Endoctrinement et pratique sportive

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Par Christophe Pécout, Maître de conférences à l’Université de Rouen-Normandie

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Grande réunion des camps de jeunes à Challes-les-Eaux, Savoie, août 1941. © Tallandier / Bridgeman Images

Entre 1940 et 1944, dans la France du gouvernement de Vichy, le sport devient un instrument d’encadrement et d’endoctrinement, notamment de la jeunesse. L’historien Christophe Pécout nous explique comment, pour répondre à cet ambitieux dessein, Vichy initie une série de projets en faveur du sport. Des initiatives qui vont rapidement se heurter aux réalités quotidiennes de la guerre.

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Au lendemain de la déroute militaire de juin 1940, la question des responsabilités et de l’avenir du pays se pose. Les hommes de Vichy accusent alors l’éducation républicaine, taxée d’intellectualisme, de ne pas avoir su former une jeunesse saine, disciplinée et virile. Pour la propagande vichyste, la défaite est présentée avant tout comme une défaite physique et morale. La Révolution nationale entend par conséquent former une jeunesse nouvelle par la glorification du culte du corps et l’exaltation des pratiques sportives. Dans cette optique, les organisations de jeunesse, anciennes et nouvelles, sont sollicitées et incitées à s’inscrire dans un projet d’éducation de la jeunesse. C’est le cas des Chantiers de la Jeunesse, une organisation qui vise à former l’Homme nouveau de Vichy à travers l’éducation des corps.

La politique sportive de Vichy

Dans le projet vichyste de renouveau de la France, la formation des corps devient un objectif majeur. « Sportifs, la France a besoin que tous ses fils endurcissent leur corps et trempent leurs âmes […]. Soyez les pionniers de la rénovation physique et morale ». Par ces mots, le maréchal Pétain entend faire du sport un outil au service de la Révolution nationale. Pour mettre en place son projet de régénération des corps, Vichy crée le Commissariat général à l’éducation générale et sportive (CGEGS). Deux hommes se succèdent à sa tête : le tennisman Jean Borotra puis, à partir du 18 avril 1942, le rugbyman Joseph Pascot. La mission principale du Commissariat général consiste à développer la pratique du sport en métropole et dans l’Empire, en s’inspirant des idées de la Révolution nationale. « Être fort pour mieux servir » devient ainsi la nouvelle devise sportive. Les considérables moyens financiers alloués témoignent de l’importance donnée à cette politique sportive volontariste. Celle-ci se matérialise par une politique d’équipement sportif autour du programme « une école, un stade » ; par une intense propagande sportive à travers l’organisation de cérémonies (Serment de l’Athlète, Fête de la Sportive, Quinzaine Impériale) ; par la mise sous tutelle du mouvement sportif par l’intermédiaire de la Charte des Sports du 20 décembre 1940 qui impose aux fédérations l’obéissance au Maréchal ; enfin par une augmentation des horaires d’éducation physique à l’école. On assiste, par conséquent, à un processus de sportivisation de la société touchant prioritairement la jeunesse.

Fête du serment de l’athlète, 1941.
© Collection Tony Bertrand / CHRD Lyon / droits réservés

Les Chantiers de la jeunesse et l'éducation de la jeunesse

Nés en juillet 1940 d’une volonté militaire et politique, les Chantiers de la jeunesse deviennent l’organisation phare de l’État français. De fait, pour suppléer l’interdiction du service militaire promulguée par l’occupant allemand, Vichy publie le 31 juillet 1940 une loi obligeant tous les citoyens masculins français âgés de 20 ans à effectuer un stage de huit mois au sein de cette organisation (à partir de juillet 1942, les personnes juives en seront exclues). Présent uniquement en zone libre, ce service civique obligatoire se structure autour d’un commissariat général, basé à Châtel-Guyon (Puy-de-Dôme), dirigé par le général Joseph de La Porte du Theil. Les Chantiers se découpent, à partir de 1941, en six provinces (Alpes-Jura, Languedoc, Auvergne, Pyrénées Gascogne, Provence et Afrique du Nord) composées chacune de groupements numérotés (regroupant environ 1 500 personnes) divisés ensuite en plusieurs groupes (environ 150 personnes). Les Chantiers représentent la plus importante des organisations vichystes puisqu’on estime à 400 000 le nombre de jeunes ayant participé à ce stage entre juillet 1940 et juin 1944. Les Chantiers s’insèrent donc dans un réseau de mouvements et d’organismes visant à contrôler et endoctriner la jeunesse pour en faire le fer de lance de la Révolution nationale. Ainsi, le culte du Maréchal y est diffusé tout comme l’anti-communisme, l’anglophobie et l’anti gaullisme. Rattachés au ministère de l’Éducation nationale, les Chantiers ont avant tout une finalité éducative de formation générale des jeunes : intellectuelle, morale, manuelle, spirituelle et bien sûr physique. Cette mission de virilisation des corps s’effectue par un ensemble de dispositifs et d’activités principalement orientées autour du plein air : vie en camp rudimentaire dans la nature, travail forestier et agricole, éducation physique quotidienne et pratique sportive.

Insigne des chantiers de la jeunesse française, années 1940.
© Akg-images / Interfoto / Hermann istorica GmbH

Une formation physique de base

La vie dans les Chantiers se veut active c’est pourquoi durant les huit mois du stage, les jeunes mobilisés pratiquent différents types d’activités physiques. Activité récurrente, le décrassage matinal dont l’objectif est, selon de La Porte du Theil, de « fortifier la volonté, de contribuer à développer la joie dans l’effort et de participer à l’apprentissage de l’exactitude ». Dès le lever, les jeunes enchaînent ainsi durant une trentaine de minutes une série d’exercices de marches, de courses et d’assouplissements. Autre pratique régulière, l’hébertisme. Devenue doctrine nationale en matière d’éducation physique scolaire, cette méthode créée par le commandant Hébert répond aux mêmes préoccupations idéologiques des Chantiers à savoir une formation physique par et dans la nature. Enfin, autre pratique préconisée, la marche car, comme le souhaite le commissaire général, « Il faut qu’avant la libération les jeunes soient tous capables d’exécuter une marche de 25 à 30 kilomètres ». Les jeunes sont donc soumis à un « entraînement » à la marche sous formes d’ordre serré, de randonnée et quelquefois de raid sur plusieurs jours. Toutefois, les pratiques physiques n’échappent pas aux critiques des jeunes tout comme la vie générale dans les Chantiers. De fait, la séance du décrassage matinal et d’hébertisme reste une corvée fastidieuse pour de nombreux mobilisés peu habitués à tant d’effort physique journalier.

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Une pratique sportive encadrée

La pratique sportive est présente dans les Chantiers car elle participe à la formation des jeunes, comme le rappelle le commissaire général : « les sports collectifs sont utiles pour développer l’esprit d’équipe, but poursuivi par les Chantiers ». Néanmoins, sa pratique reste occasionnelle (souvent le dimanche), disparate selon les groupements et à surveiller car, pour le commissaire général, « il faut éviter de pousser trop loin dans le sens de la compétition. […] Notre but n’est pas de faire des champions ». Effectivement, le sport est réservé aux athlètes confirmés ainsi qu’aux jeunes qui présentent des qualités physiques au-dessus de la moyenne. Ce qui fait finalement peu de monde, au vu du niveau physique et sportif très moyen des jeunes. Les chiffres montrent que le nombre de jeunes
ayant déjà pratiqué un sport avant d’entrer dans les Chantiers varient entre 30% et 40% des effectifs. D’où des commentaires peu flatteurs de la part des responsables, comme ceux de ce commissaire en avril 1941 : « Il faut signaler l’insuffisance pour ne pas dire la nullité physique de beaucoup de jeunes qui ne savent ni courir, ni sauter ». Le taux de réussite aux épreuves du Brevet sportif national (courses, lancers, sauts, grimper) illustre également ce niveau sportif moyen. Pour autant, la lecture des journaux internes des groupements révèle une vie sportive basée principalement autour du basket, du football, du rugby, de l’athlétisme ou du cross. À titre d’exemple, dans le groupement 27 (Ariège) une coupe de football est organisée entre les groupes, dans le groupement 17 (Var) c’est une coupe de basket et dans le groupement 29 (Pyrénées- Orientales) une épreuve d’athlétisme. Il est vrai que le sport reste l’activité préférée des jeunes (pratiquants ou spectateurs) qui y voient l’occasion de s’évader d’un quotidien monotone.

Innovation et propagande sportive

Les Chantiers, au nom d’un élitisme sportif associé à une logique propagandiste, mettent en place à partir de mars 1943 deux dispositifs autour du sport. Le premier porte sur la création d’un brevet sportif propre aux Chantiers. Réservé aux meilleurs éléments, la réussite à ce brevet implique d’être titulaire du Brevet sportif national en obtenant une moyenne supérieure à 7,5/10 et de réussir deux épreuves sur les trois proposées : une marche de 35 kilomètres en cinq heures ; parcourir au pas de scout une distance de vingt kilomètres en 2h30 ; courir cent mètres avec un sac de sable de cinquante kilos en moins de vingt secondes. Ce brevet permet aux Chantiers d’affirmer leur rôle dans le domaine de la formation physique de la jeunesse et de démontrer leur légitimité dans le dispositif éducatif de Vichy.

Séance d'hébertisme à l'école militaire enfantine Hériot, 1943.
© Auteur inconnu / ECPAD / Défense

La seconde innovation apparaît également en mars 1943 avec la création au sein du groupement 15 (Var), d’un groupe composé de 75 sportifs confirmés, en majorité des pratiquants d’athlétisme, quelques nageurs, des boxeurs, des rugbymen et des footballeurs. Si ces jeunes vivent les mêmes conditions que les autres mobilisés, l’objectif principal consiste à perfectionner techniquement ces sportifs, mais également à les former au monitorat pour devenir des futurs éducateurs sportifs. Malheureusement, la création de ce groupe intervient dans un contexte de bouleversement des Chantiers (STO, arrestation du commissaire général, réorganisation des groupements), d'où sa disparition en janvier 1944.

Enfin, en tant qu’organisation au service de la Révolution nationale, les Chantiers œuvrent à la propagande vichyste en participant aux grandes cérémonies pétainistes (Fête du Maréchal, Fête de Jeanne d’Arc…) tout en organisant leurs propres cérémonies. Ces fêtes mêlant discours, défilé et démonstrations sportives permettent aux Chantiers de montrer au public local la vitalité physique de cette jeunesse. L’organisation des Jeux d’hiver des Chantiers à Villard-de-Lans, en janvier 1942, témoigne de cette propagande en faveur de la régénération de la jeunesse française. Dans cette logique propagandiste, une instruction de novembre 1942 autorise les rencontres amicales avec les clubs civils, renforçant alors l’image sportive des Chantiers.

Des freins à la pratique

Malgré les efforts portés sur l’éducation physique et le sport, la question des équipements et du manque de matériel se pose rapidement. Dès octobre 1940, quelques commissaires alertent sur la difficulté à trouver des terrains de sport à cause des terres cultivées ou bien à cause de l’éloignement d’un village. Par conséquent, le commissaire général demande aux responsables des groupements que les jeunes construisent et aménagent eux-mêmes les installations sportives : piste en terre avec sautoir, portique Hébert, terrain de basket, de football. Malheureusement, à ce problème d’équipement s’ajoute un manque de matériel pour la pratique, comme des shorts, chaussures, maillots ou ballons. Mais le souci majeur demeure le manque de personnel qualifié pour encadrer les séances. Aussi, pour pallier ce manque, le commissaire général décide d’en former par l’intermédiaire de stages. Si l’on constate une augmentation quantitative, la répartition de ces moniteurs dans les groupements reste très inégale. Enfin, dernier élément contrariant l’éducation physique et le sport, le rattachement, en mars 1943, des Chantiers au secrétariat d’État à la Production industrielle. Dans ce contexte, les volontés éducatives disparaissent au profit des intérêts économiques et il n’est plus question de formation morale et physique des jeunes.

S'insérant dans le projet de revitalisation physique et morale de la jeunesse française lancé par le maréchal Pétain, les Chantiers obéissent aux intentions idéologiques et éducatives de la Révolution nationale : exaltation de la nature par la vie en camp et au plein air, apprentissage de l'esprit d'équipe par une vie collective, apprentissage de la discipline et de l'obéissance par des pratiques militaires, valorisation du corps par des exercices virils et sportifs. Par conséquent, il semble bien que les Chantiers de la jeunesse symbolisent l'archétype éducatif pétainiste par excellence, modèle chargé de reconstruire une France nouvelle autour d’une jeunesse nouvelle. Néanmoins, devant la résignation et la colère des jeunes mobilisés, la dégradation des conditions de vie, les attaques des maquisards, l’envoi des jeunes en Allemagne, les Chantiers apparaissent comme un échec éducatif. 


Christophe Pécout, 
Maître de conférences à l’Université de Rouen-Normandie