Le sport pendant la "drôle de guerre" : occuper les soldats ?
Sous-titre
Par François Cochet, agrégé et docteur en histoire, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Lorraine-Metz

Début septembre 1939, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l'Allemagne après l'invasion de la Pologne. Cependant, aucune bataille majeure n'aura lieu avant mai 1940. Durant ces longs mois, les soldats français, partis pour se battre, vivent l’attente. Que font ces hommes pour combattre l’ennui ? Comment entretient-on alors le dynamisme des troupes ?
Le 3 septembre 1939, 5 345 000 ressortissants français sont mobilisés. Les soldats français rappelés à leur devoir de défense ne sont plus dans l’état d’esprit du « lâche soulagement » d’un an auparavant lors des accords de Munich. Ils ont compris qu’il fallait arrêter Hitler et venir en aide à la Pologne. Tout comme en 1914, c’est la ferme résignation qui l’emporte. Mais à la différence de 1914, où les combats s’étaient enchaînés avec une extrême violence dans les jours qui avaient suivi la déclaration de guerre par l’Allemagne, en 1939 les armées françaises s’installent dans une longue et délétère inactivité guerrière de huit mois, du moins pour l’immense majorité des soldats.
La guerre factice, février 1940 : les soldats français attendent la soupe.
© Tallandier / Bridgeman Images
Comment maintenir le moral de ces troupes qui ne combattent pas et qui oublient, au fur et à mesure que les mois passent, pourquoi elles sont encore sous l’uniforme alors que la Pologne est vaincue ? Le sport fait alors partie de la liste des solutions envisagées pour « désennuyer » les soldats et combattre certaines de leurs fâcheuses tendances comportementales. Le but est-il atteint à la fin de l’hiver 1940 ?
La "dépression d'hiver"
Les premiers combats se font attendre, d’autant que l’état-major français estime ne pas pouvoir passer à une offensive de grande ampleur avant le printemps 1941. Les soldats s’installent alors dans une forme de routine. Du 9 au 24 septembre 1939, les Français lancent, fort mollement, une tentative d’action sur la Sarre, censée soulager les forces polonaises. Les Allemands se défendent à moindre coût, sans ramener des troupes de Pologne, grâce à la densité de leur réseau de mines. Dès le 22 septembre, l’attaque prévue sur Sarrelouis est suspendue, Hitler ayant annoncé la fin de la campagne de Pologne le 18 septembre, même si bien des unités polonaises continuent de résister à cette date.
Dans ces conditions, un grand nombre de soldats, surtout parmi les régiments de réserve de série B (1 seul officier d’active et 72 officiers de réserve dans ces unités), sont d’abord touchés par l’ennui, puis par une vaste « dépression d’hiver » qui prend diverses formes. Les exercices militaires sans cesse répétés, sur les mêmes terrains, les démontages et remontages d’armes, mais aussi les jeux de carte, la lecture ou le théâtre aux armées, où Maurice Chevalier chante que « tous cela ça fait d’excellents Français, d’excellents soldats qui marchent au pas… », ne suffisent plus à maintenir un moral satisfaisant.
Les unités d’active ou bien encadrées, notamment les troupes de la ligne Maginot, sont moins touchées que les régiments de réserve par cette dépression, preuve que c’est bien dans les attitudes d’une hiérarchie -ferme ou au contraire complaisante avec la discipline- que se situe la cause essentielle de la dérive du moral des troupes.
Il faut dire que la « communication » des armées a été fort mal réalisée durant les mois d’inactivité de la « Drôle de guerre ». Ni les autorités militaires, ni le ministère de l’information n’ont su indiquer pourquoi l’état de guerre se poursuivait, avec peu de combats (2 000 morts à déplorer quand même durant cette période pas si drôle). Les soldats, privés d’information ou soumis à une information caricaturale, s’inventent eux-mêmes des histoires, tout comme au début de la Grande Guerre. Ni les stratégies périphériques (l’aide à la Finlande contre l’agression soviétique, projet « Caucase » ou, comme en 1916, action sur Salonique…), ni la guerre d’asphyxie économique, en attendant de pouvoir lancer la grande offensive prévue pour 1941, ne sont réellement présentées aux mobilisés comme autant de pistes de légitimation d’une guerre qui s’installe dans le temps.
Des soldats de la 2e armée se détendent dans la neige des Ardennes, 1940.
© Auteur inconnu / ECPAD / Défense
Le soldat de février 1940 s’ennuie, et quand il s’ennuie, il abuse de la boisson et devient peu regardant sur la discipline. C’est là forcer un peu le trait, mais de tels comportements sont cependant bien attestés par de nombreux témoignages et par les analyses du 2e bureau [NDLR : service chargé du renseignement]. Des comportements inquiétants sont effectivement constatés : l’alcoolisation des soldats est une des plaies de la « Drôle de guerre », même si ce n’est que le 9 avril 1940 que le général en chef Maurice Gamelin commence à envisager des restrictions de vente d’alcool aux soldats. La discipline s’en ressent et les marques de respect hiérarchique, comme le salut dû aux supérieurs, est fréquemment oublié. Les officiers n’arrivent plus à se faire obéir dans un certain nombre de cas et certains préfèrent fermer les yeux. Les permissionnaires ont une tenue déplorable dans les gares. Le pillage de certains villages du front en Alsace ou en Lorraine est assez systématique, d’autant qu’ils ont été évacués de leurs populations, transférées dans le Limousin ou en Charente. L’exaspération enfle devant la montée en puissance du nombre des « affectés spéciaux », qui, comme en 1915, quittent l’uniforme pour aller travailler dans les usines d’armement, qui tournent à plein régime. Près de 500 000 soldats y sont affectés, mais nombre d’administrations réussissent aussi à faire rentrer du « front » certains de leurs employés, accentuant encore la rancœur de ceux qui restent sous l’uniforme. Nombre de soldats se déclarent malades dans les hôpitaux militaires, ou rentrent de permission avec plusieurs jours de retard.
En janvier 1940, le colonel de Gaulle écrit, « dans le conflit présent comme dans tous ceux qui l’ont précédé, être inerte, c’est être battu ». Comment faire pour restaurer le moral des troupes ?
Redresser les corps
Face à cette détérioration qui, encore une fois, ne concerne pas toutes les troupes, le commandement se doit de réagir. Il suspend les permissions durant plusieurs semaines. Rétablir la discipline, c’est aussi rendre aux corps toute leur vigueur. L’armée française a été une des premières à penser l’utilisation du sport comme préparation à la guerre au XIXe siècle. Il est temps de réactiver certaines pratiques.
Les sports, et notamment le football, sont alors convoqués pour tenter de retrouver des esprits sains dans des corps sains.
La pratique de « taper dans une balle » est spontanée chez les militaires dans les moments de liberté. Mais cette fois, c’est un projet plus global et théorisé qui est mis en place.
Un généreux donateur britannique offre notamment 2 000 ballons au début de l’année 1940. Par ailleurs, pas moins de 10 000 ballons de football mais aussi de rugby ont été achetés par le gouvernement français et distribués aux armées. Un crédit de 3 millions de francs est débloqué pour que chaque régiment augmente les pratiques sportives. En théorie, un officier par unité régimentaire s’est vu désigné pour veiller au développement de ces pratiques. Nul n’est en mesure de dire quel a été le suivi de cette mesure.
Si l’on consulte les archives photographiques de l’ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense), on constate que la « Drôle de guerre » représente une collection de 451 pages de clichés et de films d’actualité, soit aux alentours de 11 200 photos de la part des opérateurs photographes militaires. La sous-section « vie des armées » représente 161 pages, soit 4 000 photos environ, mais il y a des doublons.
Les pratiques sportives les plus représentées sont, par nombre de clichés :
- football : 24
- rugby : 18
- athlétisme : 19
- basket ball : 3
- compétition de ski : 2
- luge : 1
Soit un total de 67 photos sur environ 4 000, soit moins de 2% des sujets consacrés à la vie des armées.
Les cuisiniers, les infirmières, les travaux militaires et surtout les patrouilles (partie « active » de la « Drôle de guerre ») font l’objet de clichés infiniment plus nombreux. Visiblement, les pratiques sportives n’ont pas fasciné les photographes de l’armée.
Encore les manifestations sportives photographiées sont-elles souvent prétexte à tirer le portrait de généraux célèbres. C’est ainsi qu’un reportage sur des soldats participant à des compétitions d’athlétisme au sein de la 7e armée est en fait consacré surtout à des portraits du général Giraud, présidant la compétition.
À propos de la distribution de ballons de football par les Britanniques déjà évoquée, les fonds de l’ECPAD recèlent aujourd’hui un reportage photographique sur la réception, par des soldats de la 4e armée, de certains de ces ballons à la date du 1er janvier 1940, en présence du général Réquin, commandant l’armée, et d’un officier supérieur britannique non identifié. On y voit des soldats alignés qui, un sourire forcé aux lèvres, jettent mollement leurs ballons en l’air pendant que Réquin et l’officier britannique se saluent. Le caractère posé et artificiel de la scène s’impose à l’évidence.
Ce total situe les manifestations sportives photographiées et filmées très loin derrière les portraits tirés de personnalités du spectacle, (Fernandel, Joséphine Baker), mais bien plus encore derrière des portraits de généraux et de personnalités officielles. Une visite du duc de Windsor fait ainsi l’objet, par exemple, de 84 clichés.
Distribution de ballons de football à des soldats d'unités de la 4e armée, 1940.
© Auteur inconnu / ECPAD / Défense
Quelle a été l’utilisation réelle de ces ballons, et des instructions données, pour développer le sport au sein de l’armée mobilisée ? La Fédération française de football a organisé des compétitions régionales rassemblant des équipes du nord et du sud de la France. Dans certaines d’entre elles, les footballeurs permissionnaires ont pu être mis à contribution. Les reportages conservés par l’ECPAD font état de compétitions officielles avec les Britanniques, qui ont grandement participé à populariser les jeux de balle à cette époque. Mais, il y a bien peu de traces archivistiques sur les pratiques spontanées de sport aux armées.
D'autres activités physiques
La hiérarchie militaire compte également sur d’autres exercices engageant le physique pour entretenir le moral des troupes. En janvier 1940, la pratique consistant à « prêter » de la main d’œuvre militaire aux paysans des fermes environnantes est officialisée. Ainsi du 42e bataillon de chasseurs à pied qui a déjà participé aux vendanges à Riquewihr en septembre 1939. Des éléments des 4e et 5e armées s’occupent aux travaux des champs en Lorraine entre mars et avril 1940.
Le « bétonnage » a été un autre type de « sport » pratiqué largement durant la « Drôle de guerre ». Dès septembre 1939, le Génie a établi un programme propre à améliorer le système défensif se concrétisant par des constructions d’ouvrages bétonnés. 112 bétonnières sont livrées aux armées… en mars 1940 !
L’observateur et paysan languedocien, Gustave Folcher, mobilisé dans une unité de zouaves sur le front de Meuse, témoigne dans
ses Carnets de guerre de l’activité intense qui règne dans ce domaine, au début du mois de mars 1940 : « avec les charpentiers-menuisiers on fait des gigantesques coffrages, nous coulons du béton. Une fois commencé le coulage s’effectue sans arrêt jour et nuit à la lumière d’une installation électrique ».
Durant huit mois, les unités d’active ont ainsi renforcé leur cohésion, de la même manière que les unités de réserve de série A, par des activités d’entraînement, des travaux intenses et, aussi, la pratique du sport. En revanche, dans les unités de réserve de série B, comprenant les soldats les plus âgés, les mêmes pratiques semblent n’avoir eu que peu d’effets positifs.
Pourtant, certains veulent croire au printemps 1940 que la troupe a retrouvé toute sa combativité. « La bonne humeur de nos soldats me rassure plus encore que la solidité de nos fortifications » déclare au printemps 1940 le général Henri Giraud, commandant de la 7e armée. La « dépression d’hiver » lui semble totalement révolue, ce qui semble alors attesté par les services des deuxièmes bureaux fin avril 1940. Quelques jours plus tard, une nouvelle page de la guerre va s’écrire.
François Cochet,
Agrégé et docteur en histoire,
Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Lorraine-Metz