Newsletter

Art ou artisanat ?

Aktie :

Fabrication de bagues dans les tranchées

Pendant la Première Guerre mondiale, de nombreux soldats transforment des matériaux liés au conflit en objets usuels, symboliques ou artistiques. Conçues entre les combats, pour tromper l’ennui ou calmer les angoisses, ces oeuvres atypiques racontent la guerre mais la transcendent aussi.

Corps 1

L’art des tranchées durant la Première Guerre mondiale fait débat. On sait qu’il est en filiation avec la tradition militaire d’artisanat-passe-temps ainsi qu’avec celle des trophées des guerres millénaires. Mais n’est-il que cela ? Replaçons-le dans son contexte.

De l’objet fonctionnel à l’oeuvre d’art

Fin XIXe-début XXe, alors que c’est l’effervescence dans la littérature et dans les arts, l’industrie du monde occidental développe sa métallurgie, accélérant particulièrement sa production de matériel d’artillerie. Début août 1914, éclate une guerre que chacun imagine brève. Mais le conflit s’enlise et devient "une bataille de matériel […] avec son déploiement de moyens titanesques", comme l’écrira Ernst Jünger. Cette "guerre de fer" ainsi que la nomme Pierre Drieu la Rochelle, met à la disposition de millions d’hommes venus de tous les continents des centaines de millions de douilles, obus éclatés, balles, cartouches et autres déchets issus de l’artillerie, ainsi que des débris de zeppelins.

Avec ces matériaux de guerre, les combattants, en majorité des manuels (paysans, ouvriers, artisans), fabriquent d’abord les objets utiles qui manquent dans les cagnas [NDLR : abris de tranchée]. Ce sont, par exemple, des briquets pour remplacer les allumettes inutilisables dans l’humidité des tranchées ou des coupe-papiers pour ouvrir lettres et journaux apportant les nouvelles. Au strict nécessaire s’ajoute le besoin de tisser un lien avec les familles et amis de l’arrière. On crée alors des oeuvres laissant libre cours à l’émotion, comme de petits avions ou de minuscules dînettes pour le Noël des enfants, des écritoires pour les adultes.

Parmi les hommes mobilisés, il y a aussi des bijoutiers et orfèvres. Entre les courts assauts, ils libèrent leur créativité en réalisant des bagues, bracelets ou pendentifs à partir de l’aluminium des fusées et du cuivre rouge des ceintures d’obus ramassées dans le no man’s land entre les tranchées. Dans les aires de repos et les ateliers de réparation, de véritables artistes dinandiers, sculpteurs et graveurs façonnent ces vases, cache-pots, pichets, lampes en laiton que l’on retrouvera pendant des décennies dans les maisons rurales et bourgeoises, comme autant de témoignages d’affection, de mémoire.

 

Vases Apollon

Vases Apollon, collection Stephen Lamb. © Nicole Durand

 

La force du symbole

À la dimension pratique et à la forme s’ajoute la représentation symbolique où s’exprime l’émotion : exaltation patriotique, appartenance à un groupe (esprit de corps), espérance, besoin de protection et, de façon plus intime, sentiment amical ou familial, voire même désir érotique. Très souvent, la mémoire d’une bataille est célébrée. Le "j’y étais" se traduit selon l’origine du soldat artiste par une réalisation unique ou récurrente. L’interprétation symbolique est multiple, elle est immédiate comme le trèfle, la branche de laurier ou témoigne d’une véritable culture artistique, notamment grecque quand elle représente le dieu Pan ou Apollon.

Tous ces objets sont harmonieusement découpés, ciselés, gravés, repoussés, plissés, torsadés, rétreints par fluage dans le style "Art nouveau", tout en arabesques, ou le style "Art déco" naissant, aux lignes plus épurées. Sans oublier que, sur le front oriental, des œuvres magnifiquement damasquinées illustrent une autre forme d’art.

En transmutant ces objets de mort en objets de vie, combattants artistes et orfèvres des tranchées ajoutent à la nature, ce qui est la fonction de l’art. Qu’ils aient pratiqué un art naïf, brut, populaire ou inspiré de mouvements artistiques, les hommes du front n’ont-ils pas, par leur intelligence émotionnelle, donné à des matériaux ordinaires cette étincelle de génie que seuls les véritables artistes savent insuffler aux choses les plus anodines ? Il en fallait pour que, un siècle plus tard, ces "oeuvres nous saisissent encore et sans permission" comme l’écrivait déjà le philosophe Alain.

 

Fabrication de bagues dans les tranchées

Fabrication de bagues dans les tranchées : un poilu est en train de scier, un autre grave, 1915. © Agence Meurisse

 

"L’impérieuse nécessité de créer"

Écrivains, poètes, peintres, au coude à coude dans les tranchées avec les artistes anonymes, ne s’y sont pas trompés. Jean Cocteau, Henry de Montherlant, Henri Barbusse ou Blaise Cendrars reconnaissent comme leurs pairs ces poilus dont les oeuvres témoignent de l’impérieuse nécessité de créer pour s’abstraire du chaos du front autant que pour laisser une trace. Aux compagnons plus habiles qui font du troc ou exercent un petit commerce avec les collectionneurs de l’arrière, ils commandent des bagues, des bracelets. Entre deux poèmes à Lou ou à Madeleine, Guillaume Apollinaire lui-même crée pour elles des bijoux. Fernand Léger, "ébloui par une culasse de 75 ouverte en plein soleil (qui lui fera) oublier l’art abstrait de 1912-1913", repousse des douilles, tout comme Jean Emile Laboureur, tandis que André Mare modèle des masques. Cet art du front suscite un tel engouement à l’arrière que, en 1915, l’hebdomadaire Le Pays de France organise, dans les salles du Jeu de Paume des Tuileries, la première exposition d’oeuvres des tranchées intitulée L’Art à la Guerre.

Des objets convoités

Le centenaire de la Première Guerre mondiale a donné lieu à un regain d’expositions mais l’art des tranchées survit principalement aujourd’hui grâce aux collectionneurs et experts qui, inlassablement, retracent et répertorient des œuvres souvent modestes, manquant parfois de virtuosité technique mais toujours émouvantes. Et ce que nous disent encore les poilus est tellement fort que "À travers ces oeuvres […] c’est l’art lui-même qui retrouve sa puissance de subversion" comme le remarque l’écrivain-essayiste Jean-Claude Guillebaud. Certains doutent de la valeur artistique de ces oeuvres mêlant artisanat et art. Mais alors que l’art s’est affranchi du carcan de l’esthétique et que des mouvements comme Arts and Crafts ou le Bauhaus ont pourfendu la distinction entre artiste et artisan, pourquoi ce patrimoine, mémoire d’une période historique dont il témoigne, n’aurait-il pas sa place dans l’histoire de l’art ?

 

Nicole Durand - Auteur de De l’horreur à l’art dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, Le Seuil, 2006