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Des sculpteurs au service de la mémoire

Les Fantômes, Paul Landowski, Oulchy-le-Château. © frediquessy © ADAGP, Paris, 2022

Si la statuaire monumentale en l’honneur des héros morts au combat est ancienne, la guerre de 1870 marque une rupture, avec la volonté nouvelle de rappeler le sacrifice de l’ensemble des soldats décédés. Bien des artistes s’engagent alors au service de la mémoire, l’hécatombe de la Première Guerre mondiale s’accompagnant d’un changement d’échelle et inspirant, jusqu’à nos jours, de nombreux sculpteurs.

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La guerre a inspiré les sculpteurs dès l’Antiquité, mais leurs oeuvres visaient pour l’essentiel à célébrer des victoires ou honorer des généraux ou chefs d’État vainqueurs. Les nombreux bas-reliefs représentant les pharaons terrassant leurs ennemis ou les arcs de triomphe répandus dans tout l’empire romain en sont un témoignage. Le Départ des volontaires de 1792, communément appelé "La Marseillaise", du sculpteur François Rude (1784-1855), qui orne l’Arc de triomphe de Paris, relève de la même volonté d’exalter les vainqueurs.

Le tournant de la guerre de 1870

C’est avec la guerre franco-prussienne de 1870-71 que l’on observe un tournant dans le regard porté par les artistes sur la guerre. Le "lion de Belfort", oeuvre d’Auguste Bartholdi (1834-1904, également auteur de la statue de la liberté de New York) dont une copie se trouve à Paris, place Denfert-Rochereau, relevait du désir d’exalter la résistance héroïque des soldats français contre les Prussiens, qui permit à cette ville de ne pas être annexée en 1871. Avec le nouveau conflit apparaît désormais la volonté d’honorer non seulement les officiers mais l’ensemble des soldats morts au combat, qu’ils soient vaincus ou victorieux. Par l’article 16 du traité de Francfort du 10 mai 1871, qui scella la fin de la guerre, la France et l’Allemagne s’engagèrent ainsi à entretenir les tombes des soldats tombés sur leur sol.

En France, des ossuaires furent aménagés où reposent des combattants, souvent à la fois français et allemands, et des commandes rapidement adressées à des artistes pour ériger des monuments. L’un des premiers est le monument national commémoratif de la guerre de 1870 à Mars-la-Tour (Meurthe-et-Moselle), œuvre du sculpteur Frédéric-Louis-Désiré (1831-1899) et orné de deux hauts reliefs en bronze. Le site, où reposent 1 500 militaires, fait partie des 290 nécropoles nationales ; il est propriété de l’État et placé sous la responsabilité du ministère des Armées.

Des monuments aux morts furent également érigés par de nombreuses communes pour honorer leurs soldats. Ainsi, Antoine Bourdelle (1861-1929) réalisa pour la ville de Montauban une sculpture monumentale en hommage aux combattants et défenseurs du Tarn-et-Garonne de 1870-71.

Des commémorations précoces de la Première Guerre mondiale

Après la déflagration de la Première Guerre mondiale et ses millions de morts, c’est non seulement la victoire ou le courage des combattants, mais aussi la mort et la douleur, qui vont inspirer les artistes. De nombreuses oeuvres furent ainsi érigées dès la fin du conflit puis, plus tard et toujours en mémoire des soldats tombés au front, au gré des commémorations. Il est bien sûr impossible de toutes les citer mais, en parcourant la ligne du front ouest, de nombreuses réalisations de sculpteurs de renom méritent qu’on s’y arrête.

 

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Le géant enchaîné, nécropole nationale de Sarrebourg. © Jérémy LEMPIN/ECPAD/Défense

 

Dans le Grand-Est, plusieurs sites retiennent l’attention : la nécropole nationale de Sarrebourg (Moselle), où a été érigée l’étonnante statue dite "Le géant enchaîné", allégorie de la souffrance des prisonniers de guerre, en mémoire des 13 000 d’entre eux (militaires, mais aussi civils des régions envahies) rapatriés après la guerre pour être inhumés dans le lieu.  Cette oeuvre est particulièrement originale car, jusqu’alors, il n’était pas de mise de rappeler la mémoire des prisonniers, soldats peu considérés. Elle est due au sculpteur suisse Freddy Balthazar Stoll (1869-1949), élève de Rodin, engagé volontaire dans le conflit et fait prisonnier ; il l’entreprit durant sa captivité, avec l’aide d’autres prisonniers, puis la statue fut installée en 1930 au centre de la nécropole. On doit également à cet artiste plusieurs monuments aux morts dont celui de Soulac-sur-Mer (Gironde).

Remarquable aussi est le monument national du Hartmannswillerkopf (Haut-Rhin), aux contreforts des Vosges, dédié aux combats de montagne qui se déroulèrent sur le site. Il fait partie des quatre monuments nationaux érigés par souscription, généralement à l’initiative de l’Église, avec l’ossuaire de Douaumont (Meuse), le mémorial des deux batailles de la Marne de Dormans (Marne) et la basilique de la nécropole de Notre-Dame de Lorette (Pas-de-Calais).

Le monument s’élève au sommet du col du Silberloch, qui domine, à près de 1 000 m d’altitude, la plaine d’Alsace et surplombe la nécropole nationale aménagée en pente douce au flanc de la montagne. Il se compose d’un "autel de la patrie" et d’une crypte-ossuaire à la création de laquelle Antoine Bourdelle (1881-1929) a prêté le concours de son talent en signant les deux statues de bronze (archanges ou victoires ailées) qui en gardent l’entrée ; dans la crypte, où reposent plus de 10 000 corps, ont été aménagés trois autels correspondant aux trois religions concordataires (catholique, protestante et juive) ; une statue de la Vierge, oeuvre également de Bourdelle, en occupe l’axe central.

 

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L’un des archanges d’Antoine Bourdelle à l’entrée de la crypte-ossuaire du monument national du Hartmannswillerkopf.
© Patrick Bogner

 

Plus à l’ouest, on ne peut manquer de mentionner Verdun. Parmi les nombreux monuments qui commémorent cette bataille symbolique, la tranchée des baïonnettes est remarquable par son admirable porte de bronze, oeuvre du ferronnier d’art Edgar Brandt (1880-1960), également auteur du brûloir de la flamme de l’Arc de triomphe à Paris. Le monument qui recouvre cette tranchée emblématique de combats où tombèrent nombre de soldats bretons et vendéens, fut aménagé dès la fin de la guerre et inauguré en 1920. Il fait partie des dix "hauts lieux de la mémoire nationale du ministère des Armées", sites propriété de l’État et symboliques de différents aspects des conflits contemporains depuis 1870.

En suivant la ligne de front, dans la Marne, se dresse le "Monument aux morts des armées de Champagne" ou "Monument de Navarin" où reposent 10 000 corps. Propriété de la Fondation du monument aux morts des armées de Champagne, celle-ci s’est dissoute et a confié le site au ministère des Armées en 2019 ; devenu propriété de l’État, il est dès lors classé parmi les nécropoles nationales. Le monument est constitué d’une pyramide surmontée d’une impressionnante sculpture due à l’artiste Maxime Réal del Sarte (1888-1954) qui y a représenté trois soldats montant au combat : au centre, le général Gouraud, encadré par l’aviateur Quentin Roosevelt, tué en 1918, fils du président Théodore Roosevelt, et d’un soldat auquel il a donné les traits de son frère tombé au Chemin des Dames. Les visages expriment toute la combativité et le désir de vaincre des soldats. Réal del Sarte, lui-même blessé aux Éparges et amputé d’un avant-bras, est également l’auteur de nombreux monuments aux morts communaux pour lesquels il affectionnait le symbole des deux bâtons croisés surmontés d’un casque, censé marquer les tombes provisoires des soldats tombés au front et qui est devenu le logotype des nécropoles et carrés militaires français.

Toujours en Champagne, doit être mentionné le "Monument aux héros de l’Armée noire", oeuvre en bronze du sculpteur Paul Moreau-Vauthier (1871-1936). Il représente quatre soldats africains unis derrière un officier blanc qui porte un drapeau. Installé dès 1924 à Reims, une copie étant érigée la même année à Bamako (Mali), il témoigne de la volonté d’honorer, dès la fin de la guerre, les combattants venus des colonies. Une copie de ce monument, fondu par l’occupant durant la Seconde Guerre mondiale, a été installée dans le parc de Champagne de Reims en 2013. On doit au même artiste, outre divers monuments aux morts, les fameuses bornes du front, dites "bornes Vauthier", destinées à matérialiser la ligne de front, de la mer du Nord à la Suisse, telle qu’elle s’établissait à l’été 1918. Une centaine fut installée dans les années vingt. La plupart d’entre elles subsistent encore de nos jours.

 

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Les Fantômes, Paul Landowski, Oulchy-le-Château. © frediquessy © ADAGP, Paris, 2022

 

Après les combats de Champagne, il faut se diriger vers le département de l’Aisne, riche en lieux de mémoire. Parmi ceux-ci, tout particulièrement remarquable est le monument national de la seconde bataille de la Marne, dit "les Fantômes", de Paul Landowski (1875-1961), lui-même ancien combattant, qui est également l’auteur d’autres monuments célèbres, tels le "Grand pavois d’Alger" et surtout le "Christ rédempteur" qui domine la baie de Rio de Janeiro. Située à Oulchy-le-Château, au sommet d’une butte herbeuse où courent des lapins sauvages, cette oeuvre de granit qui, fait exceptionnel, fut classée monument historique avant même son achèvement, comprend quatre marches monumentales symbolisant les quatre années de guerre, une allégorie de la France portant un bouclier et sept personnages aux yeux clos représentant respectivement une jeune recrue, un sapeur, un mitrailleur, un grenadier, un colonial, un fantassin et un aviateur, entourant le spectre de la mort sortant de son linceul. L’ensemble, dédié à la victoire finale de cette bataille, dégage cependant une impression de tristesse et de solennité invitant bien davantage au recueillement qu’à l’exaltation du succès.

Un engagement artistique toujours actuel

Si, dès la fin de la Grande Guerre, des artistes renommés se mobilisèrent pour honorer les morts, les commémorations ultérieures inspirèrent de nombreux sculpteurs contemporains. C’est ainsi que fut inaugurée en 2007, à l’occasion du 90e anniversaire des combats du Chemin des Dames et à proximité de la Caverne du Dragon, une oeuvre de Christian Lapie (1955-…), intitulée La constellation de la douleur. Composée de 9 silhouettes longilignes en bois calciné, celle-ci rend hommage aux tirailleurs sénégalais qui combattirent lors de l’offensive d’avril 1917.

Une autre réalisation monumentale, installée sur le plateau de Californie en 1998, à l’occasion du 80e anniversaire de l’armistice de 1918, rappelle le sacrifice des soldats au Chemin des Dames. Intitulée Ils n’ont pas choisi leur sépulture, elle est due à l’artiste allemand Haïm Kern (1930-…). C’est une sculpture en bronze symbolisant un filet enserrant des têtes sans corps qui évoquent les soldats disparus, pris dans les mailles de l’histoire. Un nouvel exemplaire, enrichi de trois visages, fut installé sur la terrasse de la Caverne du Dragon, à l’occasion du centenaire de la bataille, la première oeuvre ayant été vandalisée puis dérobée pour son métal.

 

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Monument aux sportifs français morts au combat, Stade de France, Saint-Denis, Jean-Pierre Rives. © XDR

 

Si la plupart de ces sculptures se trouvent sur les lieux mêmes des combats, la région parisienne ne pouvait pas être à l’écart de l’hommage rendu aux combattants de la Grande Guerre. Ainsi, à la veille des commémorations du centenaire de ce conflit émergea l’idée de rendre hommage aux sportifs "morts pour la France". Le sculpteur Jean-Pierre Rives (1952-), ancien capitaine de légende du XV de France (connu également sous son surnom : "casque d’or"), fut retenu par le ministère des Armées pour ce projet. Doit être soulignée à cet égard l’abnégation de ce grand Monsieur qui a tenu à faire don à l’État de son oeuvre Les rubans de la mémoire, allant même jusqu’à refuser d’être indemnisé de ses frais de déplacement et de séjour à Paris pour l’inauguration. La sculpture fut érigée à côté du stade de France et inaugurée en mai 2016, juste avant la finale de la coupe de France de football.

Une oeuvre de taille plus modeste, également intitulée Les rubans de la mémoire et bien caractéristique du style de Jean-Pierre Rives, a été érigée en 2017 à Craonnelle, dans l’Aisne, en mémoire des rugbymen de haut niveau (2 Écossais, 4 Anglais, 44 Français et ceux de l’équipe de France militaire) tombés au Chemin des Dames.

On se doit de saluer les artistes célèbres qui ont mis leur talent au service de la mémoire des soldats qui combattirent, souffrirent et périrent au service de la France. Toutefois, si leurs oeuvres suscitent l’admiration et le recueillement, rien n’égale le sentiment de respect et d’émotion que l’on éprouve devant l’alignement, comme à l’infini, des croix blanches des nécropoles nationales qui sont autant de sépultures sous lesquelles reposent nombre de jeunes soldats, venus pour la plupart de toutes les provinces de France, et aussi pour certains d’entre eux des lointaines contrées de l’empire colonial, tombes qui sont le témoignage le plus tangible de leur loyauté et de leur courage pour que vive la France.

 

Liliane Chanson - Chef du bureau de la politique des lieux de mémoire au ministère des Armées (1983-2022)