Mars 1945, un débarquement allemand à Granville
Sous-titre
Jérémie HALAIS, Docteur en histoire, archiviste et responsable de l'action culturelle aux archives départementales de la Manche.

Le 6 juin 1944 est inscrit dans la mémoire collective comme un tournant de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, l’histoire du Débarquement débute bien avant le D-Day, ne serait-ce que lors des conférences diplomatiques interalliées et se déroule aussi bien au-delà, car la journée du 6 juin n’est que le prélude à la longue et difficile bataille de Normandie. S’appuyant sur le dernier état de la recherche, cet article revient sur une tentative méconnue de contre-attaque allemande.
Après la fin des opérations militaires en Normandie, les Alliés préfèrent ignorer l’importante garnison allemande qui défend les îles Anglo-Normandes. En effet, il semble alors plus simple de délaisser ces territoires britanniques plutôt que de mener un débarquement et des opérations de libération qui, à n’en pas douter, seront potentiellement difficiles et meurtrières. Mais, en mai 1945, affamées et isolées, les troupes d’occupation mènent un raid éclair sur le petit port normand de Granville.
Les îles occupées
Les îles Anglo-Normandes (Jersey, Guernesey, Sercq et Aurigny ou Alderney) forment, à l’ouest du Cotentin, un archipel demeuré dans le giron de la couronne britannique lorsqu’en 1204, le roi de France Philippe-Auguste a conquis la Normandie.
Envahies en juin 1940, ces îles subissent l’occupation du Reich. Les photographes de presse allemands immortalisent alors des scènes rares et surprenantes de policiers britanniques, les fameux Bobies, en conversation avec des soldats de la Wehrmacht. Là, comme sur le continent, l’Occupation se caractérise par son lot de réquisitions, de pénuries et de rationnements mais aussi de contraintes et de répression. L’île d’Aurigny, située au large du cap de la Hague, est ainsi évacuée de ses habitants. L’armée allemande y entame des travaux de fortifications à partir de 1941. Or ces chantiers nécessitent une importante main-d’œuvre. Des travailleurs forcés venus d’Europe de l’Est y sont donc acheminés. Ils forment les premiers effectifs du camp de concentration qui bientôt accueille également d’anciens républicains espagnols, des déportés raciaux et politiques. Au milieu de l’année 1943, l’île accueille 5 000 détenus. Le camp est toutefois démantelé en juin 1944 car la libération du port de Cherbourg complique considérablement son approvisionnement.
À cette date, les autres îles comptent encore d’imposants effectifs allemands : près de 30 000 hommes qui appartiennent majoritairement à la 319e division d’infanterie mais aussi à la Luftwaffe et à la Kriegsmarine. Ils sont protégés par des fortifications non moins impressionnantes comme, par exemple, la batterie Mirus installée sur Guernesey et dont les quatre canons de 305 mm ont une portée de 51 km.
Une garnison affamée
La prise de Cherbourg, puis la percée américaine au sud du Cotentin (24 juillet 1944), et son exploitation par les blindés de la IIIe armée du général Patton coupent progressivement les îles de leurs bases d’approvisionnement. Granville est ainsi libérée le 31 juillet par la 6e division blindée américaine. À Saint- Malo, la 83e division d’infanterie livre des combats jusqu’au 14 août pour s’emparer de la ville intra-muros. Dans l’archipel, la situation alimentaire et sanitaire se détériore à partir de l’automne et cela aussi bien pour l’occupant que pour les civils. Le 27 décembre, le Vega, un cargo suédois affrété par la Croix-Rouge, débarque néanmoins des vivres à Jersey et à Guernesey.
C’est dans ce contexte qu’en janvier 1945, des prisonniers de guerre allemands, qui se sont échappés de Granville, parviennent à gagner Jersey. Ils font alors savoir que les défenses du port sont extrêmement réduites. Le vice-amiral Hüffmeier, qui commande toutes les forces allemandes dans l’archipel, projette donc un raid.
L’attaque sur Granville
Le 6 février, une première tentative avorte en raison de problème de machines. Il faut attendre un mois pour bénéficier de conditions idéales : c’est-à-dire une mer pleine, car le marnage (différence entre la pleine mer et la marée basse successive) est important sur la côte granvillaise, et une nuit de nouvelle lune, pour bénéficier de l’effet de surprise. Dans la nuit du 8 au 9 mars, une seconde opération est donc menée avec plus de succès.
Un peu moins de 200 hommes participent à l’attaque. Ils se répartissent en trois groupes emmenés par 4 dragueurs de mines, 3 vedettes rapides et d’autres embarcations. Face à eux, les effectifs alliés sont très faibles : une cinquantaine d’hommes du 156e régiment d’infanterie américain et une compagnie française occupent la caserne située dans la haute ville, quelques marins britanniques gèrent les infrastructures portuaires et la localité compte aussi une poignée de policiers français. Arrivée au large de Granville vers 1 heure du matin, la flottille se scinde en 3 groupes d’assaut. Le premier bombarde la caserne. Un second s’assure le contrôle des bassins. Le troisième débarque des troupes au nord de la presqu’île, sur la plage du Plat-Gousset, avec pour objectif les hôtels où logent des officiers alliés et où des vivres sont stockés.
Arrivé la veille pour se reposer après une longue campagne qui l’a mené de la Normandie aux Ardennes, le lieutenant Newell Younggren loge à l’hôtel Normandy où lui et d’autres officiers sont ainsi faits prisonniers par les Allemands :
Le chef de l’hôtel nous a préparé un magnifique dîner, puis nous sommes montés dans nos chambres au troisième étage. Ma grand-mère m’avait envoyé des pyjamas, mais c’était la première nuit que j’avais l’occasion de les porter. Je me suis couché en plaçant mes bottes et ma veste à côté de mon lit. J’ai été réveillé à une heure du matin par le bruit des coups de feu et des explosions. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu des troupes allemandes – je ne pensais pas qu’il y en avait à moins de 200 miles de nous. […] J’ai rapidement enfilé mes bottes, j’ai enfilé ma veste militaire par-dessus mon nouveau pyjama et je me suis précipité hors de la pièce pour découvrir ce qui se passait. J’ai laissé mon pistolet dans la chambre. Mais les Allemands se précipitaient dans l’escalier et d’autres troupes avaient emprunté l’escalier de secours extérieur et descendaient. J’ai été pris au milieu – et j’ai été capturé dans mon pyjama !
(Jersey Evening Post, 19 mars 2009).
À 3 heures du matin, les Allemands rembarquent avec leurs prisonniers. Ils ont détruit des installations portuaires et des cargos. Ils repartent avec un navire, l’Eskwood, chargé de charbon et de vivres. Les assaillants laissent un bâtiment échoué, le Schelde. On compte deux morts américains et six britanniques. Une flottille de trois chalands armés de canons de 88 mm a par ailleurs engagé le combat au large de Chausey en appui d’un patrouilleur américain, l’USS PC 564. Sévèrement touché par l’artillerie allemande, le bâtiment américain compte douze marins tués, quatorze portés disparus et onze blessés. Le raid est un succès.
En avril 1945, Hüffmeier ordonne une autre attaque dans la région de Cherbourg, mais ses hommes sont découverts et capturés. Le commandant allemand envisage d’autres opérations commando sur le Cotentin mais la fin de la guerre approche. Le 9 mai, deux destroyers britanniques, le HMS Bulldog et le HMS Beagle, accostent à Jersey et à Guernesey. Aurigny est libérée le 16 mai 1945.
Soldats de France n° 21, 1944-1945, la libération du territoire français, automne-hiver 2024.
Ministère des Armées / Armée de Terre / Commandement du combat futur (CCF).
Pour aller plus loin :
- Jérémie Halais, D-Day, L’essentiel du débarquement et de la bataille de Normandie, OREP éditions, 2023.
- Blog d’histoire contemporaine de Jérémie Halais. https://lacontempo.fr/
Vers la revue Chemins de mémoire n° 289, 1945, sorties de guerre.

La Batterie Mirus. © NC.

1944. Bassin du port de Granville. © NARA.

1944, la ville haute de Granville. © NARA.

La percée américaine dans le Cotentin, 24-31 juillet 1944. © J. Halais,
D-Day. L’essentiel du Débarquement et de la bataille de Normandie, Bayeux, Orep éditions, 2023.

L’exploitation américaine, 1er - 13 août 1944. © J. Halais, D-Day. L’essentiel du Débarquement et de la bataille de Normandie, Bayeux, Orep éditions, 2023.

Carte des îles anglo-normandes. © J. Halais, D-Day. L’essentiel du Débarquement et de la bataille de Normandie, Bayeux, Orep éditions, 2023.

Granville, 9 mars 1945. © J. Halais, D-Day. L’essentiel du Débarquement et de la bataille de Normandie, Bayeux, Orep éditions, 2023.