Officiers aviateurs et sportsmen à la Belle Époque : quand la compétition sportive pour la maîtrise du ciel faisait rage
Sous-titre
Luc Robène, Historien, professeur à l’Université de Bordeaux
Plus vite, plus loin, plus haut, les records des premiers aviateurs s’enchaînent au début du XXe siècle. Luc Robène, spécialiste de l’histoire du sport et de la conquête de l’air, nous invite à découvrir le destin de certains d’entre eux, concepteurs, aventuriers et militaires, esquissant ainsi les prémices de l’armée de l’Air.
À la veille de la Grande Guerre, l’expérience encore jeune que les militaires ont de la pratique des aéroplanes doit beaucoup au cadre compétitif et sportif dans lequel éclôt et se développe initialement l’aviation. Le phénomène n’est pas contingent. Car si personne n’envisage encore clairement le devenir des nouvelles machines, il ne fait en revanche aucun doute que l’aviation puisse être un sport : « Le plus sûr des sports » écrit avec optimisme le pionnier Henry Farman en 1913. Ainsi, au moment où le plus lourd que l’air devient une réalité tangible, après le saut de puce de Santos-Dumont sur la pelouse de Bagatelle (1906), alors que personne en Europe ne connaît les premiers succès des frères Wright aux Etats-Unis (1903), les pilotes deviennent les champions d’un nouveau « sport », jalonné de prouesses mais également, bientôt, de morts violentes.
Un cadre culturel spécifique prend forme : la course aux records permet de prendre la mesure des capacités des nouvelles machines pendant que le sport moderne, déjà marqué par l’essor du cycle et de l’automobile, trouve dans l’élan aéronautique de nouveaux espaces pour de nouvelles performances. Aux premiers exploits isolés succèdent les premiers meetings aériens et les vols de ville à ville, ainsi que d’audacieuses traversées aériennes, comme les survols de la Manche (Blériot, 1909), des Alpes (Chavez, 1910), de la Méditerranée (Garros, 1913). Des circuits aériens extraordinaires, encore impensables quelques années auparavant, voient le jour. Les quotidiens nationaux et régionaux s’appuient sur la nouveauté et le caractère stupéfiant de l’aviation naissante pour augmenter leurs tirages, devenant souvent eux-mêmes les principaux promoteurs de cette compétition, à travers la création d’épreuves retentissantes. Une fièvre aviatrice saisit l’ensemble de la société, désormais happée par les vertiges de la vitesse, des altitudes et par l’accélération brutale du monde.
Première traversée de la Manche par l’aviateur français Louis Blériot le 25 juillet 1909.
© Albert Harlingue / Roger-Viollet
Cependant, l’armée donne le sentiment de ne pas adhérer totalement à ce projet. Dans la réflexion que l’État-major mène sur l’utilisation du ciel, l’aéroplane ne concurrence pas encore les ballons ou les dirigeables. Quand bien même les prouesses des aviateurs émerveillent le public, les principaux responsables restent sceptiques. La presse attribue ainsi à Foch, venu assister au Circuit de l’Est en août 1910, une remarque lapidaire : « Tout ça c’est du sport ! L’aviation pour l’armée c’est zéro ». C’est pourtant bien dans le tourbillon particulier des « sports de l’air » que surgit et s’affirme la figure singulière de l’officier aviateur, défrayant la chronique sportive et comptant bientôt parmi les plus chevronnés des pilotes et des coureurs de prix.
Du capitaine Ferber à l'aviateur de Rue : les ailes de l'exploit
La conquête aviatrice, qui mène de l’expérience à la performance, commence avec Ferdinand Ferber (1862-1909). Ce brillant polytechnicien, officier d’artillerie, est nommé professeur à l’École d’application de l’artillerie et du génie de Fontainebleau en 1897, puis il intègre en 1904 le laboratoire central des recherches relatives à l'aérostation militaire de Chalais-Meudon. Ferber connaît les expériences réalisées par Otto Lilienthal qui, entre 1893 et 1896, accomplit plus de deux mille vols planés avant de se tuer lors d’un essai. Convaincu de la justesse des travaux de l’ingénieur allemand, il devient à son tour un expérimentateur passionné par la question du plus lourd que l’air. Après avoir pris contact avec Octave Chanute qui avait indiqué aux frères Wright les travaux de Lilienthal et les avait conseillés pour leurs propres expériences, Ferber construit un premier appareil en 1898. A partir de 1901, il entreprend à Nice, où il a été muté, de construire des planeurs qu’il motorise et teste sur un manège de sa conception. Avec la stabilité de l’appareil, la force motrice devient la principale préoccupation de l’officier, qui cherche à améliorer la puissance de ses machines. Les essais qu’il entreprend lui permettent de perfectionner ses prototypes, et un premier décollage a lieu à Meudon, le 27 mai 1905, sur son n°6. Puis les expériences s’enchaînent. Mais en novembre 1906, son aéroplane n°8, qu’il n’a pu remiser dans un hangar, est détruit par la tempête. Il lui faut attendre deux longues années pour faire construire par la société Antoinette son dernier appareil, le n°9, avec lequel il réalise quelques vols en juillet 1908, à Issy-les-Moulineaux.
Durant l’été 1908 Ferber accomplit une série de vols de plus en plus longs et, le 15 septembre, il parvient à voler sur une distance record de 9,65 km en 9 minutes. Le titre des travaux qu’il publie alors, « Les débuts de l’aviation. De crête à crête, de ville à ville, de continent à continent » (1909) dit assez les espoirs que l’officier place dans le développement de l’aviation. Mais Ferber est un pragmatique, et il lui faut prouver par l’expérience la justesse de ses idées. Echaudé par les déboires qu’il a eus avec sa hiérarchie, et soucieux de ne pas nuire à l’armée, il se met en congé provisoire et il choisit un pseudonyme pour écrire et voler librement. Devenu « l’aviateur de Rue », Ferber peut s’engager sans encombre dans le circuit des performances et participer aux grandes compétitions aéronautiques et sportives qui passionnent le pays.
Le 22 septembre 1909, confiant, il participe à la Semaine de Boulogne-sur-Mer. Mais lors de ce meeting aérien, alors qu’il effectue une démonstration, son appareil capote accidentellement à l’atterrissage et le malheureux pilote meurt écrasé par son moteur. La presse lui rend un hommage appuyé : « Il avait consacré à l’aviation toute son intelligence, toute sa science, tout son courage. » écrit l’Aérophile le 1er octobre 1909.
Félix, Albert, Henry et les autres : un jour aux "courses aériennes"
Portrait de Pierre Roques, général et homme politique (1856-1920).
© Collection Dupondt / Akg-images
Ferber disparaît au moment même où l’armée se décide à acheter ses premiers appareils. D’une certaine manière, la perte brutale de ce pionnier donne un sens à l’investissement militaire. Alors que Ferber, premier officier à être breveté par l’Aéro-Club de France, pensait desservir l’armée en s’engageant dans des meetings sportifs, le général Roques, directeur du Génie au ministère de la Guerre, devenu en 1910 le premier Inspecteur permanent de l’Aéronautique, développe l’idée d’un corps d’aviateurs militaires qu’il faut confronter aux réalités sportives du temps. À partir de décembre 1909, sous son impulsion, l’armée recrute par vagues successives des volontaires pour devenir pilotes. Dix officiers sont choisis parmi les différentes armes (artillerie, infanterie, infanterie coloniale, génie) et dirigés vers les écoles civiles de pilotage. En janvier 1910, un deuxième contingent de pilotes volontaires est formé. Par la suite, chaque semestre, de nouveaux officiers de toutes armes, puis des sous-officiers, sont admis à leur demande en école de pilotage. Roques encourage les aviateurs militaires à s’engager dans les concours. Rapidement, ces hommes marquent l’actualité sportive : les lieutenants Félix Camerman, Albert Féquant, Henry Rémy s’illustrent dans les grands meetings aériens de 1910. Certaines épreuves apparemment purement civiles, comme le Circuit de l’Est (organisé par le quotidien Le Matin, 1910) ou le Circuit Européen (organisé par le quotidien Le Journal, 1911), sont en réalité noyautées par les officiers aviateurs qui viennent affronter, en service commandé, les champions reconnus. Ces compétitions permettent à la fois d’éprouver les hommes et les machines, de participer à des épreuves qui comptent pour le brevet militaire, de rendre visibles l’emprise et l’excellence de l’armée sur le domaine aérien : le record du monde de distance est établi le 9 juin 1910 par le lieutenant Albert Féquant et son observateur, le capitaine Charles Marconnet. La compétition sportive, la victoire, la gloire, le face-à-face permanent avec le danger et la mort, inscrivent l’en- semble des pilotes, civils et militaires, dans un « héroïsme aviateur » commun : la première journée du Circuit Européen, perturbée par la foule enthousiaste (plusieurs centaines de milliers de spectateurs), est endeuillée par la mort accidentelle de trois concurrents, dont un aviateur militaire, le lieutenant Princeteau.
Lieutenant Féquant et capitaine Marconnet.
© Collection Dupondt / Akg-images
Cette convergence des sportsmen et des officiers au cœur des épreuves montre à quel point la compétition et la réalisation de performances techniques et sportives constituent le véritable centre de gravité du développement aéronautique avant 1914.
De Paris à Pau en aéroplane : la gloire sportive du capitaine Bellenger
Dès les années 1909-1910, chaque région de France connaît ses « journées » ou « semaines » d’aviation. Le nombre croissant de ces manifestations multiplie les opportunités d’établir des records et rend plus évidente l’inscription des militaires dans la course aux trophées. Les comités d’organisation ont en effet à cœur de réunir l’élite des pilotes et de proposer, à côté des épreuves civiles, des concours réservés aux officiers. Parfois même, ces compétitions mêlent, sans distinction, civils et militaires, à l’image du « Prix de la vitesse » disputé lors de la Grande semaine d’aviation de Bordeaux (9-18 septembre 1910), qui suscite l’enthousiasme des foules, comme le souligne la presse locale : « Le public ne cessa de s’intéresser aux prouesses du lieutenant Camerman (passager le sapeur Deville), du lieutenant Féquant (passager lieutenant Clerc), du lieutenant Rémy (…) ». À cette occasion, le président de la République Armand Fallières, alors en visite officielle dans la région, ne manque pas de venir saluer l’ensemble des pilotes civils et militaires.
Le public se passionne également pour les prouesses accomplies lors du « cross-country aérien » de Bordeaux-Arcachon (88 km aller-retour). Et ce ne sont pas moins de cinq pilotes militaires (Byasson, Camerman, Rémy, Girard, Féquant) qui partent reconnaître le trajet en voiture, écrit le quotidien La Petite Gironde, avec l’espoir de se lancer dans l’aventure aérienne. Mais l’épreuve est finalement remportée par un civil, l’aviateur Morane.
Ce type de raid donne la mesure des défis qui, désormais, projettent les aviateurs hors des villes, dans des courses effrénées. Dès la fin de l’été 1910, pour la première fois, le trajet aérien Paris-Bordeaux a été couvert par Jean Bielovucic en plusieurs étapes. À peine le public s’est-il familiarisé avec la portée cet acte inouï, qu’une nouvelle performance s’impose. Un aviateur militaire, le capitaine Georges Bellenger, parvient à relier Paris à Pau en faisant étape dans la région bordelaise, à Croix-d’Hins (1-3 février 1911).
L’exploit de Bellenger, dont la mission consistait, officiellement, à rejoindre les officiers aviateurs Conneau (dont le pseudonyme en aviation est André Baumont), de Rose, Malherbe et Princeteau, alors en formation chez Blériot, intègre le palmarès des records sportifs. La performance est encensée par l’ensemble de la presse généraliste et fait la une des feuilles sportives. La figure du pilote militaire se confond dès lors avec celle du champion.
La Belle Époque de l'aviation
A la veille de la guerre, l’aviation militaire, encore embryonnaire, bénéficie incontestablement de la dynamique impulsée par le sport ; dynamique à laquelle les officiers aviateurs prêtent leur concours en venant challenger les sportsmen sur les champs d’aviation ou lors de grands raids. Les militaires trouvent dans cette course aux records le moyen d’acquérir des compétences et d’éprouver leur maîtrise du vol.
Symétriquement, dès 1910, de nombreux sportsmen aviateurs viennent enrichir le potentiel militaire dans le cadre de la conscription. Les grandes manœuvres de Picardie, en 1910, sont l’occasion pour les champions Brindejonc des Moulinais ou Védrines de mettre leur expérience au service d’une stratégie aéronautique encore en devenir (observation aérienne, réglage des tirs d’artillerie).
Il est vrai que nul ne songe encore à la chasse aérienne. Celle-ci ne sera pensée et organisée qu’au cœur du premier conflit mondial. Et même si, en 1912, l’armée invente l’aéronautique militaire, étape importante qui préfigure plus lointainement la création de l’armée de l’Air en 1934, pour l’heure, la Belle Époque de l’aviation est encore celle des compétitions sportives au cœur desquelles officiers et sportsmen concourent librement, pour offrir avec panache le meilleur d’eux-mêmes dans les airs.
Par Luc Robène,
Historien,
Professeur à l'Université de Bordeaux