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L’armée américaine, du partenariat à la symbiose

Utilisation des avions de combat de l’US Air Force dans le cadre du tournage de "Top Gun" (1986). © Paramount Pictures/Don Simpson/Jerry Bruckheimer Films © ChristopheL

Les forces armées américaines ont perçu très tôt l’intérêt de soutenir la production de films de guerre et de combat, que ce soit pour susciter des vocations militaires et favoriser le recrutement, valoriser leur image, proposer un récit héroïque et fédérateur et projeter, enfin, l’image d’une nation puissante et bienveillante. Les bases de cette coopération entre les forces armées et l’industrie du cinéma sont jetées dès avant la Première Guerre mondiale.

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La sortie de Top Gun : Maverick attire une fois de plus l’attention sur l’implication des forces armées étatsuniennes dans la production cinématographique. Comme ce fut le cas pour son prédécesseur de 1986, Top Gun : Maverick a en effet bénéficié d’une coopération totale de la marine militaire américaine, la Navy, toujours aussi soucieuse de rappeler l’existence d’une force aéronavale distincte de l’US Air Force et de s’affirmer face à cette dernière en exhibant ses porte-avions, ses missiles de croisière et ses F-18 Super Hornet. Le récit du film est par ailleurs totalement aligné avec les objectifs du département de la Défense (susciter des vocations de pilotes).

Trois films, qui sont autant de "cas d’école", permettent d’illustrer la nature des relations qui se sont nouées, depuis près d’un siècle, entre l’institution militaire et les studios, tout en restituant la genèse de Top Gun :  Maverick. Wings, en 1927, jette ainsi les bases d’un sous-genre : le film de combat aérien ; Officier et Gentleman, en 1982, met en scène des élèves-pilotes de la Navy et illustre les arbitrages que doivent rendre les forces armées face aux projets de films qui leur sont soumis; Top Gun, en 1986, constitue enfin un cas d’école d’une coopération particulièrement profitable pour ses producteurs et pour les forces armées.

Mutuelle exploitation ou relation asymétrique ?

Dès le début du XXe siècle, les forces armées acceptent de mettre à la disposition des producteurs, personnels, installations, avions et navires, tout en ne facturant qu’une petite partie de leurs coûts réels. Elles peuvent ainsi déployer des milliers de figurants, prêter des matériels souvent hors de prix ou inexistants dans le secteur civil. En contrepartie, elles interviennent dans l’ensemble du cycle de production du film : de l’écriture à la promotion.

Le département de la Défense (DoD) et chacune des armes (Air Force, Navy, armée de terre, Marines, Coast Guard) disposent ainsi de bureaux permanents à Hollywood et d’officiers de liaison qui examinent les scenarios, rédigent des "mémos" et peuvent suggérer, voire imposer, rajouts et modifications.

Le Bureau de liaison avec les industries du divertissement (Department of Defense Entertainment Media Office) du DoD distingue trois niveaux de coopération : Full cooperation (les forces armées fournissent le personnel, l’équipement, les lieux et une assistance technique) ; Limited cooperation (les forces armées autorisent le tournage dans leurs installations et offrent une assistance technique) ; Courtesy cooperation (les forces armées apportent une assistance technique et fournissent des images). Entre 1911 et 2017, 814 films auraient ainsi bénéficié du soutien du DoD, auxquels il convient d’ajouter 1 133 séries et programmes de télévision.

Pour bénéficier d’une assistance, le film, la série ou le programme de télévision doit "présenter une description raisonnablement réaliste des forces armées et du DoD, des personnels militaires ou civils, des événements, des missions, des actifs et des politiques". Il doit être "informatif et susceptible de contribuer à la compréhension par le public des forces armées et du DoD", ou "bénéficier aux programmes de recrutement et de rétention des forces armées".

L’historien Lawrence Suid a mis en lumière, en 1978, l’intensité des coopérations nouées, depuis la Première Guerre mondiale, entre les studios hollywoodiens et l’institution militaire. Bénéficiant d’un accès privilégié aux "mémos" que s’échangent les scénaristes, les producteurs et les officiers de liaison chargés de lire les scripts et de donner un feu vert, orange ou rouge, pour une éventuelle coopération, il a pu pointer la nature symbiotique d’une relation dans laquelle producteurs et militaires trouvent chacun leur compte : des économies pour accéder à des équipements ou à des installations coûteuses pour les uns, une capacité à donner d’eux-mêmes une image positive, pour les autres. Bref, une relation d’échange, qu’il qualifie de "mutuelle exploitation".

Dans une perspective plus critique, David Robb, qui a étudié près d’une centaine de films en comparant le scénario original, le scénario annoté et le scénario final, alerte en 2004, dans Operation Hollywood, sur l’ampleur des modifications exigées par les officiers de liaison, avant le tournage et parfois même après le montage. Il montre, documents à l’appui, des exigences allant parfois bien au-delà du souci affiché d’authenticité (elles peuvent être morales ou politico-idéologiques), leur caractère fluctuant, arbitraire, voire brutal quand les officiers de liaison décident de supprimer, après montage, une scène entière. Il met notamment en lumière l’effet de levier dont disposent les forces armées pour imposer leurs vues et y voit une atteinte à la liberté d’expression.

 

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Clara Bow et Charles Roger dans Wings. © Collection ChristopheL – Paramount Famous Lasky Corporation

 

Wings, 1927

L’histoire des États-Unis est presque synchrone de celle du cinéma. Comme l’observe Jean-Michel Frodon, "par manque de tradition ancienne dans les autres arts, c’est le cinéma qui assumera l’essentiel de la constitution de l’image de la nation américaine, pour elle-même et pour le reste de la planète". On date ainsi de 1898 le premier film de guerre : un film de quelques minutes, intitulé Tearing Down the Spanish Flag.

L’US Army, qui a noué très tôt des contacts avec l’industrie du cinéma, va permettre aux cinéastes américains de révolutionner, dès 1916, la manière de filmer la guerre en mettant à leur disposition des moyens considérables pour reconstituer les batailles. Mises en scène spectaculaires avec effets saisissants, abondance de figurants et de moyens matériels : Hollywood profite pleinement de cette coopération.

Le corps des Marines, inquiet sur sa pérennité en tant que service séparé, tira lui aussi très vite profit de cette collaboration avec le cinéma, avec des films comme Star Spangled banner (1917) et The Unbeliever (1918). À une époque où elle croissait en taille et se dotait d’une flotte moderne, la Navy a également dû se pencher dès 1913 sur la question de savoir comment elle souhaitait que le cinéma représente ses navires, ses hommes et ses activités. Elle comprit vite que les films pouvaient attirer des jeunes hommes, dont la plupart n’avaient jamais vu un océan ou un navire de guerre. Avec la multiplication des demandes de tournage dans les bases navales et à bord des navires, pour toutes sortes de fictions, y compris des comédies, la Navy a rapidement compris qu’elle pouvait exercer un fort niveau de contrôle sur les scénarios.

Quant au combat aérien, ce n’est pas de l’Air Corps (encore rattaché à l’armée de terre) mais d’Hollywood que vient l’idée de lui consacrer un film. C’est ainsi que Wings voit le jour, en 1927. Pour le scénariste Monk Saunders (ancien pilote de combat) et le producteur Jesse Lasky, il allait de soi qu’il reviendrait au département de la Guerre de fournir hommes et matériels. "Supposons que nous présentions un très beau film de guerre, un film d’importance historique, d’intérêt national, d’intérêt militaire. Pourquoi le ministère de la Guerre ne nous accompagnerait-il pas, main dans la main avec nous ?". Sous la direction de William A. Wellman (lui-même ancien pilote de combat), 300 pilotes et 3 500 fantassins furent mis à disposition par le War Department. Wings remporta en 1929 le premier Oscar du meilleur film et l’Oscar des meilleurs effets techniques. Les scènes de combat aérien de Wings ont inspiré plusieurs générations de films d’aviation, et notamment Top Gun.

 

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Officier et gentleman, Taylor Hackford, 1982. © Collection ChristopheL

 

An officer and gentleman, 1982

Tout au long des années 70 et 80, Hollywood continue de célébrer, avec le concours du Pentagone, les batailles, les généraux et les combattants de la Seconde Guerre mondiale (Midway, Un pont trop loin, MacArthur, Nimitz, Retour vers l’enfer…). Sur fond de présidence Reagan, une partie de la production commerciale (la série des Rambo et celle des Missing in Action) s’attache par ailleurs à surmonter le "syndrome vietnamien".

Confrontés au succès de films comme Platoon ou Apocalypse Now, les officiers de liaison de l’armée de terre ou du corps des Marines abaissent leur niveau d’exigences quant à la description positive que le film doit donner des hommes, de leurs actions et de leurs comportements. Ils se font moins pointilleux, quand ils examinent les scénarios, sur le respect des règles ou encore la verdeur des dialogues. Ils y voient même un gage d’honnêteté et d’authenticité.

La Navy a plus de mal à admettre que les films post-guerre du Vietnam ne peuvent plus renvoyer l’image traditionnelle et aseptisée de l’institution. C’est ainsi que ses officiers de liaison refusèrent en 1980 toute assistance à ce qui deviendra An officer and gentleman. Dans ce film, Zachary "Zack" Mayo (incarné par Richard Gere) entre à l’école d’officiers afin de devenir pilote à l’aéronavale. "Une fois de plus, commente Lawrence Suid, la Marine démontra sa difficulté à fournir une assistance à une histoire qui se concentrait sur des personnes "imparfaites", qui buvaient ou ne se conformaient tout simplement pas à l’image de la Marine". Le film rencontra néanmoins un large succès en 1982 (3e au box-office) et remporta un Oscar.

Top Gun, 1986

Moins de deux ans après le fiasco d’Officier et gentleman, la Navy accueillit avec enthousiasme le projet Top Gun et ses ingrédients : une école renommée qui forme les meilleurs pilotes de chasse, un héros positif (indiscipliné, rebelle, il se métamorphose et prend sa place dans le collectif), un ennemi non identifié, les prouesses des jets F-14 Tomcat de 37 millions de dollars, les porte-avions… La Navy demanda juste quelques modifications (comme la mort de Goose dans un accident de siège éjectable plutôt que dans la collision en vol initialement prévue).

Top Gun sera le film le plus rentable de l’année 1986 aux États-Unis. Il présentait la Marine sous un jour si favorable qu’elle en a profité pour installer des stands d’information et de recrutement devant certains cinémas. Selon les estimations, les recrutements auraient bondi de 500 % cette année-là.

 

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Tom Cruise dans Top Gun (1986). © Collection ChristopheL, Paramount Pictures/Don Simpson/Jerry Bruckheimer Films

 

Top Gun : Maverick, 2022

Les producteurs Jerry Bruckheimer et Tom Simpson avaient hâte, au début des années 90, de donner une suite à Top Gun. Entre temps éclata cependant le scandale Tailhook (un viol collectif commis par une centaine de pilotes de l’US Air Force sur 80 femmes de la Navy lors d’une convention), à propos duquel un rapport du Pentagone observa que "de nombreux jeunes officiers avaient été influencés par l’image des aviateurs navals dépeinte dans le film Top Gun". Dès lors, la Navy refusa d’être associée à l’épisode 2, alors en pré-production. Il faudra attendre 2012 pour relancer le projet. La Navy s’y engagea cette fois sans réserve, mettant à la disposition des producteurs une série impressionnante de bases aériennes, d’installations, d’aéronefs (y compris un F-14) et de porte-avions, tous recensés dans un mémorandum de 84 pages, négocié en 2018, qui liste les engagements réciproques des producteurs et de la Marine. Ajoutons que le film a bénéficié du concours de Lockheed Martin qui a conçu, pour les besoins du récit, un avion furtif hypersonique baptisé Darkstar, un modèle fictif mais inspiré du SR-72.

Alors que les règles affichées par le DoD prévoient que ne peuvent bénéficier d’une assistance que les films "informatifs et susceptibles de contribuer à la compréhension par le public des forces armées et du DoD", Top Gun fait exactement le contraire. "Tactiquement parlant, Top Gun : Maverick est totalement inepte", comme l’observe Fred Kaplan, dans Slate. […] Et surtout, stratégiquement : "si un président ordonnait une attaque contre une usine d’enrichissement d’uranium d’un pays étranger, le Pentagone planifierait une opération conjointe et tous les départements voudraient y prendre part. On ne demanderait jamais à un seul porte-avions d’exécuter toute la mission et tout plan d’attaque censé impliquerait en premier lieu l’US Air Force, avec ses bombardiers volant à haute altitude, et l’US Cyber Command. On pourrait demander à un vaisseau de la Navy de tirer quelques missiles de croisière pour dégager la voie, mais cela serait sans doute à peu près tout".

En un sens, Top Gun : Maverick marque une nouvelle étape de la symbiose Hollywood-Pentagone autant qu’il est un nouvel épisode de la rivalité interarmes que se livrent, par Hollywood interposé, les diverses composantes de la défense américaine.

 

Maurice Ronai - Ancien élève de l’IDHEC, ex-membre du groupe "Sociologie de La Défense" à l’EHESS et auteur du documentaire Opération Hollywood (ARTE, 2004)