Glières, la construction d'un récit mémoriel

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Par Gil Emprin, professeur agrégé en histoire contemporaine et conseiller scientifique du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère

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Sans mention de droits - © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale

Dès le début de l'épisode historique, c'est une bataille de récits, de propagande entre Radio-Londres, qui installe les Glières comme un bastion de France libérée, avec des expressions comme "ramener Bir Hakeim en France", et Radio Paris, où Philippe Henriot dénonce les "terroristes à la solde de Moscou".

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Quand Maurice Schumann clame sur Radio-Londres que trois pays seulement résistent en Europe : "la Yougoslavie, la Grèce et la Haute-Savoie", cela est certes enthousiasmant, mais place la barre très haut. Car, en réalité, Vichy, les Allemands mais aussi Londres, surestiment la puissance réelle de maquisards mal armés, mal formés, et qui ne sont vraiment dangereux pour l'occupant allemand et ses affidés de Vichy que parce qu’ils incarnent un symbole, une sorte de condensé idéal de la France libre. Parmi ces maquisards, seuls les républicains espagnols et les militaires de l’AS (Armée secrète), comme Morel ou Anjot, sont des professionnels de la guerre. Les autres, paysans des vallées, FTP, ouvriers, citadins réfractaires au STO, juifs, ont surtout de la volonté et du courage. Malgré leurs différences, ils acceptent de se ranger sous l’autorité de Morel. C’est là que la sacralisation des Glières trouve sa substance, dont la figure de Tom Morel en héros et martyr est une incarnation.
 

La Résistance et les maquis de Haute-Savoie. Maquis Les Glières. Le général de Gaulle au cimetière de Morette.
Sans mention de droits - © Service historique de la Défense, Vincennes, fonds du Comité d'histoire de la deuxième guerre mondiale
 

Après-guerre, confortés par 3 visites du général de Gaulle, celle du président Auriol et la présence de ministres aux commémorations de 1945, 1946 et 1948, les discours commémoratifs fixent le récit des Glières : une France miniature, au sein de laquelle militaires catholiques, communistes, Haut-savoyards, volontaires venus de l'extérieur et Espagnols républicains luttaient en commun.

Pendant la période 1945-75, la Résistance a été dominante dans la mémoire collective, mais pas dans l'écriture de son histoire, en marge des travaux universitaires. Le discours public sur les Glières a été alimenté par la mémoire commémorative, dont la dimension reste autant locale que nationale. Pour éviter toute déformation ou récupération, l’Association des Rescapés des Glières, fondée en 1944, organise sa propre mémoire, et en publie le premier récit dès 1946. Ce livre a été ensuite régulièrement utilisé – voire plagié - par de multiples publications. Le discours d'André Malraux, ministre de la Culture en 1973 pour l'inauguration du monument de Gilioli, les anniversaires décennaux qui sont autant d’occasions de publications pour l'Association, entretiennent la place dominante de ce qui est devenu une partie du mythe national, à l'image de Valmy. Le récit des Glières a écrasé l'histoire de la Haute-Savoie des années noires, masquant d'autres aspects de la Résistance. Or, si le département a bien été mis par Vichy en « état de siège », ce n'est pas à cause des Glières, mais des sabotages des voies ferrées, des usines, et des coups de mains des maquis qui s'attaquaient directement aux collaborationnistes et aux Allemands. A froid, dans l'analyse des Glières, c'est surtout le tragique qui domine : une guerre civile entre résistants et miliciens, la mort de Tom Morel tué par un Français, le drame de la chasse à l'homme qui a suivi la dispersion.

C'est Jean-Louis Crémieux Brilhac, acteur-historien "de l'extérieur" qui, en 1975, replace enfin les Glières en perspective et montre, documents à l’appui, comment "entre Glières, Annecy et Londres, on dirait que chacun a surestimé la capacité d’action des autres" : "Ils (les maquisards des Glières) se trouvaient prisonniers de ces armes... condamnés à se montrer dignes du mythe construit jour après jour par Radio Londres".

Crémieux-Brilhac a décrypté, expliqué, sans pour autant détruire le symbole ni dévaloriser les acteurs. Il a relativisé le poids réel des Glières dans la quasi guerre civile du printemps 1944, qui s'ajoute à la lutte pour la libération de la Haute-Savoie. Les anciens maquisards auraient pu s’indigner en apprenant que Londres avait fait d’eux les instruments d’une guerre psychologique et médiatique, d’une bataille des symboles et des ondes, mais, paradoxalement, cela a replacé leur action dans un contexte national et non plus local, donné un autre sens, mais du sens. Et le message mémoriel des Glières en est sorti renforcé.

Le symbole des Glières en est resté solide car il a été aussi un élément unificateur en temps de guerre froide : les anciens FTP, maquisards communistes, sont restés membres de l'association des rescapés et Constant Paisant, un de leurs principaux témoins, souligne qu’ils sont restés sur le plateau contre l'avis de leurs responsables, par devoir moral. Eux aussi s'étaient inscrits dans la nécessité du symbole.
 

Le plateau des Glières et son ancienne aire de parachutage 
© Erwan Rabot
 
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Glières, un récit local

Pierre Golliet, l'auteur principal du livre des Glières, paru en 1946, montre dans la préface une belle lucidité sur la construction de la mémoire et du mythe, et en tire des précautions méthodologiques : "Hâtons-nous de fixer les faits et les attitudes avant que leur force de symbole ne les ait élargis jusqu’à leur faire illustrer la vérité de toute vraie résistance. Bientôt il sera trop tard. L’épopée du maquis des Glières aura émergé de la trame ordinaire de l’Histoire ; elle s’étirera vers les hauteurs et se transfigurera en légende. On ne pourra plus en réajuster les traits."

En effet, le récit des Glières est longtemps resté plus mémoriel qu'historique, comme en témoigne le livre édité par l'association en 1994. Depuis la fin des années 1990, c'est le temps des remises en cause polémiques sur fond de "campanilisme" : la mémoire s'éparpille, on juge que les Glières ont envahi les médias, étouffant la connaissance/reconnaissance d'autres groupes, d'autres régions résistantes de Haute-Savoie : "ce n'est pas la première bataille...on a oublié ou négligé de véritables héros...".

Localement, de nombreux mémoires de maîtrise, dirigés à Lyon ou Chambéry dans les années 90, ont porté, entre autres, sur l'économie et la vie quotidienne sous Vichy, la presse, le clergé haut-savoyard, l'opinion et les représentations mentales, la frontière suisse et les passages. Car la Résistance en Haute-Savoie, ce ne sont bien sûr pas que les Glières.

Tout en évoquant la mémoire de leurs pères, des descendants de maquisards ont révisé la nature et la chronologie des événements, notamment de Monthiévret, pour en venir au fait que l'attaque allemande du 26 mars était en fait une reconnaissance poussée, préparatoire à une attaque massive. Cette attaque n'a pas eu lieu, l'ordre de dispersion ayant été donné sagement pendant la nuit par le capitaine Anjot. Cette vision des choses a été admise, intégrée par l'Association des Glières et sa plume, Jacques Golliet, comme en témoigne le site de l'association. La question polémique sur l'existence ou non d'une "grande bataille" devrait donc être éteinte depuis 15 ans.

Les Glières au risque de l'instrumentalisation

Les polémiques en Haute-Savoie restent trop souvent hargneuses, sur fond de rivalité mémorielles, mais souffrent aussi du risque de voir émerger un contre-mythe, le balancier de la mémoire menaçant de jeter les fondamentaux des valeurs de la résistance avec l'eau du mythe de la grande bataille que plus personne ne défend. Ce n'est plus une question d'histoire, mais de jugement, de valeurs.

Les Glières n'ont pas fini de faire symbole, ni d’alimenter les polémiques mémorielles, comme le montre l'instrumentalisation, en 2007, du lieu et du symbole patriotique et unitaire par un candidat à l'élection présidentielle. En choisissant ce lieu après son élection, le message aurait sans doute été mieux compris, car il aurait alors repris un symbole national et non partisan. La réponse d'une association patronnée par de grands résistants, comme Raymond Aubrac et Stéphane Hessel, sous la forme d'un meeting annuel aux Glières pour rappeler une autre vision de l'héritage de la Résistance, celui du programme du Conseil national de la Résistance, montre que cette mémoire est plurielle et que les leçons à en tirer le sont également.

Pour autant et pour éviter que le "devoir de mémoire" sacralisé ne soit qu'une coquille vide, on pourrait se rappeler qu'en étudiant l'histoire, le recul et la mise à distance sont nécessaires pour mieux se rapprocher d'une lecture vraie des choses. L’épisode des Glières en sort différent, moins militairement héroïque, moins dominant dans une histoire riche et complexe de la Haute-Savoie dans les années noires. Mais le symbole du lieu qui vit des militaires de carrière, des paysans catholiques, des ouvriers venus des villes, des militants communistes et des Espagnols "rouges" mettre leur vie en jeu pour la libération de tous, ce symbole, lui, restera.
 

« Rando Glières » : chaque année, les enfants des écoles montent au plateau par les chemins de mémoire. 
© Association des Glières
 

En nos temps troublés, il n'est pas mauvais de rappeler ce récit, avec toute la mesure qu'il faut, aux centaines d'enfants de Haute-Savoie et d’ailleurs qui, chaque année, montent aux Glières à la découverte de l'histoire du lieu.


Gil Emprin, professeur agrégé en histoire contemporaine et conseiller scientifique du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère


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