La mémoire des poilus : la tranchée des baïonnettes

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Par Nicolas Czubak - Professeur d’histoire-géographie, détaché au service éducatif du Mémorial de Verdun, membre du conseil d’orientation scientifique de l’EPCC Mémorial de Verdun – Champ de bataille

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La tranchée des baïonnettes aujourd’hui. © A. Roiné/ECPAD/Défense

Autre lieu emblématique des batailles de la Grande Guerre, la tranchée des baïonnettes se distingue de Notre-Dame de Lorette par son origine même : les corps des soldats n’ont pas été regroupés au sein d’un cimetière aménagé mais sont restés là où les hommes sont tombés. Un fait qui inscrit le récit de la tranchée des baïonnettes entre mythe et réalité.

 

Corps 1

Les tombes des soldatsde la Tranchée des Baïonnettes photographiées durant l’entre-deux-guerres.

Les tombes des soldatsde la Tranchée des Baïonnettes photographiées durant l’entre-deux-guerres. © Collection Mémorial de Verdun

 

En 1920, sort de terre le monument de la "tranchée des baïonnettes". Il s’agit du premier monument érigé sur le champ de bataille de Verdun où 700 000 hommes avaient été tués et blessés lors de l’année 1916. La tranchée des baïonnettes rappelle le sacrifice des soldats du 137e RI, dont le dépôt se situait à Fontenay-le-Comte en Vendée. Ils sont tombés les 11 et 12 juin 1916, entre le bois Morchée et la ferme de Thiaumont, sur une position adossée au ravin de la Dame surnommé par les poilus "le Ravin de la Mort".

Ce monument, devenu en mars 2014 avec la nécropole de Fleury-devant-Douaumont, l’un des neuf hauts lieux de la mémoire nationale du ministère des armées, illustre bien la mémoire victorieuse et mythifiée du conflit dès 1919.

La journée du 11 juin 1916 est marquée par un bombardement d’artillerie terrifiant, préliminaire à plusieurs assauts lancés le lendemain. Ceux-ci sont en partie repoussés mais la 3e compagnie et des éléments de la 4e compagnie du 137e RI se retrouvent alors isolés dans leur position, séparés par des trous d’obus plutôt qu’une véritable tranchée. Le lieutenant Polimann, commandant de la 3e compagnie, a raconté cette journée du 12 juin 1916. Vers midi, il ne reste plus que 25 hommes sous son commandement. Il explique : "Ces trois vagues venaient du nord : une quatrième surgit venant de l’ouest, mais à peine sortie de sa tranchée qui se trouvait à environ quatre-vingt mètres, elle fut prise de flanc par une mitrailleuse qui fit des prouesses à elle seule. Nous restâmes donc maîtres du terrain, nous étions vainqueurs, et cependant malgré notre succès nous étions isolés, emprisonnés dans un cercle de fer qui, d’heure en heure allait se resserrer [...]." Le lendemain, épuisés et à court de munitions, Polimann et ses hommes se rendent, laissant dans leur position leurs compagnons d’armes qui avaient trouvé la mort, un drame parmi tant d’autres dans l’enfer de Verdun où le régiment a perdu plus de 1 500 hommes en juin 1916... Les Allemands enterrent alors hâtivement les morts dans un tronçon inusité de la tranchée conquise, pratique courante lors de ce conflit, avant de poursuivre leur progression. Ils ont très probablement dressé et aligné des fusils pour marquer l’emplacement de la fosse commune.

En janvier 1919, le colonel de Bonnefoy, chef de corps du 137e RI, revient sur le champ de bataille pour retrouver l’emplacement où le régiment s’était battu. Il retrouve sur place des fusils alignés, sans baïonnette, qui sortent de terre. Après un travail de fouille qui confirme la présence de dépouilles de soldats du 137e RI, une prise d’armes est organisée et un petit monument en bois est érigé pour commémorer les événements de la "tranchée des fusils".

En 1920, une fouille complète les premières recherches et vingt-et-un corps sont exhumés. Les quatorze soldats identifiés sont transférés au cimetière provisoire de Fleury, avant d’être déplacés à la nécropole de Douaumont. Les sept dépouilles non identifiées sont quant à elles laissées sur place. Des fusils sont à nouveau plantés en guise de décor.

Au lendemain du conflit, un tourisme de guerre se développe, et beaucoup de descendants des victimes viennent en pèlerinage sur les traces de leurs aînés disparus. Des baïonnettes sont alors fixées sur les fusils et le site devient "la tranchée des baïonnettes". C’est là que naît la légende de soldats mourant debout et enterrés par l’artillerie ennemie, légende amplement relayée par la presse en quête de sensationnalisme et d’épisodes de guerre héroïques. Touché par cette histoire et ému par la solennité du lieu, l’homme d’affaires américain George T. Rand fait un don de 500 000 francs pour réaliser un monument commémoratif. Celui-ci consiste en une imposante dalle en béton soutenue par de larges piliers recouvrant la tranchée où reposent les sept combattants inconnus. On y accède par une allée précédée d’un imposant portail. Cette allée étroite et inclinée rappelle la montée en ligne des soldats par les boyaux, montée ayant en point de mire une croix latine symbolisant le sacrifice des combattants de Verdun. L’ensemble est réalisé par l’architecte des Monuments historiques André Ventre. La porte métallique à l’entrée a été dessinée par Edgar Brandt, ferronnier d’art et industriel de l’armement. Le petit monument du 137e RI a été conservé à proximité.

 

La tranchée des baïonnettes aujourd’hui. © A. Roiné/ECPAD/Défense

La tranchée des baïonnettes aujourd’hui. © A. Roiné/ECPAD/Défense

 

Le monument de la tranchée des baïonnettes est inauguré le 8 décembre 1920 par le président de la République Alexandre Millerand et par l’ambassadeur des États-Unis Hugh Wallace en l’absence du mécène George T. Rand, décédé quelques temps auparavant. Il est dédié aux "soldats français qui dorment debout le fusil en main dans cette tranchée", inscrivant ainsi solennellement le mythe dans la pierre.

Au sortir du conflit, dans une France meurtrie par l’hécatombe de 14-18, la population est à la recherche de récits glorieux et héroïques permettant de justifier tous les sacrifices consentis lors du conflit et de montrer que toute cette souffrance n’avait pas été vécue en vain. Cent ans après, la pose de panneaux d’information historique sur le parvis de la tranchée à l’initiative de la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives permet une meilleure compréhension du lieu. Mais le mythe de la "tranchée des baïonnettes" continue de se transmettre aujourd’hui de touristes de mémoire en touristes de mémoire.

 
Nicolas Czubak - Professeur d’histoire-géographie, détaché au service éducatif du Mémorial de Verdun, membre du conseil d’orientation scientifique de l’EPCC Mémorial de Verdun – Champ de bataille

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