Capacité d'adaptation de l'armée française : l'exemple de la guerre d'Algérie

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Par le colonel Thierry Noulens, délégué militaire départemental du Calvados et docteur en histoire

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Un convoi d'AM M8 de la compagnie saharienne portée de l'oued R'Hir en 1956. © Raymond Varoqui/ECPAD/Défense

A peine sortie du conflit indochinois, l’armée française doit faire face en Algérie à sa deuxième grande guerre de décolonisation tout en entretenant des forces modernes dans le cadre de l’OTAN. Ce conflit voit l’armée et ses techniques de combat évoluer considérablement.

Corps 1

 

Un convoi d'AM M8 de la compagnie saharienne portée de l'oued R'Hir en 1956. © Raymond Varoqui/ECPAD/Défense

 

Lourdeur d’une armée de l’alliance atlantique

En novembre 1954, les troupes du général Cherrière, organisées et instruites selon le modèle de l’OTAN sont particulièrement désavantagées par le terrain et elles doivent faire face à un ennemi insaisissable. Plus d’une vingtaine d’opérations sont montées pendant l’automne 1954 et l’hiver 1954-1955. Elles ont comme but essentiel de montrer sa force par des coups de filet. Malheureusement, leur inefficacité vaut de vives critiques au général.

Tout ce que peuvent faire ces moyens lourds, c’est de tenir les routes (rares dans le pays) avec des engins blindés ou des véhicules transportant des troupes.
 

Barrage routier dans le secteur de Mascara en 1957. Des herses sont installées par la gendarmerie et l'armée sur un pont. © Auteur inconnu/ECPAD/Défense

 

Les fantassins, équipés lourdement, appartiennent à des unités de métropole découvrant la guérilla du djebel : les patrouilles routières mécanisées tombent dans des embuscades montées par des « hors la loi » qui tuent plusieurs hommes et s’évanouissent dans la nature.

En outre, la mise en place des troupes est trop lourde et trop bruyante pour obtenir l’effet de surprise indispensable à un bouclage ou à un contrôle de zone efficace. Certaines opérations voient la mise en œuvre de moyens militaires colossaux (chars, automitrailleuses, batteries d’artillerie, sections du Génie) pour la récupération de quelques armes et l’arrestation de quelques suspects.

L’hélicoptère et l’avion observateur existent en trop petit nombre. Les aviateurs doivent faire face à un type de terrain nouveau et à un ennemi beaucoup plus fluide, qui, par ailleurs redoute moins les avions à réaction, trop rapide pour un combat à petite échelle que les avions à hélice (T6 ou Piper).

 

L’armée s’adapte à la guerre d’Algérie

Le caractère atlantique que présente encore l’armée après quatre mois d’opérations frappe Jacques Soustelle lors de son premier voyage dans les Aurès en 1955.

De même, à son arrivée en juin 1955, le général Lorillot estime que « la seule forme vraiment payante d’opérations est la nomadisation d’unités allégées, opérant offensivement ou chassant à l’affût et se déplaçant de nuit ».

L’année 1956 est marquée par un effort important dans tous les domaines. Les effectifs, d’abord, sont augmentés. Ils passent de 50 000 en 1954 à 400 000 en juillet-aôut 1956. Cette armée de gros bataillons est dotée de fusils à lunettes et d’engins éclairants.

Les unités métropolitaines, ensuite, sont transformées afin de bénéficier de moyens d’appui directs (blindés) et indirects (artillerie) mais aussi de moyens de transport adaptés au terrain. C’est pourquoi, il est mis sur pied dans chaque grande unité une compagnie muletière et il est formé trois régiments de spahis à cheval ainsi qu’un escadron à cheval dans chacun des quatre groupes de compagnies nomades d’Algérie[2], créés pour pallier le retour au Maroc des trois Tabors marocains engagés dans le Constantinois. On compte 2 884 chevaux militaires en Algérie en 1960 auxquels il faut ajouter les 3 500 chevaux des supplétifs .

Au Sahara, où les régions inaccessibles aux véhicules ne manquent pas, des compagnies sahariennes d’infanterie sont formées dans lesquelles coexistent les pelotons méharistes et les pelotons portés.

 

Touaregs du 2e peloton monté de la compagnie méhariste du Tassili (CMT) sur leurs dromadaires au Fort Tarat en 1956. Ils sont armés de fusil MAS 36. © Descamps (Algérie)/ECPAD/Défense

 

L’arme blindée cavalerie met sur pied des régiments mixtes avec trois escadrons : un de chars légers (M 24 ou AMX 13), un d’engins blindés (EBR, AM M8 puis Ferret[3]) et un porté sur half-track.

Dans l’artillerie, les groupes[4] sont équipés de douze pièces de 105 avec un effectif de 700 hommes pouvant servir comme fantassin. Le canon de 75 mdle 1897 reste encore en dotation mais comme arme d’appui direct dans l’infanterie.

Le Génie, doté d’engins lourds américains et de compresseurs Leroy, fournit un effort considérable en matière de travaux routiers et, pour le Génie de l’Air, de remise en état ou de construction de terrains d’aviation. 

La Marine nationale aussi s’adapte pour remplir sa mission de surveillance maritime (SUR MAR) en vue de lutter contre le trafic d’armes. Son dispositif met en œuvre aussi bien l’avion d’observation équipé de radar ou le sous-marin Artemis (dont les moyens d’écoute sont à la pointe du progrès), que de petits lamparos (embarcations de pêche, parfois vétustes, réquisitionnées pour former des patrouilles sur le littoral).

Quant à l’armée de l’Air, elle devient omniprésente que ce soit pour les bombardements avec ses B26, pour l’observation avec les Piper, pour l’appui au sol avec les T6 (avion d’instruction surclassé et dépassé, mais idéal pour l’appui air-sol dans le cadre de la contre-guérilla car il vole plus lentement que les avions à réaction) et, enfin, pour le transport avec des avions ou des hélicoptères qui font leurs premières armes en Algérie et qui connaissent un succès grandissant au cours du conflit.
 

Vue aérienne de deux avions de chasse T-6 en vol au-dessus de Rebahia, anciennement appelée Nazereg-Flinois (1959). © ECPAD/fonds Smet/Arthur Smet

 

Un recours massif aux « supplétifs »

Les « rebelles » maîtrisant parfaitement le terrain et se fondant parmi les autochtones, l’armée française recourt rapidement à des supplétifs pour les identifier et les isoler. Armés de façon rudimentaire et hétéroclite (fusil de chasse, Lebel et mousqueton 92/16 de la Première Guerre mondiale ou fusils américains de la Seconde), ils donnent des résultats très satisfaisants. Au cours de la guerre, à partir d’avril 1956, apparaissent les harkas dans les régiments, les groupes d’autodéfense, ainsi que les « maghzens » des sections administratives spécialisées (SAS). Ce système permet à l’armée de compter, en 1960, un effectif d’environ 200 000 hommes, auquel on pourrait ajouter les unités territoriales mobilisées en 1956 et équipées de Lebel[1]. Enfin, l’utilisation de bergers comme « pisteurs » dans la « recherche systématique de traces » fait du « rebelle » un gibier. Cette méthode donne de très bons résultats.
 

des harkis s’entraînent à La Cherrata, dans la région de Constantine, février 1960
Nouvellement recrutés, des harkis s’entraînent à La Cherrata, dans la région de Constantine, février 1960. © Ecpad/Klerzkowski

 

Les opérations militaires gagnent en efficacité

Du point de vue tactique, après avoir subi l’ennemi au début du conflit, l’armée dynamise sa lutte avec la mise en place de barrages aux frontières et le lancement du plan Challe. Les opérations prennent de plus en plus d’importance quant à la taille des zones contrôlées et des effectifs engagés. Les unités de réserve générale ont comme mission de démanteler le dispositif des wilayas. Jusqu’alors, le terme de « réserve générale » désignait plutôt des unités équipées de matériels lourds, or, au cours de la guerre d’Algérie, il s’agit d’unités très légères. Leurs actions sont suivies de celles des commandos de chasse qui cherchent le renseignement de contact. La mission des unités de secteur est d’empêcher l’ennemi de se remettre en place en occupant le terrain et en recrutant localement. Au début de 1960, les résultats sont satisfaisants et un nombre important de membres de l’ALN choisissent de se rallier.

Pour lutter contre le terrorisme urbain à Alger, le général Massu à la tête des 4 600 hommes de la 10e DP se voit confier les pouvoirs civils et militaires et doit mener un type de combat jusqu’alors inconnu par l’armée.

La remilitarisation de l’administration est marquée surtout par la création des SAS dont l’objectif essentiel est de prendre dans un réseau protecteur les populations rurales jusqu’alors coupées de l’administration qui risquent de tomber aux mains du FLN, en leur apportant un soutien administratif, scolaire et médical.

Un 5e bureau à l’état-major d’Alger voit le jour. Il permet de lutter de façon très efficace contre l’action de propagande de l’OPA.

 

De nouveaux moyens de combat

C’est dans le cadre de ce que les Américains appellent la « bataille aéroterrestre » (air-land battle), que l’armée française fait le plus d’efforts[5].

Au début du conflit, l’ALAT ne dispose sur place que du groupement d’observation de l’artillerie n° 3 basé à Sétif. Le 29 avril 1955, le groupe d’hélicoptère n° 2 (GH 2) est créé[6] et s’installe à Sétif-Aïn-Arnat. Ce groupe atteint son volume maximum en 1958[7] avec 130 appareils : 10 avions et 120 hélicoptères. L’aéronavale crée la 31e flottille en juillet 1956 qui est rattachée le mois suivant au GH 2. Le groupe est engagé dans les opérations Pierres Précieuses (de septembre à avril 1960) où il peut donner la preuve de la grande efficacité des hélicoptères dans ce type d’action.
 

Le GH 2 (groupe d'hélicoptère n° 2) de la base Aïn Arnat en 1956. Un soldat vérifie le plein d'un hélicoptère Bell 47 G. © NOËL/ECPAD/Défense

 

Le 1er avril 1955, l’armée de l’Air crée l’escadrille d’hélicoptères n° 57, dotée de Bell 47 puis de Sikorsky S-55. En juin 1956, arrivent les premiers Vertol H 21, plus connus sous le nom de Bananes.

Cette arrivée d’appareils impose une nouvelle tactique mise sur pied grâce à des officiers, entre autres parachutistes, s’inscrivant parfaitement dans le cadre du plan Challe. Ces opérations héliportées permettent à des hommes, dont le treillis camouflé (ou tenue Léopard) tranche avec les anciennes tenues encore portées à l’époque, d’arriver au contact de l’ennemi sans être éprouvés par de l’escalade ou des marches forcées.

Dans le domaine de l’appui au sol, à partir de 1959, les hélicoptères équipés de canon de 20 mm (MG 151[8]) se rendent indispensables au sein des détachements d’intervention héliportés (DIH[9]) mis sur pied en 1957, complétant l’action des T6 obligés de voler plus haut et de s’éloigner entre chaque passage depuis que l’ALN dispose de MG 42. Vers la fin du conflit, sont utilisées des Alouette équipées de missiles anti-char SS 11 pour lutter contre les « rebelles » réfugiés dans les grottes.

Enfin, l’apparition de l’Alouette II, permet l’activation de PC volants, grâce aux progrès considérables que font alors les transmissions.

Les deux principaux problèmes que rencontrent les transmetteurs sont, du point de vue technique la couverture d’un territoire immense sans recourir aux moyens filaires trop vulnérables aux sabotages et, d’un point de vue tactique le fractionnement des unités lors des opérations décentralisées. Les nombreux points hauts permettent la mise en place d’un ensemble de réseaux radio puis d’un maillage hertzien complet d’une sûreté jamais atteinte auparavant, pour régler le premier problème. La solution adoptée pour régler le second est de donner des postes radio très puissants aux petites unités autonomes, quitte à ce que celles-ci les transportent à dos de mulet.

Mais la réussite technologique militaire la plus remarquable reste les lignes Pédron et Morice bien que le concept en soit ancien[10]. La ligne Morice, opérationnelle à partir de septembre 1957, n’est pas conçue pour être un obstacle infranchissable, mais plutôt un filtre qui détecte et signale les passages, permettant l’intervention d’unités de secteur ou de réserve générale. S’étendant sur 280 km et installée à une distance de 20 à 30 kilomètres de la frontière tunisienne, elle comprend un noyau qui consiste en une barrière de 2,50 mètres de haut, pourvu d’un dispositif électronique qui permet de connaître exactement et en temps réel les points où elle a été coupée ou seulement soulevée. De part et d’autre, des améliorations sont apportées au cours de la bataille des frontières : troupes mobiles circulant à l’intérieur du barrage, minage des abords avec des mines de conception nouvelle, recours à des chiens pisteurs, mise en place de radars modernes type Cotal et, pour la première fois sur un champ de bataille, utilisation d’appareils d’observation et de tir à l’infrarouge actif. Dans le sud, là où le barrage n’existe pas encore, on met en place un système de radar jumelé à des systèmes de tir d’artillerie. Entre janvier et mai 1958, la bataille des frontières fait rage et connaît son paroxysme en avril dans le secteur de Soukh-Ahras. Les résultats[11] montrent l’efficacité du système français.

 

Ainsi, l’armée s’adapte au nouveau conflit en combinant contrôle de la population locale, au plus près du terrain, et opérations de grande ampleur usant de nouveaux moyens technologiques.

A partir des années 60, priorité est toutefois donnée au développement de la force de frappe nucléaire. La politique de défense française s’intègre désormais dans la politique de défense de l’Europe occidentale avec la dissuasion nucléaire comme fondement de sa doctrine. L’armée d’Algérie laisse alors la place à une armée plus moderne qui bénéficie toutefois de l’expérience technologique et tactique acquise durant le conflit algérien.

 

Ce texte est une version remaniée d’un article paru dans la revue trimestrielle Le Casoar en 1999

 

Colonel Thierry Noulens, délégué militaire départemental du Calvados, docteur en histoire

Corps 2

 

 
[1] Les unités territoriales d’Algérie sont composées de réservistes algériens. Elles représentent un effectif de 77 000 hommes dont 4 300 français de souche nord-africaine (FSNA) soit un total de 7 000 hommes en armes par jour. Elles sont dissoutes en mars 1960 à la suite de la Semaine des barricades.
[2] Sans compter les marins de la demi-brigade de fusiliers marins (DBFM) de Nemours qui ont quelques postes à cheval.
[3] L’AML, seul engin blindé conçu pour l’Algérie et destiné à remplacer les Ferret achetés aux Britanniques, ne fait son apparition qu’une fois la guerre terminée.
[4] Un groupe d’artillerie correspond, sur l’échelle d’importance des unités, au bataillon dans l’infanterie.
[5] Le nombre des aéronefs en service dans l’ALAT  le 1er décembre 1961 est de 680 dont 276 hélicoptères.
[6] Par changement d’appellation du groupement de formations d’hélicoptères de l’armée de terre en Indochine.
[7] Ce groupe totalise, le 30 septembre 1962, 206 877 heures de vol et 20 329 évacuations sanitaires.
[8] Baptisées « couleuvrine », elles sont montées par deux sur les appareils.
[9] Le DIH comprend au minimum 6 hélicoptères cargo, un hélicoptère armé et une Alouette PC.
[10] Les Italiens utilisèrent le même principe en Libye au moment de la prise de Koufra en 1929 et en 1930.
[11] Les pertes de l’ALN sont estimées à 4 000 tués, 1 000 blessés et 600 prisonniers. Il fut saisi 350 armes collectives et 3 000 armes individuelles.