Bandes dessinées, la Résistance en images

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Par Xavier Aumage - Archiviste au musée de la Résistance nationale, commissaire de plusieurs expositions sur la BD et l’image du résistant

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Affiche de l’exposition Traits résistants. La Résistance dans la bande-dessinée de 1944 à nos jours, 2011. © Musée de la Résistance nationale nationale

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Résistance devient un thème prisé de la littérature. La bande dessinée, alors en plein essor, fixe une nouvelle représentation du combattant de l’ombre : celui du jeune maquisard, arme à la main, luttant contre l’occupant. Disposant aujourd’hui d’une vraie légitimité, le "9e art" constitue un moyen de transmettre la mémoire de la Résistance auprès d’un large public.

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Le contexte de la clandestinité a forgé l’image d’un combattant invisible. Les photographies des maquis prises durant la période insurrectionnelle font du jeune homme sortant de l’ombre avec sa mitraillette Sten le stéréotype du résistant et de la Résistance. Les périodiques pour la jeunesse de la Libération suivent cette tendance et rivalisent dans l’évocation de "ceux du maquis". Hormis La Bête est morte ! de Calvo, les visées historiques ou pédagogiques des parutions de l’immédiat après-guerre ne sont pas une priorité. Il s’agit surtout de distraire et de glorifier la Résistance pour unifier la société et réparer les blessures de l’Occupation. À l’exception des figures de la France libre, les vies de résistants morts tragiquement cristallisent l’attention des auteurs de BD. Dès 1947, l’évocation du sujet s’atténue, bientôt freinée par la loi du 16 juillet 1949 chargée de repérer, dans les publications pour la jeunesse, les récits abordant la violence sous un jour favorable.

 

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La bête est morte !, Calvo, 1945. © Gallimard

 

"Un regain d’intérêt pour la Résistance"

Le retour du général de Gaulle au pouvoir en 1958 et l’inauguration le 18 juin 1960 du Mémorial de la France combattante au Mont-Valérien amorcent un regain d’intérêt pour la Résistance dans la société. Des séries parues à la Libération sont rééditées. L’humour y est souvent convoqué pour mettre en avant le courage ou l’esprit d’ingéniosité jugé typiquement français. Les nouvelles productions relèvent de la commande et se placent dans la lignée des images d’Épinal, quand le milieu de la BD connaît, au contraire, ses premières transformations. Enseigné dans des écoles supérieures d’art, scruté par les chercheurs, le genre se diversifie et s’adresse désormais à un public plus large.

À partir des années 1970, historiens, cinéastes et journalistes se penchent avec ferveur sur la période de l’Occupation autour de débats souvent polémiques avec les acteurs des faits. Toutefois, la BD ne suit pas encore ces évolutions et les productions restent très classiques. Dans la décennie suivante, le développement des musées de la Résistance modifie la manière dont va désormais se transmettre la mémoire. Des albums commémoratifs au style hyperréaliste sont édités par des institutions et des musées, qui consacrent le succès de grandes fresques sur l’histoire de France en BD, avec notamment de nombreuses productions régionales (Bretagne, Gard, Isère…) scénarisées par des historiens locaux. Quelques rares auteurs commencent à aborder des sujets sensibles comme la trahison ou les dissensions au sein de la Résistance.

Avec l’inauguration, en 1990, du Centre national de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, un nouveau pas est franchi dans la reconnaissance et la valorisation du neuvième art. Tandis que le 50e anniversaire de la Libération renouvelle l’intérêt que l’on porte à l’Occupation, des colloques ouvrent de nouvelles pistes en matière d’analyse des images du Résistant. Marquées par le discours prononcé par Jacques Chirac en juillet 1995 au Vél’ d’Hiv, les années 2000 voient les auteurs de BD s’emparer du thème de la Résistance via la thématique du sauvetage des persécutés. Ils abordent l’action d’hommes et de femmes ordinaires, loin de l’héroïsme qui caractérisait les premiers albums de BD sur la Résistance. En 1997, Jean-Pierre Gibrat ouvre la voie avec Le Sursis, qui popularise la thématique de l’Occupation auprès d’un large public en retraçant l’histoire d’une communauté villageoise en 1943 observée par un réfractaire au Service du travail obligatoire.

Sous l’influence du cinéma, des documentaires et des jeux vidéo, une autre tendance se dessine, celle de l’évocation de la Résistance en milieu urbain, avec des atmosphères citadines plus proches de l’univers des nouveaux lecteurs. À partir de 2007, la série Il était une fois en France ancre son récit au coeur du Paris des années noires et n’hésite pas à aborder ses aspects les plus polémiques avec la figure du très controversé Joseph Joanovici.

Un rôle accru pour les musées

La BD a longtemps été un milieu exclusivement masculin autant par son lectorat que par ses producteurs. Avec le développement du manga, le public se féminise dans les années 2000 et de jeunes autrices bouleversent les codes de la BD. Pour la Résistance, Catel Muller ouvre le bal en 2009 en illustrant la vie de l’historienne de l’art Rose Valland. L’album comporte un dossier illustré d’archives inédites, issu de l’exposition éponyme que lui consacre le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD) de Lyon en 2010. Les musées de la Résistance deviennent en effet, dans cette période, acteurs des mutations.

 

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Affiche de l’exposition Traits résistants. La Résistance dans la bande-dessinée de 1944 à nos jours, 2011.
© Musée de la Résistance nationale

 

En 2011, l’exposition Traits résistants. La Résistance dans la BD de la Libération à nos jours, fruit du travail commun du CHRD et du Musée de la Résistance nationale (MRN), propose pour la première fois d’interroger la construction de l’image du Résistant au fil du temps. La Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, principal prêteur de l’exposition, met alors au service du projet l’expertise de son équipe scientifique. Des historiens, des archivistes, des bibliothécaires et des journalistes spécialisés reviennent sur la présence du thème dans la BD. Le fil conducteur de l’exposition réside dans la constitution d’un collectif de dessinateurs qui travaille sur neuf objets de la collection du MRN pour créer neuf histoires inédites sur des sujets oubliés ou non traités, comme les étrangers dans la Résistance, la place des femmes dans la lutte armée ou encore la Résistance continuée dans l’internement et la déportation.

Une ère nouvelle ouverte par la disparition des témoins

Les biographies de résistants représentent aujourd’hui la première forme de transmission de la mémoire de l’Occupation en BD. Cet engouement s’explique de différentes façons. La disparition des témoins a tout d’abord libéré la créativité d’auteurs, qui craignaient de trahir la mémoire des principaux acteurs des faits. Une nouvelle ère mémorielle s’est par ailleurs ouverte sous la présidence Sarkozy, mettant davantage l’accent sur les parcours individuels. Sous l’impulsion de conseillers sensibles à l’histoire de la Résistance, on assiste également à une modification des politiques de mémoire et particulièrement des mémoires "victimaires", accusées de fragmenter l’identité nationale. François Hollande confortera cette orientation, en mai 2015, en panthéonisant quatre résistants, dont deux femmes ayant survécu à la Déportation.

Dès lors, les auteurs de BD privilégient les biographies des oubliés de la grande Histoire, tissant des liens avec des problématiques contemporaines. À partir de 2013, sur une idée originale de l’historienne Emmanuelle Polack, les éditions Casterman lancent une série sur les femmes résistantes remarquables. En 2015, à l’heure des polémiques autour de la notion d’identité nationale, l’album Résistants oubliés rend hommage aux étrangers et aux coloniaux ayant rejoint les rangs de la Résistance. Kamel Mouellef, co-scénariste de cette BD, oeuvre pour la réhabilitation des combattants issus de l’immigration en intervenant dans des établissements scolaires. La série Les Compagnons de la Libération, dirigée depuis 2019 par l’historien Jean-Yves Le Naour chez Grand Angle, répond à un besoin de rattachement à des figures tutélaires, caractéristique de la période post-attentats du milieu des années 2010. Soutenue par l’Ordre de la Libération, qui souhaite inspirer les jeunes générations par la transmission de parcours exemplaires, cette collection a pris une autre dimension depuis la disparition du dernier Compagnon, Hubert Germain, inhumé le 11 novembre 2021 au Mont-Valérien.

 

La résistance du Sanglier

Extrait (p.34) de La résistance du Sanglier, Stéphane Levallois, 2008. © Futuropolis

 

La crise sanitaire, qui emporte les derniers témoins, accentue un sentiment de "fin d’époque", celle où l’intervention des résistants dans les musées et dans les classes était quasi quotidienne. Derniers réceptacles de cette mémoire, des petits-enfants de résistants utilisent la BD pour transmettre leur histoire familiale. La découverte d’une vieille photo est ainsi à l’origine de l’oeuvre poignante de Stéphane Levallois, La résistance du sanglier, tandis qu’une cérémonie de remise de la Légion d’honneur en 2015 est le point de départ de l’histoire de Tiburce Oger, Ma guerre de la Rochelle à Dachau. L’auteur dédie l’album à son grand-père, auquel il s’est associé pour transmettre sa "précieuse mémoire". En abordant la Résistance continuée dans la Déportation, sujet longtemps délaissé dans les BD, Robin Walter s’inspire également avec KZ Dora de l’histoire de son grand-père. L’oeuvre est conçue comme un véritable outil pédagogique et s’accompagne d’un cahier qui contient le journal écrit à la Libération par Pierre Walter, des témoignages et des dessins. L’auteur transmet cette mémoire à travers une exposition itinérante de KZ Dora et intervient auprès des scolaires.

Depuis une trentaine d’années, la reconfiguration des blocs géopolitiques et des idéologies redéfinit les codes de la figure du héros résistant. Les destins tragiques laissent désormais la place aux survivants qui se sont donné comme mission de témoigner pour leurs camarades disparus. Le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême 2022 consacre naturellement cet infléchissement. À 97 ans, Madeleine Riffaud et le scénariste Jean-David Morvan sont lauréats du prix René Goscinny pour Madeleine, Résistante, consécration d’une relation passionnée de 5 ans entre un auteur et une résistante. Tête de mule (prix international de la BD chrétienne) s’appuie sur les archives familiales de la cheftaine des guides de France, Alice Daul, pour évoquer l’action de jeunes guides de France alsaciennes engagées dans un réseau de passeurs. Aux antipodes du dessin réaliste, Les Vivants (prix Jeune scénariste) retrace l’histoire du réseau dit du « Musée de l’Homme », exclusivement à partir des matériaux laissés par les acteurs de l’époque : correspondance, journaux, procès-verbaux d’enquêtes, témoignages, etc.

 

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Extrait de Madeleine, Résistante. T1, "La Rose dégoupillée", Bertail/Morvan/Riffaud. © Éditions Dupuis

 

"Aider un secteur en difficulté"

Sans conteste, la BD historique est parvenue à gagner ses lettres de noblesse avec des récits bien documentés, des scénarios qui gagnent en qualité pour un lectorat toujours plus varié. Les collections spécialisées, les salons de BD se développent. Dans le même temps, le milieu de la BD traverse une crise sans précédent. On assiste à la paupérisation de la majorité des auteurs, parfois contraints de renoncer à leur profession. Cette crise s’aggrave depuis la guerre en Ukraine, avec l’augmentation du coût de l’énergie doublé d’une grave pénurie de papier et d’encre dans toute l’Europe. Plus que jamais, les éditeurs privilégient la mise en exergue des auteurs les plus renommés.

Les institutions culturelles sont une piste pour aider ce secteur en difficulté. La BD reste le cadeau idéal des parents et grands-parents lors d’une visite au musée. Le succès de la série Les enfants de la Résistance, sortie en 2015, réside dans le principe judicieux de l’identification, racontant la guerre à des enfants du point de vue de personnages de leur âge. L’évocation de cette série lors de visites accompagnées pour les scolaires déclenche systématiquement l’enthousiasme. Des expositions temporaires accompagnent désormais cette BD dans les sites culturels. Le lecteur adulte non expert recherche également une lecture qui passe par l’image. Pour tous, la BD permet d’éveiller l’intérêt pour cet objet complexe qu’est la Résistance.

Les éditeurs sont également rassurés quand leur production prend place au sein de la librairie d’un musée. Les sorties d’albums peuvent être associées à des commémorations, une date anniversaire et, quand le travail est de qualité, le titre devient une référence et bénéficie de rééditions. Les programmations culturelles ne manquent pas dans nos structures pour construire, avec les auteurs, des rencontres privilégiées à destination de tous les publics.

Si la BD est au coeur des recherches depuis maintenant près de 25 ans, c’est qu’elle est un outil formidable. L’étudier aide à comprendre les évolutions mémorielles tandis que l’utiliser permet de mettre des images sur des actions dont la trace n’a pas été gardée du fait de la clandestinité. Les parcours de Résistants collectés par les musées sont si riches qu’ils constituent une source intarissable d’inspiration. En renouvelant la manière de transmettre la Résistance, en ouvrant l’imaginaire du lecteur et en suscitant chez lui la curiosité, la BD peut à son tour donner envie d’entrouvrir la porte des musées et d’aller plus loin.

 

Xavier Aumage - Archiviste au musée de la Résistance nationale,
commissaire de plusieurs expositions sur la BD et l’image du résistant