L'histoire du maquis et de la bataille des Glières

Sous-titre
Par Gil Emprin, professeur agrégé en histoire contemporaine et conseiller scientifique du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère

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La Résistance et les maquis de Haute-Savoie. Maquis Les Glières. Parachutage sur le plateau des Glières.
Sans mention de droits - © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale

Au début de la guerre, le département de la Haute-Savoie accueille avec bienveillance la personne du maréchal Pétain, ainsi que son programme de "révolution nationale". La population rurale, majoritairement conservatrice et catholique en termes de valeurs, adhère naturellement à la devise du régime ("Travail, famille, patrie"), à ses formules ("la terre ne ment pas") et à l’idée d'une rénovation par la morale, d'une rédemption par le travail et l'esprit de sacrifice, opposés à "l'esprit de jouissance" assimilé au Front populaire et au communisme.

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En comparaison avec le reste du pays, le département peut être considéré comme un foyer majeur, non seulement du maréchalisme, c'est à dire de l'attachement à la personne et à la figure de Pétain, mais aussi du pétainisme, c'est à dire de l'adhésion à son programme de révolution nationale. En témoignent la puissance de la Légion, qui rassemble plus de 20 000 adhérents en 1941 et qui se veut être "les yeux et les oreilles du Maréchal", et l'accueil vibrant réservé à Pétain en septembre 1941. A cette date, l'aspect répressif du régime n'est pas encore très marqué en Haute-Savoie - quelques assignations à résidence, des arrestations temporaires de communistes connus, des mutations forcées de fonctionnaires - et le statut discriminatoire des juifs, peu nombreux (moins de 500) s'applique dans l'indifférence générale.

Résister en Haute-Savoie en 1940-41, département alors non occupé, relève avant tout d’un acte politique. Cette première phase, celle des pionniers, des "dissidents", concerne très peu de Haut-savoyards. Les journaux clandestins, venus le plus souvent de Lyon, sont diffusés essentiellement dans les villes et les bourgs, portés par les cheminots dont on ne soulignera jamais assez le rôle essentiel, de 1940 à 1944. Quant à la répression, elle est faible, en dehors de celle visant les communistes. La police de Vichy connait rapidement les opinions de François de Menthon, ce notable universitaire catholique qui aurait pu avoir le profil type du pétainiste, mais qui s’implique dès novembre 1940 dans la structuration d’une première résistance politique. Quand survient son arrestation et son interrogatoire par le SOL (Service d'ordre légionnaire), en mai 1942, il n'est toujours pas sérieusement soupçonné d'autre chose que de sympathies gaullistes. Pourtant, cet épisode marque une rupture, entraînant la démission du maire d'Annecy, et une crise au sein de la Légion qui connaitra un déclin rapide : pour le Haut-savoyard moyen, les ultras de la collaboration sont désormais des voyous, de par leur comportement et leur compagnonnage idéologique avec le nazisme.

Comme dans le reste du pays, mais peut-être encore davantage en Haute-Savoie, l'opinion accepte la révolution nationale, mais rejette la collaboration d’État avec l'Allemagne. En revanche, les rapports du préfet et du contrôle postal décrivent très tôt une certaine anglophilie, comme en témoigne la forte présence de la population lors de l'enterrement d’aviateurs britanniques après le crash de leur appareil. On observera même une réjouissance populaire à l'annonce des succès de l'URSS à Stalingrad. Le patriotisme est intense en novembre 1942 quand vient le temps de l'occupation italienne, jugée totalement illégitime et qui signe l'impuissance du gouvernement. Dans leur majorité, les Haut-savoyards ont davantage méprisé que combattu l'occupant italien, mais reprochaient au gouvernement Laval de n'avoir rien fait contre sa présence.

En 1943, la tension monte en Haute-Savoie, comme dans l'ensemble des Alpes. Le régime de Vichy est passé à une nouvelle phase de la collaboration d’État avec l'Allemagne, et se durcit politiquement. En janvier, la Milice est créée et la Haute-Savoie fait figure d’exemple. Début février 1943, celle-ci rassemble quelques 400 miliciens, parmi lesquels environ 160 "franc-gardes", installés à demeure dans le département. Ce sont majoritairement de jeunes ruraux, agriculteurs ou artisans, qui se considèrent comme les défenseurs de l’ordre et de la chrétienté contre le danger communiste. Celui-ci est largement fantasmé puisque, avant-guerre les candidats du PCF dans le département n’ont jamais dépassé 7% aux élections.
 

La Résistance et les maquis de Haute-Savoie. Maquis Les Glières. Arrivée de résistants du Grand-Bornand qui vont être intégrés à la section Savoie-Lorraine.
Sans mention de droits - © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale
 

Au mois de septembre, le département est occupé par les Allemands. De son côté, la Résistance, encore mal structurée et peu unifiée, commence la lutte armée. L’instauration du Service du travail obligatoire en Allemagne (STO), le 16 février 1943, grossit le nombre de "réfractaires". Dès le mois de février, presque 20% des jeunes convoqués pour la visite médicale sont défaillants. En mars, le refus est massif en Haute-Savoie, plus précoce que dans le reste du pays. Dans cette première phase, il s'agit bien d'un phénomène local. De jeunes ouvriers retournent dans leur village d'origine pour y trouver refuge et assistance. La géographie montagneuse, les multiples hameaux à différentes altitudes, jusqu'aux alpages d'été de la Haute-Savoie, ne créent pas mais facilitent le phénomène. Ces éléments "naturels" auxquels il faut ajouter la proximité de la Suisse, vont également attirer des réfractaires citadins, notamment de la région lyonnaise. Ces nouveaux "hors la loi" bénéficieront de l'accueil d'une population déjà sensibilisée à leur situation par le sort de ses propres enfants.

Cette sensibilité est d'autant plus forte que, dès le mois de juin, le STO concerne tous les jeunes des classes 39 à 42, y compris les agriculteurs. L’assistance aux réfractaires devient courante et installe dans l’illégalité des gens qui n’en étaient pas du tout coutumiers. Cette assistance, morale et matérielle, ainsi que la naissance du marché noir, sont deux pas vers l’illégalité au regard d’un régime de Vichy désormais délégitimé. C’est aussi une étape vers l’action résistante. Une véritable culture de la clandestinité s'installe dans un département à la réputation pourtant légitimiste. A l'automne 1943, les massifs se peuplent de plus de 6000 réfractaires du STO, d’exclus politiques - résistants connus et menacés, réfugiés espagnols, juifs en fuite perpétuelle -, ce qui inquiète les autorités vichyste et allemande.

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Maquis, maquisards et résistance armée

En 1943, les maquis étaient des lieux de refuge et non de combat, des caches d'où des groupes francs actifs partaient faire main basse sur les ressources des camps des Chantiers de Jeunesse ou de Jeunesse et montagne, afin de se procurer des équipements et de la nourriture. A partir de septembre, c’est à dire de l'occupation allemande, l'action militaire met la Haute-Savoie sous les projecteurs : les cheminots résistants sont passés du transport de tracts à celui des armes, et du renseignement au sabotage. Les lignes d'Annecy vers Annemasse, mais surtout celle qui dessert les industries de la vallée de l’Arve, font l'objet de sabotages répétés - 14 sabotages en deux semaines - pour freiner et bloquer les productions industrielles, systématiquement mises au service de l'économie de guerre allemande. A partir de janvier 1944, le réseau "Résistance Fer" multiplie les opérations entre Annecy, La Roche-sur-Foron et Bonneville, cœur des voies ferrées du département. Les sabotages d'usines sont également systématiques, de même que commencent les actions ad hominem. La Résistance exécute ainsi plusieurs personnalités : le chef de la police politique italienne, le capitaine de gendarmerie Jacquemin - chef du SOL puis de la Milice-  et son adjoint, ainsi que le chef de la Gestapo de Megève. Elle attaque également la ferme-repaire des miliciens à Allinges.

Si la lutte armée n'est pas le fait de tous les maquis mais de quelques groupes francs, elle a toutefois un impact considérable. La succession de sabotages, les parachutages d’armes et la hardiesse des groupes francs de la résistance contre la Milice font apparaître la Haute-Savoie comme "un nid de terroristes" pour les Allemands, une "deuxième Yougoslavie" aux yeux de la presse clandestine communiste et de Radio Londres.
 

La Résistance et les maquis de Haute-Savoie. Maquis Les Glières. Abri réalisé en toile de parachute.
Sans mention de droits - © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale
 

L'aventure des Glières doit être replacée dans ce contexte pour la mettre en perspective. Jusqu'en janvier 1944, ce n'était pas réellement un maquis actif. Il n'entrait dans aucune logique, ni aucun projet, de faire du plateau une quelconque forteresse défiant à elle seule le gouvernement de Vichy. Il existait certes, au pied du plateau, une école de cadres à Manigod, qui formait moralement et techniquement des futurs chefs de groupes, mais le plateau des Glières était surtout un terrain idéal de parachutages, testé avec succès en mars 1943. Le développement des maquis en Haute-Savoie avait conduit leur responsable et organisateur, le commandant Jean Valette d'Osia, deux fois prisonnier, deux fois évadé, à réclamer et obtenir des parachutages massifs, appuyé en cela par Jean Rosenthal dit "Cantinier", membre du BCRA (Bureau central de renseignements et d'action), qui faisait le lien avec Londres et la France Libre. Le 31 janvier, un groupe de 120 maquisards dirigés par le lieutenant Tom Morel, jeune officier qui s'était illustré en 1940 et était entré en clandestinité en novembre 1942, monte sur le plateau pour préparer la réception des parachutages. Le jour même, la proclamation de l'état de siège et la nomination en Haute-Savoie d'un directeur du maintien de l'ordre en la personne du colonel Lelong, doté de pouvoirs étendus, annonce la guerre civile. Plus de 2500 hommes des forces de l'ordre, GMR (Groupes mobiles de réserve), gendarmes et surtout 800 franc-gardes miliciens venus renforcer les locaux doivent mater la Résistance en Haute-Savoie. Darnand, chef de la Milice, entré au gouvernement et chargé du maintien de l'ordre, vient régulièrement sur place constater l'évolution de la situation, très médiatisée sur "Radio Paris" par Philippe Henriot. La crédibilité de Vichy est en jeu.

La pression des quelques 3000 représentants de Vichy est telle que plusieurs groupes, dont des FTP et des républicains espagnols, montent également sur le plateau des Glières. La conjonction de tous ces éléments transforme insensiblement le plateau en enjeu, en symbole encore plus psychologique que militaire. Tous les acteurs surinvestissent ce qui va se passer sur ce plateau : Londres, qui en parle abondamment à la radio sous l'influence de Rosenthal, voit les maquisards plus forts et plus nombreux qu'ils ne sont, tandis que l'intendant de police Lelong et le chef de la Milice Darnand engagent la crédibilité de la Milice et de l’État français. Quant aux maquisards, qui veulent infliger une défaite aux forces de Vichy, ils espèrent une aide colossale des Alliés sous la forme de bataillons de parachutistes. Les Allemands, eux, observent, tout en surestimant également les forces du maquis.
 

La Résistance et les maquis de Haute-Savoie. Maquis Les Glières. L'enterrement de Tom Morel au plateau des Glières.
Monsieur Gambier, archives départementales de Haute Savoie - © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale
 

Le parachutage du 14 février alimente les passions. Les événements qui suivent installent les éléments d'une tragédie héroïque : l'insistance de Rosenthal à faire des Glières un lieu de bataille et non seulement de parachutage, le plateau encerclé par les forces vichystes, et enfin le coup de force du 9 mars des maquisards qui neutralisent, à Entremonts, les gendarmes du Groupe mobile de réserve (GMR), récupérant leurs armes et faisant 57 prisonniers. Au cours de l’opération, le lieutenant Morel est toutefois lâchement abattu par le commandant des GMR. Le capitaine Anjot monte alors sur le plateau pour remplacer "Tom" Morel et préparer la défense des Glières. Les importantes chutes de neige gênent considérablement la réception du grand parachutage du 10 mars, d'autant que les avions allemands bombardent les chalets et suivent les traces des maquisards dans la neige. Leur intervention signifie d'ailleurs que Darnand a échoué et que les Allemands en tirent les conséquences.

Le 26 mars, les Allemands lancent une reconnaissance qui, bien que repoussée, leur permet de préparer leur grande attaque prochaine. Mais elle n'a finalement pas lieu, le capitaine Anjot ordonnant sagement la dispersion des maquisards pendant la nuit. A l'évidence, ses 465 hommes ne pouvaient faire face à l'aviation et aux 2 à 3000 chasseurs alpins allemands aguerris et bien armés (canons de montagne, mitrailleuses) qui leur étaient opposés. Les 149 maquisards tués le sont, pour beaucoup, pendant leur tentative de sortie. Les Allemands, mais aussi les miliciens et les fameuses "Canadiennes", policiers français de la Section anti-communiste qui n'étaient pas parvenu à les déloger jusqu’alors, les guettaient en effet tout autour du plateau.
 

La Résistance et les maquis de Haute-Savoie. Maquis Les Glières. Les derniers combats, du 26 au 31 mars 1944. Relève à un fortin de Spée.
Sans mention de droits - © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale
 

Il reste objectivement de l'épisode des Glières quelques solides certitudes : les forces de Vichy n'ont pas atteint leurs objectifs, n'ont jamais pu rétablir l'ordre ni "mater" la Résistance. Elles ont dû compter sur les troupes allemandes pour reprendre le contrôle du plateau, même si le collaborationniste Philippe Henriot ne mentionnera jamais leur rôle décisif dans ses discours triomphalistes. Par la suite, au printemps 1944, les rafles des miliciens dans les villages soupçonnés d'abriter des maquisards s'accompagnent de meurtres, de tortures et de déportations, comme à Annecy le 13 mars, dans le Chablais les 20 et 21 mai et à Bonne-sur-Menoge le 9 juin.

Les collaborationnistes, moralement maudits par la population, ont été les instruments d'une guerre civile et politique qu’ils ont perdue : à la Libération, le milicien est la figure emblématique du traître à châtier. Les autres forces de police ou de gendarmerie se sont progressivement effondrées au printemps 1944, avec des désertions et des arrêts maladie, beaucoup passant par ailleurs à la Résistance.
 

Gil Emprin, professeur agrégé en histoire contemporaine et conseiller scientifique du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère


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