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Uniformes : la voix de l’artiste

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Par Louis Delpérier – Historien

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Projets pour les nouveaux uniformes de l’armée française, Jean-Baptiste-Édouard Detaille, 1912. Paris, musée de l’Armée. © Paris - Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais/Thierry Ollivier

À partir de la fin du XIXe siècle, la modernisation de l’armement s’accompagne de réflexions sur l’évolution de l’uniforme des troupes, jugé trop voyant dans la perspective d’une guerre industrielle. En France, les artistes et notamment les peintres militaires, qui ont figé les représentations du combattant de 1870, sont partie prenante d’un débat largement relayé par la presse. "La question de l’uniforme est une question nationale comme celle du drapeau. Il n’appartient à nul, dans notre pays, de s’en désintéresser". Ces propos, qu’on lit en mars 1912 dans L’Illustration sous la plume d’Albéric Cahuet, traduisent la place centrale de l’institution militaire dans la France de la Belle Époque, mais aussi le regain du sentiment patriotique que provoquent des menaces de guerre plus précises depuis 1911. Quant à la question de l’uniforme, elle se pose avec acuité depuis 1899-1905.

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Au titre des enseignements de la guerre des Boers et de la guerre russo-japonaise figure la condamnation des tenues voyantes et peu pratiques héritées du XVIIIe siècle et des armées napoléoniennes. En arrière-plan, certains discernent l’avènement probable d’une "guerre de matériel" au détriment de la "guerre de chevalerie" à laquelle les mentalités adhèrent encore largement. Entre 1902 et 1909, toutes les grandes nations se décident à adopter des uniformes de teinte neutre. La France semble être la seule à s’en abstenir. Qui sont au juste les responsables de cette "exception française" et en quoi le monde artistique s’y trouve-t-il associé ?

Une question largement débattue

La fixation des uniformes reste l’affaire du Ministre de la guerre et de son administration. Président de la commission de l’habillement et du campement, le général Hecquet avait suivi toutes les réformes intervenues de 1845 à sa mort en 1872, et la silhouette du soldat français lui devait beaucoup. Ce n’est que de manière ponctuelle et anecdotique qu’on sollicite l’avis de peintres reconnus. "Napoléon Ier avait souvent recours au peintre David pour dessiner les tenues de ses troupes", avance Georges Scott en 1912, de manière très excessive. Eugène Lami avait été consulté lors de la grande réforme de 1845, durant le ministère du maréchal Soult.

Sous la Troisième République, les goûts dominants et le souvenir de l’humiliation de 1870-71 assurent le succès des peintres spécialisés dans les sujets militaires. Ernest Meissonier (1815-1891), Alphonse de Neuville (1835-1885) mais surtout Édouard Detaille, né en 1848, qui préside la Société des artistes français et contribue à la fondation du Musée de l’Armée, en sont les chefs de file. En 1881, Detaille et Meissonier collaborent de manière fugace à un projet de tenue pour la cavalerie légère. Les "peintres militaires" connaissent un déclin au tournant du siècle, alors que faiblit l’unanimité à propos de l’armée, de l’idée de "Revanche" ou de la peinture de style académique. Évoqué plus haut, un regain de patriotisme inverse pourtant cette tendance à partir de 1911, au moment où le ministère fait appel aux artistes pour débloquer une réforme des uniformes en difficulté.

Des essais sans lendemain

Deux tentatives avaient été conduites de 1902 à 1906 sous les ministères André et Berteaux pour substituer aux couleurs voyantes – notamment au fameux pantalon garance - une tenue de teinte neutre. Expérimentées à une petite échelle et sans grande conviction, les tenues "boer" et "beige-bleu" seront rejetées sous la pression de l’opinion façonnée par la presse. Tout l’intérêt se porte ensuite sur la question de l’allégement du fantassin, alors que les autres pays adoptent une tenue en drap kaki ou gris-vert. Ce sont les manoeuvres allemandes de 1910 où les troupes sont vêtues de feldgrau qui relancent la recherche d’un uniforme de teinte neutre. Aux manoeuvres françaises de Picardie, les aviateurs ne signalent-ils pas qu’ils distinguent le rouge du képi et du pantalon même dans les bois ? L’étude est confiée par les ministres Brun et Berteaux à une "commission de transformation des uniformes" présidée par le général Dubail. Pas moins de 2 500 hommes participent aux manœuvres de 1911 vêtus d’un drap "réséda" de nuance gris-vert.

Un enjeu patriotique

La tenue est, sans surprise, critiquée pour sa laideur et sa ressemblance avec l’uniforme allemand laissant craindre des méprises au combat. Le ministre Messimy subit le rejet dont les précédents essais avaient été victimes : "j’avais compté sans les journaux et surtout sans les commissions de la Chambre; les uns et les autres furent d’accord pour réclamer patriotiquement le maintien du pantalon rouge. Je décidai donc qu’on devait rechercher dans les teintes neutres une couleur plus plaisante que le vert réséda, et une tenue plus seyante que celle utilisée aux manoeuvres".

Même si demeure la référence à une "teinte neutre", c’est dire qu’un souci esthétique l’emporte sur l’exigence d’invisibilité. Le ministre se tourne, début novembre, vers l’expertise des deux peintres Édouard Detaille et Georges Scott, le second ayant été l’élève du premier. Detaille, guidé par "le respect des vieilles traditions nationales", présente au ministre une tenue de campagne comprenant le képi et le pantalon garance, un casque métallique dit "bourguignotte" que son auteur considère comme "le vieux casque français par excellence", et une capote en drap gris-bleu. Georges Scott se borne à rendre encore plus décoratives les tenues de la cavalerie qui le sont déjà.

Le tournant de la Première Guerre mondiale

Ces projets d’inspiration passéiste sont plutôt bien accueillis mais le ministre Millerand, quelques semaines avant la mort d’Édouard Detaille (24 décembre 1912), n’en retient que la teinte gris-bleu à laquelle se rallie la commission Dubail. Celle-ci prône désormais un changement radical, ainsi que les chefs de l’armée. Messimy, revenu aux affaires en juin 1914, obtient des parlementaires un vote prévoyant la "substitution aux draps actuels d’un drap de couleur neutre" (14 juillet). Le 2 août, l’armée française entrait en campagne avant toute application de la réforme. Le drap "bleu horizon" retenu le 17 août sera diffusé dans un contexte de pénurie de matières premières. La Belle Époque était bel et bien terminée. En juillet 1915, un combattant interpelle les lecteurs de L’Illustration en ces termes : "Si vos yeux se souviennent des uniformes chatoyants (…), si vous vous souvenez des tableaux de Detaille (…), vous faites-vous bien une idée de la guerre d’aujourd’hui ?".

 

Louis Delpérier – Historien