent, l’une en mai, à un projet des Résistances européennes écrit chez le pasteur Visser’t Hooft à Genève, l’autre en juillet, à l’initiative d’E. Rossi, d’A. Spinelli, de H. Frenay à une Déclaration des Résistances européennes. Mais l’approbation des grands alliés était nécessaire. Les États-Unis les encourageaient, pas l’URSS qui voulait créer son propre système de sécurité contre l’Allemagne. La Résistance en Europe allait-elle conduire, plus que les États, le processus d’unité européenne ?

    LA RÉALITÉ COMPLEXE DU PROCESSUS UNITAIRE

    L’unité européenne devint très populaire quand Winston Churchill, es-Premier ministre britannique, enthousiasma les foules à Zurich, en septembre 1946, dans un appel aux États-Unis d’Europe. Il réclama la création d’un Conseil de l’Europe. Se forgea alors le mythe d’un "printemps de l’Europe". Dans le même temps et alors que les organisations fédéralistes et unionistes militaient, les gouvernements européens continuaient d’agir souverainement. La France voulait d’abord la désagrégation de l’Allemagne et l’unité de l’Europe sous sa direction afin d’assurer définitivement sa sécurité.

    L’accès au charbon allemand était essentiel pour le plan de modernisation et d’équipement français piloté par Monnet qui, dès avril 1945 avait tenté de créer un pilotage supranational des échanges de charbon européen. Il voulait un "dictateur du charbon" en Allemagne avec autorité sur les mines et sur les autorités d’occupation alliées . Eisenhower refusa. Monnet proposa encore, en 1946, de monter des organisations internationales autonomes des vallées du Rhin, de l’Elbe, du Danube et de l’Oder, inspirées de la TVA rooseveltienne (Tennessee Valley Authority). Le fonctionnalisme de Jean Monnet n’obtint pas le soutien des gouvernements. Le gouvernement français était en revanche très favorable à une union douanière avec le Benelux. Léon Blum, au début de 1947, dut constater l’hostilité britannique à ses projets d’union continentale et se résigner à lier davantage son sort aux Américains pour la sécurité et la modernisation de la France.

     

    Jean Monnet, président de la Haute Autorité de la CECA, 30 avril 1953

    Jean Monnet, président de la Haute Autorité de la CECA, lance officiellement l’ouverture du marché commun de l’acier des six pays membres, 30 avril 1953. © Akg-images/ Ullstein Bild

     

    Pourtant, en raison du rôle de Churchill, un mouvement unioniste européen, United Europe Movement (UEM), favorable à une coopération intergouvernementale, vit le jour en mai 1947. L’UEM fit des émules en France avec le Conseil français pour l’Europe unie (Herriot, Courtin et Dautry), et disposait de soutiens politiques en Europe, à la différence de nombreuses organisations pro-européennes et fédéralistes le plus souvent.

    Le libéralisme économique avait des porte-paroles efficaces avec la Ligue européenne de coopération économique (LECE) (Paul Van Zeeland, Joseph Retinger). De leur côté, les Églises protestantes, l’Église catholique, les milieux universitaires du Forum d’Alpbach (Otto Molden) et des Rencontres internationales de Genève, la Démocratie chrétienne et ses Nouvelles Équipes internationales (NEI), le Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe (Marceau Pivert) formaient un milieu très actif intellectuellement qui aspirait à l’unité politique européenne. L’UEM proposa alors d’organiser la synthèse par un congrès des mouvements pro-européens dans l’espoir de faire aboutir le projet churchillien de Conseil de l’Europe.

    Le 7 mai 1948, le congrès de l’Europe, non gouvernemental, présidé par Churchill, réunit 775 délégués de 24 États européens à La Haye. Des résolutions furent approuvées unanimement ainsi qu’un Message aux Européens rédigé par Denis de Rougemont. Il préconisait des abandons partiels de souveraineté et l’intégration européenne de l’Allemagne, la création d’une assemblée européenne délibérative désignée par les parlements nationaux, la rédaction d’une charte des Droits de l’Homme, l’installation d’une cour suprême de justice. Le combat entre unionistes (britanniques) et fédéralistes (français, italiens, belges), et les oppositions entre libéraux et planistes rappelèrent les limites de l’influence des mouvements pro-européens.

    Cependant, trois mois après le congrès, le gouvernement français reprit "au vol" le projet d’Assemblée politique européenne (Georges Bidault). Les Cinq du pacte de Bruxelles étudièrent le projet de Conseil de l’Europe. La nouvelle organisation, établie le 5 mai 1949, fut dotée d’une Assemblée consultative désignée par les Parlements, et d’un Comité des ministres souverain, votant à l’unanimité. On était donc loin d’une fédération européenne. Les déceptions apparurent rapidement malgré les envolées lyriques de l’été 1949 prononcées par Winston Churchill, Georges Bidault et Guy Mollet, Pieter Kerstens ou encore Eamon de Valera, Paul Reynaud ou Hendrik Brugmans. Spaak fut élu président de l’Assemblée mais il démissionna avec fracas en décembre 1951 après avoir protesté contre l’enlisement volontaire de la grande Europe du fait des Britanniques.

    La guerre froide et le plan Marshall pesaient davantage dans le débat sur l’Europe que les idées européistes. L’idée de porter atteinte aux souverainetés nationales avait reculé. Le pacte de Bruxelles, du 17 mars 1948, attendu par les Américains, aurait pu créer une organisation d’unité européenne mais c’était un pacte régional défensif plutôt qu’un projet d’union douanière . les Français et les Britanniques demandèrent de surcroît une garantie militaire américaine. Le pacte n’instaurait pas de véritables institutions européennes en vue de l’unité. De projet idéologique, idéaliste et pacifique, concernant toute l’Europe historique, l’unité européenne devint une forme de résistance à la domination soviétique.

     

    Réunion de l'OECE, Paris, 20 octobre 1952

    Réunion de l’OECE, avec Robert Schuman, représentant la France, Paris, 20 octobre 1952. © Roger-Viollet

     

    Les Américains avaient conditionné leur aide à l’unité européenne occidentale. Une Organisation européenne de coopération économique (OECE) fut créée pour répartir l’aide. Contre l’avis des États-Unis, la France, le Benelux et l’Italie, la Grande-Bretagne, la Suisse et les pays scandinaves imposèrent la coopération plus que l’intégration, mais l’Allemagne fit partie de l’organisation. L’OECE facilita la libération des échanges intereuropéens sans créer d’union douanière et encouragea aussi le retour à la convertibilité des monnaies grâce à l’Union européenne des paiements (UEP). Le plan Marshall a intimement lié le destin de l’Allemagne à l’Europe démocratique. La France était donc invitée à changer de politique et de regard sur les relations franco-allemandes. À l’Est, le bloc soviétique se solidifia dans une organisation économique originale, le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM), créé le 25 janvier 1949 . il fut une structure d’échanges d’informations économiques et techniques. À la différence des expériences de construction européenne occidentales, celle de l’Est pérennisait la domination soviétique dans un partenariat inégal. Cette "autre Europe" n’était pas l’expression de la conscience européenne des populations locales. En Europe occidentale, les idéaux démocratiques, partagés avec la puissance dominante étrangère, pouvaient être contestés. En Europe orientale, par contre, aucun espace de contestation du modèle soviétique n’était inscrit dans le contrat d’union.

    C’est pourquoi la déclaration Schuman du 9 mai 1950 détonna et étonna. Elle manifesta un changement radical de la politique française à l’égard de l’Allemagne et elle proposa des partages de souveraineté dans le domaine de deux industries clefs à l’époque, le charbon et l’acier. Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer firent un pas sans ambiguïté en direction de la paix en Europe avec le projet de Haute autorité du charbon et de l’acier, une instance fédérale. Il n’est pas facile de décider ce que ce succès doit aux idées puissantes et novatrices du texte ou au contexte et aux aspirations inabouties d’unité fédérale européenne. Si les Américains ne furent pas à l’origine du texte, ils firent cependant beaucoup pour le succès du traité de Paris d’avril 1951.

     

    Ratification du traité de Paris instituant la CECA, avril 1951

    Ratification du traité de Paris (CECA), avril 1951. © Akg-images

     

    Ainsi se réalisait une première forme d’unité que la coopération et la diplomatie des États n’avaient pas su imaginer. Elle justifia d’autres efforts d’unité, à commencer par la CED, qui se solda par un échec en 1954, puis les traités de Rome du 25 mars 1957 (Euratom et Marché commun). L’unité européenne ne s’est pas imposée par la force de son message idéal. La déclaration Schuman a réussi parce qu’elle a paru mieux adaptée que l’action classique des États souverains à la situation de guerre froide, aux aspirations au bien-être matériel des populations, à l’état de la France et de l’Allemagne pour résoudre des désordres matériels et moraux séculaires.

     

    Traité de Rome, 25 mars 1957

    Signature du traité de Rome, 25 mars 1957. © TopFoto/Roger-Viollet

    Auteur

    Gérard Bossuat - Professeur émérite, Université de Cergy-Pontoise - Histoire de l'unité européenne - chaire Jean Monnet ad personam

    En savoir plus

    Bibliographie :

    La France et la construction européenne : de 1919 à nos jours, Gérard Bossuat, coll. U, Armand Colin, 2012.

    Histoire de l’Union européenne : fondations, élargissements, avenir, Gérard Bossuat, Belin Sup, 2009.

     

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