Faire dialoguer art, histoire et mémoire

Sous-titre
Entretien avec Philippe Apeloig, graphiste, auteur

Partager :

Projection des images des plaques commémoratives sur les murs du Panthéon à l’occasion des Journées européennes du Patrimoine, septembre 2021. © Philippe Alepoig © ADAGP, Paris 2022

Graphiste et typographe, Philippe Apeloig a rassemblé dans un beau livre les photographies de l’ensemble des plaques commémoratives parisiennes de la Seconde Guerre mondiale. Ces images ont ensuite investi les murs et colonnes du Panthéon. Entre hommage et désir de transmission, l’artiste s’attache à créer, au travers de ses oeuvres, un dialogue fructueux entre l’art, l’Histoire et la mémoire.

Corps 1

Vous êtes un artiste reconnu, auteur d’une installation soutenue par le ministère des Armées. D’où vient votre intérêt pour la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ?

Mes grands-parents, originaires de Pologne, n’ont eu de cesse de me parler de la guerre, de la Shoah et de l’extermination d’une partie de notre famille. Tout ce qu’ils me racontaient m’intéressait. Mes grands-pères ont fait partie des engagés volontaires combattants juifs étrangers et ont participé à des actions de résistance. Très jeune, j’ai eu conscience de ce passé, au point d’imaginer l’avoir vécu moi-même. J’ai beaucoup lu sur le sujet, vu des films, visité des musées, des expositions. Je me suis rendu sur des lieux emblématiques. Et avec mes parents, il y a toujours eu des débats passionnés à propos de cette époque de l’Histoire, ce qui a certainement fondé mon engagement artistique.

Aux yeux d’un typographe, la ville est parsemée de signes imperceptibles qui lui donnent son identité. Les rues de Paris sont marquées par la présence de nombreuses plaques commémoratives que l’on remarque rarement, même lorsque notre regard les effleure. J’ai commencé à les observer quand ma mère en a fait apposer une, en 2004, en hommage aux Justes de Châteaumeillant où elle était cachée pendant la guerre. Cette commune située dans le département du Cher a d’ailleurs été honorée, en juin 2022, du titre de "Villes et Villages des Justes de France" par le mémorial Yad Vashem de Jérusalem.

 

Apeloig

© Philippe Alepoig

 

Depuis 2004, j’ai entrepris de photographier toutes les plaques parisiennes commémorant la Seconde Guerre mondiale et de les rassembler dans un livre, Enfants de Paris 1939-1945, publié aux éditions Gallimard en 2018. Elles racontent l’histoire des Résistants, des victimes de la guerre, de l’Occupation, de la Déportation, ainsi que l’assassinat des Juifs, l’engagement des Justes et celui des combattants de la Libération. Éparpillées dans la capitale, jusque dans les endroits les plus inattendus, des égouts au sommet de la Tour Eiffel, elles contribuent à conserver la mémoire et font partie du paysage urbain. J’ai voulu les mettre en lumière.

J’ai donné suite à la publication de mon livre par une installation, Ces murs qui nous font signe, où les images des plaques ont été projetées sur les murs extérieurs du Panthéon. J’ai ainsi voulu rendre hommage à tous les disparus dont les noms, célèbres ou inconnus, sont inscrits sur les murs de Paris, et les faire résonner avec ceux qui reposent pour l’éternité à l’intérieur du monument. En tant que graphiste, j’ai souhaité tracer un trait d’union entre mémoire et typographie en partageant l’émotion qui se dégage des plaques, leur beauté et le message qu’elles délivrent.

Considérez-vous que vos réalisations ont une vertu pédagogique ? Cette dimension intervient-elle dans votre travail créatif ?

Toutes, non. La plupart des projets sur lesquels je travaille sont des commandes pour des institutions ou des marques. Mais on peut considérer que les affiches de spectacles ou d’expositions communiquent aux plus jeunes des connaissances d’ordre culturel. Par ailleurs, j’ai été professeur pendant une dizaine d’années, à l’École des arts décoratifs à Paris puis à la Cooper Union School of Art à New York. J’ai aimé enseigner.

Revenons au projet sur les plaques commémoratives et à sa dimension pédagogique. Je vois les plaques disséminées à travers Paris comme autant de pages éparpillées d’un livre que l’on aurait effeuillé et qui se seraient collées sur les murs de la ville. Les réunir dans un ouvrage est le résultat de cinq années de travail avec une équipe de jeunes diplômés d’écoles d’art qui ont sillonné Paris, équipés d’appareils photo, de trépieds, de parapluies réflecteurs ou encore d’escabeaux, pour photographier les plaques. Le livre a été conçu dans l’enthousiasme, le souci du partage, le désir de transmettre une mémoire, d’ouvrir l’oeil. Il est le fruit d’une belle aventure humaine entre les générations.

Le titre de mon livre, Enfants de Paris, est une référence poétique aux Enfants du paradis, le film que Marcel Carné a tourné durant l’Occupation et dont l’intrigue se déroule dans la capitale. Mais c’est aussi un jeu de mots, un écho à l’expression républicaine, "Enfants de la Patrie". C’est encore un rappel de tous ceux qui sont morts jeunes, parfois très jeunes, pour la libération de Paris. Et c’est surtout un hommage aux six mille enfants juifs parisiens, arrêtés et déportés parce que nés Juifs.

 

Pantheon

Projection des images des plaques commémoratives sur les murs du Panthéon à l’occasion des Journées européennes du Patrimoine, septembre 2021.
© Philippe Alepoig © ADAGP, Paris 2022

 

La projection des images des plaques commémoratives sur les murs du Panthéon a eu lieu en septembre 2021, à l’occasion des Journées européennes du Patrimoine dont la vocation est d’ouvrir des lieux d’ordinaire peu accessibles au public. Pour ma part, j’ai tenté d’ouvrir les yeux des passants sur un élément du décor urbain auquel ils prêtent trop peu d’attention. Le thème de l’année était "Patrimoine pour tous". Il correspondait à mon désir de rendre accessible mon installation au plus grand nombre et de favoriser une vision contemporaine du patrimoine. Le changement d’échelle entre la taille originale des plaques et leur image projetée a permis aux passants d’éprouver leur force émotionnelle autant que leur beauté. Les détails de la typographie sont apparus comme observés à la loupe et comme une merveilleuse source d’inspiration pour les typographes et les néophytes.

Le Panthéon étant situé au carrefour de nombreuses universités et écoles, le quartier est fréquenté par des lycéens et étudiants. L’installation a fait dialoguer l’Histoire, la mémoire et la typographie et a permis aux générations de se croiser, peut-être, je l’espère, de se comprendre.

La crise sanitaire a profondément affecté la tenue des cérémonies commémoratives, militaires ou civiles. L’art permet-il de commémorer ou de se souvenir "autrement" ?

Concevoir des affiches, des logos, des livres, des animations où la typographie devient expressive, c’est contribuer à créer une petite ouverture dans la pesanteur d’un monde saturé d’images. Le talent des graphistes permet à chacun de voir et de lire sous un angle différent. S’engager dans la création, c’est assurément donner un sens à sa vie, réparer quelque chose de son histoire personnelle ou collective. C’est aussi rester à l’écoute des turbulences du monde, celles d’hier et d’aujourd’hui, et croire qu’une émotion artistique peut participer à élever les consciences et faire naître un petit temps d’éblouissement qui change le regard et dont on se souvient.

 

La rédaction