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Le gymnaste, soldat de demain : les sociétés de préparation militaire de la Belle Époque

Sous-titre
Lionel Pabion, Docteur en histoire, maître de conférences à l’Université de Rennes 2

Pyramide humaine à un festival de gymnastique française dans la région de la Seine, 1899. ©Archives Charmet / Bridgeman Images

Dès la fin du XIXe siècle, de nombreuses associations promeuvent le développement de l’éducation physique en la liant à l’instruction militaire. Historien du sport, Lionel Pabion révèle l’ampleur de ce mouvement associatif, revient sur son objectif patriotique mais aussi civique et socialisateur.

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Au XIXe siècle, le fait guerrier change d’échelle, avec l’apparition des armées de masse à partir de la Révolution et des guerres napoléoniennes. Les systèmes de conscription se développent alors en Europe, notamment en Prusse et en France. La guerre de 1870 vient consacrer l’efficacité de ce système. Le tournant du XXe siècle est donc marqué par la croissance des effectifs militaires, ce qui aboutit au gigantisme de la Première Guerre mondiale, durant laquelle plus de 70 millions d’hommes portent l’uniforme. La conscription devient ainsi un élément central de la vie sociale en France dès le dernier tiers du XIXe siècle. D’abord amoindri par un système de tirage au sort de « bons » et de « mauvais » numéros en 1872, le service militaire devient de plus en plus universel avec la loi de 1889, mais surtout avec le texte de 1905 qui impose deux ans de service pour tous, à de rares exceptions près. Passer sous les drapeaux devient alors un véritable rite de passage.

Néanmoins, ce système de conscription a un coût énorme, dans la mesure où il s’agit de retenir des centaines de milliers de jeunes hommes dans des casernes pendant plusieurs mois. De surcroît, cette armée de soldats-citoyens ne permet pas à la France de rivaliser numériquement avec la puissance démographique de l’Allemagne unifiée. Nombreux sont ceux qui imaginent des solutions à ce double problème. L’idée d’une armée de milice a par conséquent de nombreux partisans, à l’image de Jean Jaurès. C’est dans ce contexte qu’émergent les sociétés de gymnastique, de tir et de préparation militaire. L’idée est simple : il s’agit de former les jeunes hommes en amont de leur service, dans des associations civiles, grâce à l’éducation physique et à l’instruction militaire, dans le but d’accroître la puissance du pays. Elles sont aussi pensées comme des lieux d’éducation civique et morale. D’abord marginal dans les années 1860-1870, ce mouvement associatif reçoit progressivement le soutien de l’État, et devient massif dans les années 1900, dans le sillage de la loi de 1905.

Un mouvement de masse à la Belle Époque

Les premières sociétés de tir et de gymnastique émergent en France dans les années 1860. La défaite de 1870 donne une impulsion au mouvement. Il ne faut pas toutefois surestimer l’idée de « revanche », qui n’est pas en réalité un large mouvement d’opinion, encore moins une politique effective. Ce sont les républicains qui font véritablement émerger les sociétés de tir et de gymnastique dans les années 1880, notamment par la promotion scolaire de la gymnastique et des pratiques d’enseignement militaire. La loi George rend en principe obligatoire la gymnastique dès l’école primaire dès 1880, tandis que les bataillons scolaires doivent apprendre les rudiments militaires aux adolescents. En dehors du cadre scolaire, les sociétés de tir et de gymnastique reçoivent progressivement un cadre légal (instruction ministérielle de 1892) et les premières aides matérielles de l’État, essentiellement par la mise à disposition d’armes et de munitions. On compte, à la fin de ces années, 2 000 ou 3 000 sociétés de ce type.

Les deux faces de la médaille de l’Espérance du Vésinet, société de gymnastique et de tir.
©Collection Société d’Histoire du Vésinet

Le mouvement s’amplifie après 1905 et change d’échelle. La réduction à deux ans du service militaire rend plus nécessaire, dans l’esprit des parlementaires, cette pré-formation militaire dans un cadre civil. Des projets de lois émergent même pour rendre obligatoire, sans succès, cet entraînement des jeunes hommes. Une instruction ministérielle datée du 8 novembre 1908 institutionnalise pleinement la préparation militaire. Les associations peuvent demander le statut de « société agréée par le ministère de la Guerre », qui permet de recevoir aides et subventions. Un « brevet d’aptitude militaire » est créé, qui octroie certains avantages aux lauréats lors de leur service militaire (choix du corps, avancement plus rapide) en échange d’un entraînement préalable sanctionné par des épreuves physiques (marches, gymnastique, athlétisme) et théoriques. En parallèle, le gouvernement Clémenceau (1906-1909) relance massivement la pratique du tir scolaire. C’est un succès, puisqu’on peut estimer en 1914 entre 7 500 et 9 000 le nombre d’associations de tir, de gymnastique et de préparation militaire, encadrées par de puissantes fédérations, l’Union des sociétés de gymnastique de France (USGF) présidée par Charles Cazalet, l’Union des sociétés de tir de France (USTF) dirigée par Daniel Mérillon, l’Union des sociétés de préparation militaire de France présidée par Adolphe Chéron (USPMF), et la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France (FGSPF) du docteur Michaux, qui organisent chaque année d’impressionnants concours nationaux.

Concours régional de Seine-et-Oise de 1914, équipe championne.
© Fédération sportive et culturelle de France

Ce mouvement associatif ne disparaît pas avec la Première Guerre mondiale, contrairement à ce que l’on a longtemps pensé. Le conflit est bien sûr une rude épreuve pour les « préparatistes », puisque les associations sont décimées par la guerre. Mais l’idée de préparation militaire est plutôt dans l’air du temps, malgré l’essor du pacifisme et la démocratisation du sport. Le nombre de sociétés décline à la fin des années 1920, mais dans les années 1930, à la faveur d’une institutionnalisation de l’instruction physique et du contexte international menaçant, le mouvement connaît un regain. Plus de 3 500 associations pratiquent la préparation militaire à la vielle de la Seconde Guerre mondiale ­– de l’ordre d’une société sportive sur 10, et plus de 50 000 jeunes hommes se présentent aux épreuves du brevet militaire.

Entre pratiques conscriptives, sports et loisirs

La préparation militaire s’institutionnalise donc à la fin du XIXe siècle, en fixant une sorte de programme d’entraînement, qualifié par l’historien Pierre Arnaud de « pratiques conscriptives ». Les sociétés de tir sont les plus nombreuses avant 1914, faisant du tir un sport national. Elles sont scolaires ou post-scolaires, civiles sous la forme d’associations ou bien mixtes, avec la participation des réservistes et des territoriaux. L’organisation de concours annuels est un temps fort de la vie de ces associations. Sur le même modèle, les sociétés de gymnastique ne proposent pas seulement des exercices aux agrès, mais organisent aussi chaque année de grandes fêtes. Le concours national de l’USGF est un spectacle impressionnant, rassemblant plusieurs milliers de gymnastes, avec grand défilé et mouvements d’ensemble synchronisés. Enfin, les sociétés de préparation militaire à proprement parler naissent plus tard, dans les années 1900, en proposant un entraînement global mêlant tir, gymnastique et instruction, dans le but explicite de préparer le « brevet d’aptitude militaire ». Enfin, les patronages de la FGSPF reprennent le même programme, mais dans une perspective catholique, ce qui crée de fortes concurrences entre ces différents types de sociétés.

Concours national de gymnastique, à l'île Arrault. Vue du défilé de la « Balgentienne », société de tir et de gymnastique de Beaugency, 1912.
© Archives municipales d’Orléans, 2F1384

Néanmoins, ces associations ne sont pas que des lieux d’entraînement physique et militaire. Malgré leur objectif patriotique, les archives associatives suggèrent que des aspects terre à terre comme la gestion de la buvette ou l’organisation de festivités sont fondamentaux. Ce sont avant tout des lieux de sociabilités, organisés autour de rites communautaires, repas, concours, bals, qui rythment la vie collective. Les pratiques conscriptives ont certes un aspect disciplinaire : les gymnastes défilent en uniforme, avec fanfare et drapeaux, dans le but explicite de former de futurs soldats. Pourtant, les jeunes hommes qui s’y inscrivent peuvent y trouver un lieu de divertissement, dans lequel ils fréquentent des gens de leur âge. Dans les campagnes, ce souvent les premiers lieux qui proposent des loisirs dans un cadre associatif. Les instituteurs, et les curés, jouent ainsi un rôle essentiel dans la diffusion de nouvelles pratiques culturelles, centrées sur l’exercice physique.

Avec les années 1900, la gymnastique devient de moins en moins rigide, et s’ouvre aux sports. Le brevet créé en 1908 est essentiellement fondé sur des épreuves athlétiques : courses, sauts, lancers. Mais dans les années 1910, et plus encore dans l’entre-deux-guerres, on voit aussi se diffuser les « sports anglais », à l’image du football. Le rôle des patronages catholiques dans la diffusion de la pratique est bien connu. De l’autre côté, de nombreux clubs sportifs s’intègrent dans ce cadre militarisé. De nombreux clubs de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA), devenus pour certains des clubs professionnels aujourd’hui, demandent le statut de « société agréée » et ouvrent des sections de préparation militaire. L’hybridation entre sports et pratiques conscriptives est donc courante, à la Belle Époque mais également jusque dans les années 1930.

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Une éducation physique militarisée

Les pratiques conscriptives sont donc ambiguës, mêlant loisirs sportifs et éducation militaire effective. Il s’agit bien en effet d’apprendre à tirer au fusil Lebel, à marcher au pas (« l’école du soldat » fait partie à l’époque du programme canonique de la gymnastique), à faire de longues marches, à savoir lire une carte, et même à passer des épreuves supplémentaires d’équitation pour servir dans la cavalerie. Si la préparation militaire, avant 1914, reste numériquement marginale rapportée à l’ensemble d’une classe d’âge (environ 50 000 brevets sont distribués entre 1908 et 1914), elle n’en demeure pas moins un phénomène emblématique d’une culture civique et militaire largement diffusée, y compris en dehors des murs de la caserne. Le défilé annuel des gymnastes de l’USPMF dans le jardin des Tuileries devant les plus hautes autorités républicaines, en armes en en uniforme, peut paraître surprenant aujourd’hui, mais montre le lien étroit entre l’armée et la nation de l’époque. On retrouve ainsi, parmi ces gymnastes et ces tireurs, de nombreux jeunes hommes des classes 1900-1914 durement touchés par la Première Guerre mondiale, à l’image du premier mort de la guerre, l’instituteur Jules Peugeot, instituteur et membre de la société de tir de Montbéliard.

Pourtant, au départ, l’armée n’est pas unanimement favorable à cette idée. De nombreux officiers ont peur d’être dépossédés d’une partie du contrôle de l’instruction militaire par ces associations civiles ; d’autres critiques pointent l’inefficacité de cet entrainement, voire son côté contre-productif, à l’image des bataillons scolaires des années 1880, rapidement abandonnés. Les jeunes préparés arrivent au régiment trop sûrs d’eux, et toute l’instruction est à recommencer. Enfin, cet entraînement individuel est finalement peu utile dans les conditions des conflits modernes. Pourtant, c’est au sein du ministère de la Guerre, en particulier avec le sous-secrétariat d’Henry Chéron en 1906-1909, très favorable à la préparation militaire, que s’élabore pour la première fois ce qui ressemble à une politique sportive, avec administration et subventions, dans un but essentiellement militaire.

Il existe aussi un décalage entre les cadres associatifs et les jeunes préparés. Il s’agissait bien pour les promoteurs de ce mouvement de joindre « l’école et le régiment », en proposant l’institutionnalisation, sous la forme associative, d’une éducation civique et militaire de l’adolescence masculine. Les sociétés de gymnastique se présentent comme des écoles de morale, de civisme et de discipline. Les jeunes, au contraire, semblent plutôt motivés par la recherche des avantages accordés par le brevet, au grand désarroi des dirigeants qui critiquent ce calcul intéressé. La fonction de sociabilité de ces associations semble aussi un des facteurs d’attraction, ce qui expliquent que les adolescents se tournent massivement vers l’offre sportive dans l’entre-deux-guerres. Quant à la discipline, les règlements sévères masquent mal le côté turbulent de la jeunesse, dont on trouve particulièrement des traces lors des fêtes de gymnastique, qui donnent lieu à des voyages dans des villes parfois lointaines et qui ne se déroulent pas toujours dans un ordre parfait.

Après la Seconde Guerre mondiale, la préparation militaire perd beaucoup de son importance. D’abord parce que la puissance des armées ne repose plus exclusivement sur le nombre de soldats, mais aussi de plus en plus sur le matériel. D’autre part, le sport se démilitarise largement, et devient un phénomène massif à partir des années 1960. Enfin, le rapport entre la nation et l’armée est largement remodelé, jusqu’à la fin du service militaire à la fin des années 1990, rendant la préparation militaire préalable marginale, même si elle subsiste par exemple dans la marine. Il n’en demeure pas moins que les sociétés de préparation militaire ont joué un rôle culturel important en France, en formant un premier réseau associatif consacré aux activités physiques et sportives.


Par Lionel Pabion,
Docteur en histoire, maître de conférences à l’Université de Rennes 2