Les sous-marins, dernier bastion ?

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Une enseigne de vaisseau de l'équipage rouge du sous-marin nucléaire lanceur d'engins "Le Vigilant", presqu'île de Crozon, 15 mars 2018. © Jonathan Bellenand/Marine Nationale/Défense

Première femme nommée au poste d’offcier commandant adjoint navire sur un sous-marin nucléaire lanceur d'engins, Marine Ollivier livre le récit de son expérience professionnelle hors du commun, dans un secteur qui était encore, il y a peu, exclusivement masculin.

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"La grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir des hommes : il n'est qu'un luxe véritable, et c'est celui des relations humaines."

A. de Saint-Exupéry, Terre des hommes

Oppenheimer, Roosevelt, "Fat man" Goldschmidt, … la dissuasion est d’abord une affaire d’hommes. La bombe a des pères ; ce sont des hommes qui la fabriquent, la mettent en œuvre ou la réglementent ; ce sont des hommes qui ont le pouvoir de l’utiliser – si on excepte Margaret Thatcher et Theresa May. De la même façon, les forces sous-marines sont historiquement un club masculin, des U-Boat au courageux Casabianca du commandant Lherminier, club qui n’a souffert aucune exception – contrairement à d’autres armes, comme l’aviation. Les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), à la croisée de ces deux mondes, font alors figure de bastion, et n’ont ouvert leurs portes aux femmes que depuis les années 2010 – aux États-Unis, puis en Grande-Bretagne, et enfin en France.

Se former au métier

Quand l’opportunité de rejoindre les forces sous-marines est offerte aux officiers féminins en 2014, je navigue depuis 2011 sur frégate de premier rang comme officier mécanicien. Je peux ainsi réaliser un rêve d’adolescente, forgé à la lecture du roman Le Jour ne se lève pas pour nous de Robert Merle : redécouvrir le ciel après 70 jours passés au cœur de la prouesse technologique et humaine qu’est un SNLE.

Durant plus de 2 ans et demi, je me forme comme officier atomicien apte à conduire une chaufferie nucléaire embarquée ; je dois également combler le manque d’expérience que j’ai, comparativement aux officiers sous-mariniers de ma génération. Pour tous, il s’agit d’une période aride d’apprentissages et de remise en question. Pour moi c’est davantage prégnant, car je quitte le monde connu des bâtiments de surface pour intégrer en cours de cursus celui des sous-marins – avec ses codes et ses habitudes.

Ma première patrouille opérationnelle, à bord du SNLE Le Terrible, en 2019, est l’aboutissement d’une longue intégration. Elle sanctionne une motivation endurante, des efforts persévérants et un niveau de compétences élevé qui sont nécessaires pour conduire une chaufferie nucléaire en toute sécurité. Ce processus, identique pour tous, garantit que j’ai atteint le niveau requis également pour mes camarades masculins ; passée par le même filtre qu’eux, je suis tout autant légitime. Et c’est ainsi que l’intégration des officiers féminins sur SNLE – et aujourd’hui, de femmes de tout grade sur les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de type Suffren et sur SNLE – s’opère de façon assez naturelle, moyennant des adaptations mineures du quotidien.

Depuis, les cinq patrouilles réalisées, sur Le Terrible puis sur Le Vigilant, m’ont permis de progresser sur l’ensemble des postes possibles pour un officier atomicien. J’ai été chef des différents services techniques du sous-marin (propulsion, chaufferie, sécurité-plongée), puis commandant adjoint navire, conseiller technique du commandant pour ce qui concerne les installations de l’ensemble du navire – conduite, dépannage, entretien, à la mer comme en arrêt technique ; j’ai l’honneur d’avoir été la première femme à occuper ce poste sur un SNLE.

 

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Une enseigne de vaisseau de l'équipage rouge du sous-marin nucléaire lanceur d'engins Le Vigilant, presqu'île de Crozon, 15 mars 2018.
© Jonathan Bellenand/Marine Nationale/Défense

 

Début de plongée

Lorsqu’il s’éloigne du quai, franchissant les passes, puis le goulet de la rade de Brest, afin d’aller se diluer dans l’océan, il faut se représenter l’exploit technologique qu’est ce sous-marin de près de 140 mètres de long, et qui n’est armé que de 110 marins – 110 hommes exclusivement jusqu’à récemment. Était-il pertinent d’introduire dans un système aussi complexe, mais fonctionnel, une nouvelle variable : des femmes ? L’équilibre global n’allait-il pas s’en trouver bouleversé, au détriment de la mission ?

Avant mon premier cycle, ma préoccupation principale était d’acquérir un niveau technique suffisant pour être crédible ; et il m’a fallu rattraper les années que mes camarades avaient déjà passées sur SNLE. Néanmoins, rapidement, la nécessité de m’intégrer dans ce milieu jusqu’ici non mixte, et dans le cadre d’une mission bien particulière, m’a poussé à l’introspection.

Ai-je adapté ma façon de commander à ce nouvel environnement ? Je ne crois pas. Le fait que je sois une femme entre-t-il dans l’équation quand il faut résoudre une avarie complexe, ou diriger une équipe de quart ou un service – même exclusivement masculin, même après 40 jours de mer ? Je ne pense pas. Ai-je une façon d’encadrer mes marins qui puisse être qualifiée de féminine, plus à l’écoute ou empathique ? Je ne sais pas ; je peux en revanche dire qu’elle fonctionne, comme tant d’autres.

Être à sa place

L’expérience m’a montré qu’en mission, rien n’est anodin, mais que rien n’est, pour autant, insurmontable. L’esprit d’équipage est une réalité que chaque marin a pu expérimenter ; mais il existe un lien particulier qui se tisse entre les sous-mariniers lors d’une patrouille de SNLE. Au-delà des moments de détente et de cohésion, je garde un souvenir particulièrement vivace des épreuves rencontrées en mer ; je reste émerveillée de l’élan de tout un équipage, de la fraternité, du soutien de chacun lorsqu’un problème survient, qu’il soit technique ou humain. Et je n’ai pas eu de difficultés à trouver ma place dans cette communauté des sous-mariniers de grande profondeur, pas davantage qu’en surface. Je me suis même sentie particulièrement à ma place à leurs côtés.

En tant que chef, je suis redevable à mes hommes de tout ce qu’ils m’ont appris, de l’énergie qu’ils ont déployée à me suivre, de ce qu’ils ont rendu possible – tant leur exemple m’a obligée. Comme celui de mes supérieurs, qui m’ont fait confiance et m’ont permis de me réaliser. À bord, le fait que je sois une femme a parfois été une curiosité, rarement une question, jamais un problème. Les compétences, l’expérience que l’on valorise, les qualités humaines, cela seul compte une fois que le panneau est fermé.

On ne revient pas tout à fait indemne de l’autre côté du dioptre. On y laisse une part de soi, des attitudes qui n’appartiennent qu’aux profondeurs, où l’on n’est jamais qu’invité, toléré. On y trouve aussi l’endurance, la débrouillardise, la résilience, la franche camaraderie, le soutien indéfectible, l’état d’esprit de ceux qui se vivent seuls au monde, seuls dans leur monde, enfermés dans leur boîte d’acier noir, perdus entre deux eaux. Ces eaux qui ne sont ni silencieuses, ni tranquilles, ces eaux qui sont pleines d’une existence si particulière, si riche, simple et complexe à la fois.

 

Marine Ollivier - Officier programme DDS, Adjoint plateforme à l’officier programme d’ensemble Barracuda