La Seconde Guerre mondiale vue par les auteurs dramatiques

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L’Équarrissage pour tous, mise en scène d’André Reybaz, Paris, théâtre des Noctambules, avril 1950. © Studio Lipnitzki/Roger-Viollet

Dire et mettre en scène la guerre. Les auteurs dramatiques le font depuis l’Antiquité. La représentation de conflits très actuels, ou d’un temps à peine révolu, nécessite toutefois de mettre en place des stratégies particulières, allant de l’évocation métaphorique à la description intimiste, en passant par la dénonciation franche et directe.

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Si les romanciers ont souvent narré une guerre contemporaine, celle de 1914 par exemple dans Voyage au bout de la nuit de Céline, ou celle de 1939 dans La Route des Flandres de Claude Simon, les auteurs dramatiques n’ont jamais représenté une guerre récente, et ce dès l’origine du théâtre. Lors de la représentation à Athènes de La Prise de Milet, tragédie perdue de Phrynicos, prédécesseur immédiat d’Eschyle, la panique s’empara du public. À la vue de ce spectacle qui représentait des événements à peine vieux de deux à trois ans, la prise de Milet, cité alliée d’Athènes, par les Perses, les spectateurs éprouvèrent une vive souffrance ; ils étaient en larmes selon Hérodote, car ils ne supportaient pas le spectacle de ce malheur réel. S’il est possible d’assister à la représentation d’un malheur fictif, car la catharsis entre alors en jeu, en revanche le choc émotionnel est insupportable quand il s’agit d’un drame qui vient d’être vécu. Athènes interdit alors de représenter des événements politiques contemporains. Depuis, seul Jean Genet osa montrer sur scène la guerre d’Algérie dans Les Paravents, pièce écrite de 1955 à 1961 qui suscita, à sa représentation en 1966, un immense scandale.

 

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Manifestation contre Les Paravents représentée au théâtre de l’Odéon par la Compagnie Renaud-Barrault, Paris, mai 1966.
© BHVP/Roger Viollet

 

Qu’en est-il de la Seconde Guerre mondiale ? S’ils ne peuvent évidemment la représenter, quelle place les auteurs dramatiques lui donnent-ils ? Est-ce que ceux qui l’ont vécue après avoir traversé la guerre de 14-18 et qui écrivent leurs premières pièces dans l’immédiat après-guerre, comme Samuel Beckett, Eugène Ionesco ou Jacques Audiberti, l’évoquent de la même façon que ceux des générations suivantes, ceux qui étaient tout jeunes à la déclaration de guerre, comme Armand Gatti et Boris Vian, et enfin ceux qui ne l’ont pas connue, tels Jean-Claude Grumberg ou Michel Deutsch ?

La guerre par le prisme de l’irréel

Ce n’est qu’indirectement que Samuel Beckett, né en 1906, évoque la guerre dans son oeuvre théâtrale, alors qu’il a été pleinement engagé dans la Résistance. Dénoncé, il s’est réfugié à Roussillon chez un viticulteur, séjour auquel il fait une référence discrète dans En attendant Godot en 1953 : "Vladimir. (…) nous avons été ensemble dans le Vaucluse. Nous avons fait les vendanges, tiens, chez un nommé Bonnelly, à Roussillon." On ne peut noter qu’une allusion voilée aux chambres à gaz, lorsque dans un dialogue pathétique, les deux clochards disent : "Toutes les voix mortes. (…) Elles parlent toutes en même temps. (…) Ça fait comme un bruit de cendres." Ce n’est pas au théâtre que Beckett fait part explicitement du drame de la guerre, mais dans un poème, "Saint-Lô", écrit à la suite de son travail en tant que bénévole en 1945 à l’hôpital de Saint-Lô, ville presque entièrement rayée de la carte. Un an après, pour Radio Eireann, il témoigne du choc éprouvé. "Parmi ceux qui furent à Saint-Lô, écrit Beckett parlant de ses compatriotes, quelques-uns reviennent au pays en se rendant compte qu’ils ont reçu au moins autant qu’ils ont donné, qu’ils ont en réalité reçu ce qu’ils n’étaient pas en mesure de donner, la vision, le sens immémorial d’une conception de l’humanité en ruines, et peut-être même auront-ils pu entrevoir les termes dans lesquels il convient de repenser notre condition humaine." Alors que la douleur est dite crûment dans le poème et dans l’émission radiophonique, ce n’est qu’allusivement qu’il porte à la scène cette vision d’horreur dans Fin de partie, pièce où il représente de façon allégorique un monde en cendres duquel toute vie, humaine, animale, végétale, a disparu. Les seuls survivants sont des moribonds.

 

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Saint-Lô (Manche), détruite en 1944, ruines de la rue Torteron. © Neurdein/Roger-Viollet

 

Quant à Ionesco, né en 1909, il a vécu la montée du nazisme en Roumanie où, très vite, après l’accès d’Hitler au pouvoir, la Garde de fer s’est imposée et où une bonne partie de l’intelligentsia a épousé la nouvelle idéologie, expérience bouleversante qu’il évoque dans ses journaux intimes, écrits dans les années quarante, mais qu’il n’aborde pas dans ses premières pièces de théâtre. "Affreux exil, seul, seul je suis, entouré de ces gens qui sont pour moi durs comme pierre, aussi dangereux que les serpents, aussi implacables que les tigres. Comment leur faire admettre mes valeurs, le monde intérieur que je porte ? En fait, étant comme le dernier homme de cette île monstrueuse, je ne représente plus rien, sauf une anomalie, un monstre. Oui, ils me semblent être des rhinocéros." confie-t-il alors dans Présent passé passé présent. Il faudra attendre les années soixante pour qu’il porte à la scène les désastres du nazisme dans Rhinocéros. Il ne procède pas de façon réaliste mais par le biais d’une parabole. On apprend que la ville est contaminée par une curieuse épidémie, la rhinocérite. Une force mystérieuse s’empare des habitants qui se transforment les uns après les autres en rhinocéros, sans même avoir le temps de s’en apercevoir. Le nombre de rhinocéros croît de façon exponentielle, ils détruisent tout sur leur passage. Au final, un seul homme n’a pas encore été écrasé, Bérenger, mais il est encerclé par une horde de rhinocéros et ne va pas tarder à périr.

Jean-Louis Barrault, qui opta pour une mise en scène farcesque, souligna l’aspect physique de la transformation du corps en recourant à des accessoires scénographiques, comme le masque avec la corne, la transformation de la couleur de la peau, etc., irréalisme qui donnait par moments à la pièce une dimension comique. Par contre, lorsque certains metteurs en scène, comme ce fut le cas en Allemagne, interprétèrent cette métamorphose comme une transformation intérieure, le spectacle suscita une angoisse quasi insoutenable que le rire ne vint pas détendre. Sans les masques, les spectateurs se sentaient interpellés sur ce qui s’était passé chez eux une quinzaine d’années auparavant. Le détour par la fable rhinocérique confère l’irréalisme nécessaire pour qu’une distance se crée entre le public et le spectacle, si bien que les spectateurs peuvent ne pas se sentir immédiatement concernés. Ce n’est que bien plus tard, en 1987, deux ans avant sa mort, dans un livret d’opéra, Maximilien Kolbe, consacré à la figure christique de ce prêtre polonais qui descendit dans le bunker de la mort à la place d’un père de famille, que Ionesco montre crûment la réalité du camp nazi. Il n’épargne alors rien aux spectateurs, ni les violences des gardiens, ni les cris, ni les exécutions, ni la souffrance. S’il choisit la scène lyrique pour représenter le drame d’Auschwitz, c’est pour rendre supportable un tel spectacle grâce à la distance qu’introduit, dans son irréalisme, le chant.

Audiberti, né en 1899, adapte pour la scène, en collaboration avec Marcel Maréchal, L’Opéra du monde, roman écrit en 1947 quelques années après Hiroshima. Le texte est un cri d’épouvante face à l’horreur de la bombe atomique. De cette apocalypse qui a détruit l’humanité entière n’a survécu qu’une jeune femme, vendeuse dans un grand magasin. Elle chante au milieu des décombres et déambule parmi des mannequins qui, eux, ont échappé à la destruction. Seule parmi les ruines, devant le mystère du monde, elle clame malgré tout sa foi en l’avenir, face aux dieux, méchants, jaloux, qui, dans les hautes sphères, ne semblent même pas l’entendre. Pourtant l’espoir renaît au final, fragile, lorsqu’un mannequin s’anime dans ses bras. C’est la fin tragique de l’humanité et sa renaissance que représente ce texte avec un lyrisme cosmique qu’émaillent des accents burlesques.

Pour ces trois écrivains qui ont traversé les deux guerres mondiales, la dernière guerre, encore plus barbare, marque un point de non-retour. Pour Beckett, la guerre, c’est la fin du monde, pour Ionesco, c’est un enfer qui transforme l’homme en une bête immonde. Seul Audiberti, dont la foi en l’homme n’a pas été totalement anéantie, entrevoit tout de même un possible renouveau. Pour eux trois, l’allusion à une guerre si récente ne peut s’exprimer au théâtre sans le recours à l’irréalisme, qu’il s’agisse du monde allégorique de Fin de partie, de la fable rhinocérique ou du burlesque de L’Opéra du monde, irréalisme qui permet de canaliser l’émotion.

Dire et montrer sans détour

Pour la génération suivante, qui a vécu la guerre très jeune, le traumatisme, quoique tout aussi violent, s’exprime sans recourir à un quelconque détour métaphorique. Après s’être engagé pendant l’Occupation dans le maquis où il est arrêté, condamné à mort puis gracié en raison de son extrême jeunesse, Armand Gatti, né en 1924, est déporté en Allemagne dans un camp de travail. En 1962, lorsqu’il écrit La Deuxième Existence du camp de Tatenberg, camp dans lequel il a été emprisonné, il prête au protagoniste du drame des souvenirs lancinants, car il en est toujours victime lui-même. Moïssevitch revoit en permanence ses compagnons, détenus avec lui, le vieux juif de Cracovie, le solide Ukrainien, l’Espagnol dont une partie de l’existence s’est déroulée entre camps et prisons, la jeune femme morte dans le camp. Ils hantent tous tellement sa mémoire qu’ils s’incarnent par moment sur scène.

 

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L’Équarrissage pour tous, mise en scène d’André Reybaz, Paris, théâtre des Noctambules, avril 1950.
© Studio Lipnitzki/Roger-Viollet

 

Anarchiste provocateur, foncièrement antimilitariste, Boris Vian, né en 1920, écrit L’Équarrissage pour tous en 1962, jeu de massacre dans lequel les actes les plus barbares s’accomplissent dans l’indifférence générale. L’action se passe en juin 1944, à Arromanches, en Normandie, où les Américains viennent de débarquer, dans l’atelier d’un équarrisseur de chevaux qui, après avoir dépecé les bêtes mortes, jette les carcasses dans une fosse. Tout aussi immatures les uns que les autres, inconscients de la gravité du drame dans lequel ils ont été engagés, soldats allemands, américains, japonais, membres des Forces françaises de l’intérieur, entrent chez lui comme dans un moulin. Ils se mêlent à une fête qui dégénère en bagarre générale, se termine dans la tuerie, la plupart des hommes finissant dans la fosse. Si le ton des deux pièces est différent, pathétique chez Gatti, férocement satirique chez Vian, c’est que Gatti a subi la guerre dans sa chair tandis que Boris Vian en démonte l’absurdité farcesque.

Porter à la scène les vies ordinaires

Les auteurs dramatiques qui appartiennent à la génération suivante, lorsqu’ils évoquent dans leur pièce une guerre qu’ils n’ont pas connue, portent à la scène des vies de personnages ordinaires que la tourmente de la guerre a brisées. Jean-Claude Grumberg, né en 1939, dont le père et les grands-parents sont morts en déportation, victimes du génocide juif, représente dans L’Atelier, en 1979, le drame de la Shoah à travers la vie quotidienne, saisie dans la banalité d’un petit atelier de confection tenu par un couple de juifs entre 1945 et 1952. Les employés de cet atelier racontent, tantôt avec tristesse, tantôt avec des rires, leur vie sous l’Occupation et dans l’immédiat après-guerre. Il y a là un juif qui a été déporté, un autre qui a pu se cacher en zone occupée, une femme dont le mari est parti en camp, une autre dont le mari a sans doute fait partie des collaborateurs.

 

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L’Atelier de Jean-Claude Grumberg, théâtre populaire de Châtellerault, saison 2016/2017.
© Théâtre populaire de Châtellerault

 

Il en va de même pour les écrivains qui, nés une décennie plus tard, n’ont pas connu la guerre mais en ont entendu les récits dans leur enfance. C’est ainsi que dans Convoi en 1980, Michel Deutsch, né en 1948, retrace l’exode et la déportation au cours de la Seconde Guerre mondiale à travers l’histoire d’une vieille femme en 1942 dans le sud-ouest de la France. Dans Inventaire après liquidation, il explique que son théâtre est constitué "d’autant de fables de la vie privée, de la crise de la famille sous la pression de l’Histoire. Théâtre de l’Infra-Histoire en quelque sorte". Pour ces écrivains nés après la guerre, si les conséquences de la guerre se font encore sentir, le traumatisme s’est éloigné. Une autre guerre, plus récente, habite leur esprit, celle d’Algérie. Si Bernard-Marie Koltès, né lui aussi en 1948, fait allusion en 1988 dans Retour au désert à la Seconde Guerre mondiale, puisque la pièce narre la vengeance, quinze ans après, d’une femme qui a été tondue pour avoir aimé un Allemand, l’action se passe dans une petite ville du nord de la France en proie au chaos causé par les plasticages de l’Organisation de l’armée secrète(OAS).

Le traitement de la Seconde Guerre mondiale par les auteurs dramatiques a ainsi évolué avec le temps. Ceux qui ont vécu les deux guerres, tels Beckett, Ionesco, Audiberti, ne la mettent en scène qu’au prix d’une série de détours métaphoriques ; ceux qui étaient très jeunes pendant la guerre, Armand Gatti ou Boris Vian, expriment directement leur horreur de la guerre. Quant à la troisième génération, qui n’a pas vécu la guerre, Grumberg ou Deutsch, c’est par le biais de l’intime, en portant à la scène des vies ordinaires, qu’elle aborde la grande Histoire.

 

Marie-Claude Hubert - Professeur émérite de littérature française à Aix-Marseille Université