Edith Cavell

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Par Emmanuel Debruyne - Professeur à l'Université de Louvain

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Couverture du Daily Sketch du 23 octobre 1915 à la suite de l’exécution d’Edith Cavell par les Allemands. © akg-images/British Library

Le 12 octobre 1915, Edith Cavell meurt sous les balles d’un peloton d’exécution allemand à Bruxelles. Infirmière britannique impliquée dans un réseau d’évasion au profit des soldats alliés, elle est alors présentée par les pays de l’Entente comme une martyre, victime innocente de la barbarie teutonne.

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Premiers pas d'infirmière

Fille de vicaire, Edith Cavell naît en 1865 à Swardeston, dans le Norfolk. Gouvernante pendant quelques années en Angleterre, puis en Belgique, elle retourne au pays pour s’engager dans un hôpital londonien, avant de suivre en 1896 une véritable formation professionnelle d’infirmière dans une école hospitalière. Pendant une dizaine d’années, Cavell exerce le métier d’infirmière en Angleterre et en explore différentes facettes, affrontant notamment une épidémie de fièvre typhoïde. En 1907, sa formation, son expérience et sa connaissance du français et de la Belgique, lui valent d’être appelée à l’âge de 42 ans à Bruxelles par le docteur Antoine Depage, pour fonder avec lui la première école laïque d’infirmières diplômées du royaume. Il s’agit d’un véritable défi , dans la mesure où l’école doit littéralement être inventée de toutes pièces. Même les locaux, installés dans plusieurs maisons contigües de la rue de la Culture, ne sont pas bien adaptés à la tâche qui leur est assignée. Le développement n’en est pas moins rapide et, sous la conduite rigoureuse de Cavell, l’établissement attire dès avant la guerre des dizaines d’étudiantes au profil très international. Edith Cavell n’a donc rien d’une révolutionnaire ou d’une militante féministe, mais elle tire parti de son célibat pour déployer un engagement citoyen intense, à une époque où la vie de la plupart de ses contemporaines est cantonnée à la sphère privée ou à des tâches professionnelles subalternes.

L’invasion de la Belgique par l’Allemagne, le 4 août 1914, est un tournant. Restée dans son pays d’accueil, Cavell reçoit la responsabilité de l’école du docteur Depage, qui rejoint la tête des services hospitaliers de l’armée belge. Au cours des semaines suivantes, la gigantesque offensive des armées allemandes bouscule les Alliés. Dès le 20 août, les Allemands entrent à Bruxelles. Cavell est désormais coupée du docteur Depage, qui se replie avec l’armée belge. Durant les premiers mois de l’occupation, Cavell continue à prodiguer son enseignement et surveille les travaux de construction, entamés peu avant la guerre, d’un nouveau bâtiment doté d’installations médicales modernes et spécifiquement dédié à l’école. Plusieurs de ses élèves sont également envoyées prodiguer leurs soins aux blessés des deux camps, traités au Palais royal.

 

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Edith Cavell exécutée par les Allemands, lithographie de guerre, s. d. © RMN-Grand Palais (Château de Blérancourt)/Gérard Blot

 

L'implication dans le réseau

Début novembre 1914, trois hommes se rendent dans les locaux de la rue de la Culture, et se présentent à Cavell. Ils lui sont envoyés par Marie Depage, l’épouse du docteur, qui travaille en étroite collaboration avec Cavell. Le premier de ces hommes est un ingénieur, Herman Capiau, qui arrive du Borinage, la région minière qui entoure Mons. Les deux autres sont des militaires britanniques en habits civils. Tous deux ont été dépassés par l’avance allemande à la suite de la bataille de Mons du 23 août 1914. Cela fait des semaines qu’ils sont cachés et nourris par de modestes habitants du Borinage.

L’impossibilité pour eux de regagner leur unité à travers un front devenu étanche, ainsi que le coût et le danger qui pèsent sur les épaules de leurs hôtes, les incitent à tenter de quitter le pays occupé par le nord, en traversant la frontière séparant la Belgique des Pays-Bas demeurés neutres. Ils pourront de là regagner l’Angleterre. Capiau convainc Cavell d’héberger ses compatriotes le temps qu’ils trouvent le moyen de quitter le pays. Les deux Britanniques ne sont, à vrai dire, que les premiers d’une série. Ils sont en effet des centaines à se cacher en forêt ou chez l’habitant. Capiau constitue un petit réseau à Mons et dans le Borinage pour prendre en charge ces soldats et les diriger vers Bruxelles, où ils sont logés chez Cavell ou chez des particuliers, en attendant que des passeurs les aident à franchir la frontière hollandaise.

Au cours des mois suivants, le réseau s’étend au-delà de la frontière française en se rattachant à un groupe actif dans la forêt de Mormal, animé par l’institutrice Louise Thuliez, le prince Réginald de Croÿ et sa sœur Marie. En aval, un architecte bruxellois, Philippe Baucq, prend en charge à partir du printemps la question cruciale du franchissement de la frontière hollandaise. Cavell n’est donc qu’un rouage d’une filière d’évasion à laquelle environ 180 personnes ont participé, mais un rouage important puisqu’elle en constitue une des principales animatrices avec Thuliez, Capiau et le prince de Croÿ. L’organisation convoie des militaires britanniques et français coupés de leur unité, ainsi que des jeunes occupés belges et français désireux de rejoindre l’armée. En revanche, il ne s’agit pas d’un réseau d’espionnage, même s’il est certain que Capiau a confié des renseignements militaires à certains de ses candidats à l’exfiltration. Contrairement à une légende tenace, rien ne prouve que Cavell ait, d’une quelconque manière, participé à la collecte ou à la transmission de renseignements.

Arrestation et mise à mort

Le 31 juillet 1915, Thuliez et Baucq sont arrêtés au domicile de ce dernier à Schaerbeek (Bruxelles) par la police secrète allemande. Les documents saisis et les aveux obtenus lors des interrogatoires permettent en quelques semaines de démanteler le réseau. Cavell est arrêtée dès le 5 août. Il est important de dissiper cet autre mythe qui voudrait que, d’une nature fondamentalement honnête, Cavell ait été ontologiquement incapable de cacher la vérité aux enquêteurs. Il apparaît ainsi que des 31 membres du réseau avec qui Cavell a été en contact, seuls 11 ont été arrêtés. Sans doute Cavell a-t-elle concédé des aveux partiels, mais elle a dissimulé davantage de liens qu’elle n’en a reconnus. Il n’empêche, l’enquête permet aux policiers de mettre la main sur les principaux membres du réseau et des dizaines de leurs collaborateurs. Le prince de Croÿ est le seul "gros poisson" à échapper aux arrestations, si bien que, le 7 octobre 1915, Cavell, Capiau, Thuliez, Marie de Croÿ et 31 autres personnes comparaissent devant le tribunal militaire que les occupants installent dans l’hémicycle du Sénat de Belgique, réquisitionné pour l’occasion. Les juges ont la main lourde et prononcent cinq condamnations à mort et 22 peines de prison ou de travaux forcés, souvent de longue durée. Seules huit personnes sont acquittées. Des recours en grâce sont aussitôt introduits, particulièrement par les légations d’Espagne et des États-Unis. Trois condamnés à mort en bénéficieront, mais le sort de Cavell et de Baucq est déjà fixé. Tous deux sont passés par les armes à l’aube du 12 octobre. Les autres condamnés sont déportés pour purger leur peine dans les établissements carcéraux allemands de Rheinbach et de Siegburg, séjour qui sera fatal à trois d’entre eux.

Cavell est morte, mais sa légende est née, celle d’une infirmière anglaise "lâchement assassinée" par les Allemands, légende colportée et amplifiée par la presse britannique puis internationale. Les engagements volontaires dans l’armée britannique connaissent une hausse spectaculaire dans les semaines qui suivent et, bientôt, des rues, des établissements hospitaliers et même des formations géologiques porteront son nom, à Bruxelles et à Londres, mais aussi à Paris, au Canada et jusque sur Vénus.

 

Emmanuel Debruyne - Professeur à l'Université de Louvain