Les combattantes kurdes

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Une femme du PKK sécurise une zone située sur les contreforts des montagnes Qandil, près de la frontière entre l'Irak et l'Iran, 30 septembre 2006. © Safin HAMID/AFP

Depuis les années 1980, nombreuses sont les Kurdes à avoir pris les armes pour défendre les aspirations de leur peuple à un État. Derrière le combat de ces insurgées se joue également, en filigrane, une lutte pour l’émancipation des femmes.

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Au cours de la guerre civile syrienne et de l’insurrection de l’État Islamique (EI ou Daesh), la participation de femmes kurdes aux combats a été particulièrement médiatisée. La visite à l’Élysée en 2015 d’Asiya Abdellah, co-présidente du Parti de l’union démocratique (PYD) dirigeant le Kurdistan syrien (Rojava), et de Nassrin Abdalla, commandante des Unités de protection des femmes (YPJ), la branche armée féminine du Parti, a notamment ancré ce symbole auprès du grand public en Occident. Ces combattantes ont représenté une tentative louable de progrès social et d’émancipation des femmes face à un EI rigoriste. Pour autant, le contexte politique et social qui a permis aux femmes kurdes de participer à l’effort de guerre reste méconnu du grand public.

Les Kurdes sont une diaspora, répartie entre la Turquie, la Syrie, l’Irak, et l’Iran, divisée en différentes factions politiques et entre des communautés rurales et urbaines. Chaque communauté entretient un rapport particulier à la question de l’égalité des genres. Cet article étudiera particulièrement les raisons historiques de l’intégration des femmes au sein des forces armées d’organisations comme le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en Turquie, et le PYD, en Syrie, ainsi que les conséquences de cet engagement sur la perception des rapports de genre au sein de ces sociétés.

La doctrine apoiste

Les organisations politiques kurdes en Syrie et en Turquie appartiennent majoritairement au courant dit "apoiste". Leur doctrine est celle d’Abdullah Öcalan, surnommé Apo, le fondateur du PKK en Turquie et le théoricien du confédéralisme démocratique appliqué au Rojava par le PYD. Une composante fondamentale de sa doctrine est la "jinéologie" ou "science de la libération des femmes" en kurde. Ce courant pose que le genre féminin n’est pas une forme inférieure du genre masculin et que les femmes n’ont pas à être cantonnées à la sphère privée (sphère identifiée par les sociologues comme l’espace des tâches de reproduction sociale : l’entretien du domicile, l’éducation des jeunes enfants, par exemple) mais peuvent participer à la sphère publique (la vie politique et sociale d’une communauté). Les organisations politiques apoistes mettent en pratique cette idéologie en formant leurs membres féminins à devenir des "femmes libres", participant pleinement au fonctionnement de la société en occupant des responsabilités politiques ou des fonctions militaires, incluant le rang d’officier.

Les femmes du PKK et du PYD

Le PKK a ainsi accueilli des femmes au sein de ses forces armées dès les années 1980. Selon la journaliste Aliza Marcus, spécialiste de cette organisation, ces dernières représentaient dans les années 1990 environ un tiers des effectifs du groupe. En Syrie, seulement deux ans après la formation de sa branche armée, le PYD a institué un corps de combattantes, les YPJ, qui a incorporé plusieurs milliers de femmes. Les femmes soldats du PKK et du PYD doivent être des militantes extrêmement disciplinées et entièrement dévouées à la cause kurde. Elles étudient intensément les théories d’Öcalan, la camaraderie entre elles est fortement encouragée, tandis que les relations amoureuses ou sexuelles avec des hommes sont interdites. Certains chercheurs considèrent la rigueur de ces règles comme une simple discipline militaire, tandis que d’autres y voient un compromis avec le reste de la société kurde qui accepte de confier ses filles au PKK et au PYD à condition que leur "honneur" soit garanti.

 

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Une femme du PKK sécurise une zone située sur les contreforts des montagnes Qandil, près de la frontière entre l'Irak et l'Iran, 30 septembre 2006. © Safin HAMID/AFP

 

Bien que ces organisations aient développé une idéologie favorable à l’intégration des femmes combattantes, il ne faut pas oublier les nécessités contextuelles de ce choix. Pour les organisations kurdes, au Rojava par exemple, il s’agit de trouver des recrues pour continuer une guerre qui a commencé il y a de cela douze ans, en faisant de nombreuses victimes parmi les combattants. Il s’agit aussi de rééquilibrer le rapport de force face à des ennemis plus nombreux tels que l’armée turque qui, depuis 2016, a mobilisé plus de dix mille soldats à chaque intervention en Syrie. Pour les combattantes elles-mêmes, il s’agit de ne pas rester passives dans un combat déterminant pour leur place dans la société. Cela a particulièrement été le cas lors de l’ascension de Daesh.

En occupant des fonctions militaires, de nombreuses femmes ont fait leur entrée dans la sphère publique du Rojava, entraînant une évolution des mentalités concernant le rôle qu’elles peuvent occuper dans la société.

L'émancipation par le combat

Il faut d’abord noter que le PYD, idéologiquement apoiste, a pris de nombreuses mesures en faveur de l’égalité des genres dès son arrivée au pouvoir, comme la co-présidence par un homme et une femme de toutes les instances de décisions politiques.

Il est cependant probable que la vision égalitaire du PYD se propage à travers l’ensemble de la population du Rojava grâce à l’engagement des femmes combattantes. Nombre d’enquêtes sociologiques et de reportages de journalistes rapportent une acceptation grandissante dans les familles des femmes soldats de leur engagement, pourtant contraire aux traditions qui cantonnent la femme à la sphère privée du domicile. Les rescapés de zones de conflits, particulièrement au sein de la communauté Yazidi qui a été libérée de Daesh par les YPJ, témoignent eux aussi d’un changement de perspectives sur les capacités des femmes et les considèrent désormais comme des membres capables d’agir pour l’intérêt de la société.

Il est encore trop tôt pour mesurer les effets durables de l’intégration des femmes kurdes dans la sphère publique par le biais de l’engagement militaire. Toutefois, l’expérience actuelle d’une armée mixte et, plus généralement, d’une structure politique mixte, semble faire reculer les préjugés profondément ancrés d’une division genrée de la société excluant les femmes de la vie publique.

 

Kilian Cochet -  Jeune IHEDN, Étudiant en relations internationales