Les enjeux de la création artistique

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Graffiti de Louis Calmel, Mont Valérien. © Bourdon, ONAC-VG

Lieux de déshumanisation et de terreur, les camps et leurs antichambres sont aussi des lieux de production artistique dans lesquels les déportés s’emploient à créer. Leurs oeuvres sont autant de témoignages pour la postérité qui rendent compte de la réalité de l’univers concentrationnaire, affirment des idéaux et l’irréductible humanité de leurs auteurs. Elles constituent aujourd’hui de véritables outils de transmission mémorielle.

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Les représentations artistiques de l’univers concentrationnaire sont multiples et les arts ont donné à la mémoire des outils de transmission devenus aujourd’hui des classiques, tels les poèmes et les chants de la déportation, les grands témoignages littéraires ou les monuments. Certaines prises de distance artistique plus récentes, recourant notamment à la dérision pour mieux appréhender la réalité concentrationnaire, firent toutefois polémique. L’accueil réservé au film La vie est belle de Roberto Benigni, en 1997, en témoigne. De fait, certains l’accusèrent de donner de l’horreur concentrationnaire une vision outrancièrement éthérée ou euphémisée.

À ces réserves actuelles, on peut identifier plusieurs causes bien compréhensibles. Les arts, notamment la musique, furent en effet utilisés par les Allemands pour masquer leurs crimes, faire marcher les corps épuisés ou par simple sadisme avant, voire pendant, les exécutions ou les exterminations de masse. Le tango de la mort joué lors du massacre de 6 000 Juifs par des SS en 1943, dans les collines entourant le camp de Janovska, près de Lviv (ville actuelle d’Ukraine alors polonaise), en est un exemple, qui ne doit cependant pas masquer le rôle fondamental que joua la musique dans la transmission de ces mémoires, du Chant des marais à la symphonie n°13 de Dmitri Chostakovitch, construite autour du poème de Evgueni Evtouchenko dédié notamment aux victimes du massacre de Babi Yar.

Les arts furent en effet également, et peut-être même avant tout, une arme dans les mains des victimes du nazisme pour résister à la déshumanisation, notamment dans les camps. Ils constituèrent alors un véritable manifeste d’humanité face à une idéologie totalitaire dont le but suprême, au-delà peut-être de l’extermination, était la légitimation définitive de leurs actes par la chosification de leurs victimes et la négation de leur droit à l’existence. À ce défi lancé au présent comme à l’avenir par les génocidaires, les arts surent répondre en devenant un formidable outil de transmission de la mémoire des victimes de la persécution, de la répression et de l’extermination.

 

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Maquette d’un bateau réalisé par un déporté de l’annexe d’Obernai/CERD.2013.0.244. © CERD

 

L’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONAC-VG), principal opérateur de mémoire du ministère des Armées, entretient, gère et valorise aujourd’hui plusieurs lieux porteurs de cette mémoire : l’ancienne prison de Montluc (69), l’ancien camp de concentration de Natzweiler-Struthof (67), l’ancien lieu d’exécution du Mont Valérien (92), le mémorial des martyrs de la Déportation (75) ainsi que des nécropoles nationales. Lieux de création artistique clandestine durant la Seconde Guerre mondiale, ils sont aujourd’hui des lieux d’hommage, mais également de transmission de cette mémoire et des valeurs de la République, dont les camps d’internement, de concentration et les centres de mise à mort furent une cruelle et radicale négation.

Témoigner de ce que l’on est

Affirmer son identité, en laisser une trace sur tous les supports disponibles, pour ses proches ou les passants, lorsque le camp broie la moindre parcelle de celle-ci ou que la mort plus ou moins imminente oblige à se concentrer sur l’essentiel : voici l’une des principales missions de l’art pour les victimes de la persécution et de la répression sous l’Occupation. Les graffitis laissés par les hommes enfermés dans l’ancienne chapelle du Mont Valérien, dernier lieu de vie avant l’exécution pour certains résistants ou otages fusillés sur le site, témoignent de cette volonté farouche d’être, par-delà un système qui nie ce droit. Un nom ou une date suffisent alors à susciter le souvenir. La prison de Montluc offre des exemples similaires. Les gravures dans la pierre aident ces lieux à hurler en silence.

Les lettres laissées par les fusillés ou les internés attestent également d’une même volonté de témoigner de soi, associée naturellement à celle de laisser à sa famille le plus bel adieu possible. Les lettres des fusillés du Mont Valérien permettent ainsi d’appréhender la tragédie de la mise à mort dans toute son intimité.

Ces paroles sont remplies d’amitié et d’amour pour les êtres les plus chers, elles les incitent à se reconstruire voire, comme indirectement la lettre de Missak Manouchian à Mélinée, à le faire sans haine pour le peuple allemand. Il s’agit d’objets d’histoire mais aussi de vecteurs de mémoire d’une rare intensité, que l’ONAC-VG utilise naturellement aujourd’hui pour faire se rencontrer le passé et le présent par l’identification la plus intime.

 

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Dessin de Gaston Morisse, réalisé au camp de Buchenwald. © Collection Musée de la Résistance nationale

 

Le dessin ensuite, et notamment le portrait, permet de fixer sur tous les supports possibles l’individu, là où les SS aimeraient voir un stück, terme allemand qui, notamment employé par Germaine Tillion dans son œuvre Verfügbar aux enfers, pourrait se traduire par "morceau", "objet" ou "chose" vidée de son humanité. En témoignent notamment les portraits réalisés par France Audoul au camp de Ravensbrück, Hans Bellmer ou Robert Liebknecht, entre beaucoup d’autres, au camp d’internement et de transit des Milles, ou comme les peintures du prêtre déporté Jean Daligaut à la prison de Trêves.

La broderie du résistant limayen Abel Plisson, membre du réseau "Buck-Master" et fusillé le 31 mars 1944 à l’âge de 22 ans au Mont Valérien, constitue également, outre un témoignage des raisons de son engagement, un éclairage sur l’intime. Les noms des membres de sa famille, entourés de coeurs, témoignent ainsi d’une volonté d’exprimer l’essentiel pour la dernière fois. Cette pièce exceptionnelle, réalisée dans les conditions matérielles et psychologiques extrêmes d’un internement à la prison de Fresnes précédant son exécution, est aujourd’hui intégrée au patrimoine national.

Ainsi, l’affirmation de soi ou de l’irréductible humanité des individus constitue en elle-même une forme de résistance face à la machine totalitaire nazie. Cette dernière, en réduisant l’homme à une catégorie, aimerait transformer le réel en une représentation idéologique. Le témoignage d’un vécu au sein de l’univers concentrationnaire, dans les centres de mise à mort ou dans leurs antichambres, constitue également un acte de résistance, projeté non seulement dans le présent, mais aussi vers l’avenir.

Rendre compte de ce que l’on vit

Témoigner des conditions d’existence et des exactions subies dans les camps de concentration ou leurs antichambres constitue un objectif majeur de celles et ceux qui osèrent prendre la plume, le crayon, le pinceau de fortune ou l’instrument face à la répression et aux persécutions. Certains devinèrent très tôt le dessein nazi d’effacer toutes traces des crimes commis et celui de leurs thuriféraires futurs d’en nier ou d’en relativiser l’existence.

Les esquisses réalisées par Henri Gayot, résistant interné à la prison de Montluc puis déporté Nacht und Nebel [ndlr : littéralement "nuit et brouillard", terme utilisé pour désigner la déportation dans le plus grand secret, de certains ennemis du Reich] au camp de Natzweiler-Struthof, sont autant un témoignage de terribles conditions de vie qu’une accusation contre les gardiens des camps. Les croquis réalisés par Boris Taslitzky et Léon Delarbre au camp de Buchenwald, ou par Violette Rougier-Lecoq à Ravensbrück, entrent dans les détails les plus abjects d’un quotidien déshumanisant, où chaque geste témoigne d’un indispensable compromis entre la survie et l’humanité. Dans un autre registre, l’ennui et l’absurdité de l’internement au camp des Milles ont été saisis par les artistes enfermés en nombre sur place, de 1940 à 1942, tout comme par Franck Séquestra lors de sa détention à la prison de Montluc.

 

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Page du manuscrit de Germaine Tillion, réalisé à Ravensbrück, 1944. Illustration de France Audoul.
© Collection du Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon

 

La pièce écrite par Germaine Tillion au camp de Buchenwald, Le Verfügbar aux Enfers, ironiquement inspirée de l’opérette d’Offenbach Orphée aux Enfers, retrace la condition de Stück, d’objet constamment disponible, des déportés Nacht und Nebel dont elle est. L’humour utilisé par les déportés pour témoigner de leurs conditions, mais aussi résister au broyage concentrationnaire est, dans bien des cas, d’une noirceur difficilement imaginable aujourd’hui. Défense psychologique fondamentale pour qui voulait survivre, cet humour comme mise à distance du réel irrigue de nombreuses œuvres laissées par les déportés et les victimes des répressions et persécutions nazies.

Manifester ses convictions

Les chants composés par des déportés sur leurs conditions laissent souvent place à un avenir radieux, tel le dernier couplet du Chant des Marais ou de la Voix du Rêve d’Arthur Poitevin, déporté au camp de Natzweiler-Struthof. Il peut s’agir d’une manière de sublimer le quotidien, mais c’est aussi un moyen d’affirmer que le système concentrationnaire n’a pas annihilé en soi l’espérance, notamment religieuse ou politique, à l’âge des idéologies.

L’acte de création artistique, réalisé dans des conditions aussi extrêmes, souvent au nez et à la barbe des gardiens et avec les faibles moyens du bord, est en lui-même un acte politique, qu’il affirme explicitement ou non une conviction religieuse ou laïque.

Les cultes et les activités politiques ont pu se maintenir dans certains camps et lieux de persécutions, soutenus par les églises et les partis. Le cas du prêtre Jean Daligaut, interné à Trêves puis déporté Nacht und Nebel à Dachau, est un exemple parmi beaucoup d’autres. Ce dernier fit de certains de ses dessins des témoignages de foi. On retrouve également dans les graffitis de Montluc ou du Mont Valérien le témoignage des causes défendues et une forte politisation des derniers instants vécus. Les deux-tiers des fusillés du Mont Valérien étaient en effet communistes.

Cette affirmation de convictions (ou la simple dénonciation des convictions de l’oppresseur) est un objectif extrêmement répandu dans l’usage de l’art émanant de l’univers concentrationnaire. Elle marque souvent la continuation d’une Seconde Guerre mondiale vécue comme profondément idéologique au coeur même de l’univers concentrationnaire, et y confisque aux geôliers leur victoire.

 

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Graffiti de Louis Calmel, Mont Valérien. © Bourdon, ONAC-VG

 

Transmettre aujourd’hui par les arts

Actes fondamentaux de résistance, les oeuvres d’art réalisées dans le système concentrationnaire sont aujourd’hui des outils précieux de transmission pour l’ONAC-VG. Les arts comme vecteur sont d’ailleurs au centre des actions mémorielles de l’office.

Si la représentation par les internés eux-mêmes de l’univers concentrationnaire constitue en effet un témoignage de leur expérience de vie, elle permet aujourd’hui de transmettre ces mémoires sous un prisme artistique qui interpelle tout particulièrement le jeune public. Par le biais de visites thématiques, d’ateliers pédagogiques ou encore de lectures théâtralisées, ces représentations artistiques de l’univers concentrationnaire permettent ainsi aux internés eux-mêmes de prendre la parole et aux héritiers de cette histoire de se l’approprier sous une nouvelle forme. Véritable outil pédagogique, l’œuvre d’art permet d’éveiller les consciences et de transmettre l’histoire et les mémoires liées aux politiques de répression et de persécution, tout en expliquant ce qu’elles disent de l’Homme. L’atelier pédagogique "Art pour mémoire", proposé par le Centre européen du résistant déporté (Struthof), permet ainsi par exemple aux élèves d’analyser les différents modes de transmission de la mémoire, tout en donnant des clefs d’analyse d’images. Cet atelier se base sur la confrontation entre les oeuvres de l’artiste contemporain Jean-Jacques Morvan et la réalité historique des photographies sur lesquelles il a construit son travail.

Hier comme aujourd’hui, les arts permettent donc de témoigner, dénoncer, voire transmettre l’histoire et les mémoires des conflits contemporains. À l’heure de la disparition des témoins, le vecteur artistique représente un outil pédagogique précieux qui permet de libérer la parole, mais aussi de réaffirmer la réalité de ces crimes et la souffrance de ceux qui en ont été collectivement les victimes.

 

ONAC-VG - Équipes du Département mémoire et citoyenneté et des hauts lieux de la mémoire nationale du ministère des Armées

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