Filmer la guerre : entre fiction et "réalité"

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Par Laurent Véray - Professeur à la Sorbonne Nouvelle - Membre de l’Institut de recherche en cinéma et audiovisuel (IRCAV)

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À la fin du XIXe siècle, le cinématographe des frères Lumière permet des prises de vues "sur le vif". Les films de fiction, qui se multiplient durant la Belle Époque, participent parallèlement à la création d’un imaginaire commun. Le cinématographe devient alors un phénomène social et culturel majeur, ce qu’illustre la très large représentation à l’écran de la Première Guerre mondiale.

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Avec l’apport du mouvement, l’exactitude des images enregistrées mécaniquement dans le monde réel paraît supérieure à celles de la photographie. La rhétorique de l’objectivité est en phase avec l’esprit positiviste ambiant. Mais le spectacle cinématographique c’est aussi et surtout de la fiction. Apparaissent ainsi des genres de films différents, dramatiques ou comiques, dont les récits, inspirés de l’Histoire, de la littérature ou du théâtre, mais aussi de la vie courante, attirent toutes sortes de spectateurs. En août 1914, le cinéma, comme on l’appelle désormais, est devenu un loisir de masse. C’est un divertissement populaire et, avec le succès des actualités filmées, une source d’information très appréciée. Pendant toute la durée des hostilités, il va jouer un rôle mobilisateur dans l’effort gigantesque entrepris par la nation pour accompagner et justifier la guerre.

Les autorités politiques et militaires cherchent d’abord à contrôler le cinéma avant de l’utiliser plus ou moins efficacement en faveur de leurs intérêts. Les films sont ainsi intégrés à un système médiatique afin de défendre la cause de la France. Il n’est donc pas exagéré d’affirmer que le premier conflit mondial fait date dans l’histoire des représentations visuelles de la guerre. En effet, le cinéma capte pour la première fois un événement extraordinaire, dans ses enjeux, ses implications et sa durée, tout en modifiant sa portée. Il devient un phénomène technique, social et culturel à part entière.

Deux catégories de films de guerre

Entre 1914 et 1918, coexistent sur les écrans deux catégories de films de guerre : les fictions et les vues documentaires (c’est-à-dire les actualités).

Dans le premier cas, il s’agit de tournages en studio, ou dans des décors naturels, réalisés par des cinéastes connus non mobilisés, tels Léonce Perret, Louis Feuillade ou Henri Pouctal. Quelle que soit la qualité de ces "drames patriotiques" (ainsi nommés à l’époque), ils font partie intégrante de la culture visuelle des contemporains. Fondés sur l’héroïsation, la glorification des combattants et sur le soutien sans faille des civils, notamment des femmes et des enfants, ils restent fortement déterminés par des représentations plus anciennes. Avec l’arrivée des longs-métrages américains (par exemple Civilization de Thomas Harper Ince) en 1917, la guerre à l’écran devient plus spectaculaire sinon moins emphatique. De l’avis des articles de presse, ces films, très appréciés du public français, frappent par la qualité de leur mise en scène et la façon dont ils montrent la violence des combats. Réalisés avec des moyens exceptionnels, ils reposent sur des figures de style, des propositions esthétiques et narratives novatrices. Ils contribuent à la standardisation des pratiques du cinéma (en particulier du montage), à sa reconnaissance artistique.

 

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Le caméraman Amédée Eywinger et le photographe Emmanuel Mas de la Section photographique et cinématographique de l’armée (SPCA),
lors d’un reportage effectué à Soupir (Aisne), 16 avril 1917. © Maurice Boulay/ECPAD/Défense

 

Dans le second cas, les prises de vues "sur le vif" ont été effectuées par des opérateurs en reportage. L’apologie du "réel" dont le cinéma serait porteur atteint son point d’orgue, mais aussi ses limites, avec la Grande Guerre, dans un contexte où nombreux sont ceux qui croient à la force du visible. C’est donc logiquement l’argument mis en avant par Léon Gaumont, le fondateur de la firme cinématographique du même nom, dans sa lettre au gouvernement destinée à obtenir des accréditations pour ses opérateurs, en 1914 : "Le film constitue le document le plus intéressant, parce que sa sincérité ne peut être mise en doute", écrit-il.

La section cinématographique de l’armée

Tout au long des hostilités, cette conviction que les actualités filmées sont des représentations analogiques du réel apparait régulièrement sous la plume des journalistes. Pourtant, ce n’est qu’au printemps 1915 que les autorités autorisent des opérateurs à se rendre sur le front. Deux structures voient alors le jour : la Section photographique de l’armée (SPA) et la Section cinématographique de l’armée (SCA). Cette double création a pour objectif de satisfaire aux exigences de l’information dans le pays, de la propagande à l’étranger et de constituer des archives du conflit. La SCA regroupe des professionnels mobilisés appartenant aux quatre grandes firmes cinématographiques : Pathé, Gaumont, Éclair et Éclipse.

Les vues enregistrées montrent les zones de combat, mais aussi l’effort de guerre entrepris à l’arrière. Une partie seulement est diffusée par le biais des actualités filmées ou des documentaires de guerre. Les autres, écartées pour des raisons de confidentialité militaire ou parce qu’elles sont soigneusement conservées dans les archives, pour constituer une mémoire visuelle des événements. Une attention toute particulière est apportée à la représentation des faits expurgés des violences extrêmes de la guerre. Les plans assemblés, triés sur le volet, avec leurs commentaires optimistes dans les intertitres, donnent une vision rassurante du sort réservé aux soldats. Il faut rappeler que, techniquement, il n’est pas possible de filmer en pleine action sur le champ de bataille. Dès lors, les opérateurs doivent procéder à des simulations ou à des reconstitutions de combat dans des secteurs plutôt calmes. Au moment des grandes offensives de la Somme et du Chemin des Dames, en juillet 1916 et avril 1917, des départs d’assauts authentiques sont néanmoins filmés. Ces séquences remarquables seront montées et remontées maintes fois par la suite. Toutes ces vues documentaires, neutres ou saisissantes, rares ou pittoresques, sont souvent perçues à l’époque comme des témoignages oculaires véridiques.

La spécificité du filmage, encore proche du cinématographe Lumière, tient en particulier à la longueur des plans qui favorisent la contemplation et le mode d’implication du spectateur. La guerre à l’écran donne lieu à une représentation à la fois massive et réaliste, mais aussi incomplète et parfois inexacte. En tout cas, les projections, dont l’audience dépasse largement celle de la presse écrite, deviennent un moyen pour l’armée et le pouvoir politique de s’incarner, de communiquer et de valoriser leurs actions.

La Grande Guerre a été une onde de choc aux incidences multiples. Devenue totale dès 1915, elle imprégna en profondeur toutes les composantes de la société, d’autant qu’elle se donna à voir, et par conséquent à comprendre, à travers une profusion d’images fixes et animées. À tel point que l’on peut presque parler d’un "tournant visuel". Si la guerre des Boers (1899-1902), la guerre russo-japonaise (1904-1905) et les conflits balkaniques (1912-1913) ont été filmés, ce qui est nouveau en 1914-1918, c’est la masse des images enregistrées. D’où l’émergence d’une culture visuelle de guerre qui, pendant toute la durée des hostilités, mais également après, a irrigué l’imaginaire social.

 

Laurent Véray - Professeur à la Sorbonne Nouvelle - Membre de l’Institut de recherche en cinéma et audiovisuel (IRCAV)