La reconstruction par le sport des militaires blessés

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Arnaud DAVIRÉ, Doctorant en sociologie du sport à l’Université Gustave Eiffel, UFR Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives.

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Le neurochirurgien Ludwig Guttman à l’hôpital de Stoke Mandeville. Angleterre, 1948. © Raymond Kleboe / Getty Images.

Ces dernières années, avec le durcissement des opérations conjugué à un taux d’engagement très important, les armées françaises constatent une forte augmentation du nombre de blessés, tant physiques que psychiques, au sein des unités. En regard, l’accompagnement des soldats concernés s’est considérablement ajusté et renforcé. Découvrons ici la place primordiale octroyée au sport dans l’avènement de ces parcours de réhabilitation psychosociale et physique.

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Avec le développement des opérations extérieures (OPEX) depuis 1961, les « soldats français sont les plus sollicités au monde », constate l’ancien militaire et historien Michel Goya en 2022, dans son ouvrage Le Temps des Guépards, La guerre mondiale de la France, de 1961 à nos jours. Cet engagement se conjugue avec un afflux de blessés constant. La blessure n’est pas seulement la conséquence du combat, elle peut survenir à l’entraînement, en opération intérieure [NDLR : missions sur le territoire national], ou sur le trajet menant au lieu d’affectation. Peu importe le contexte de sa survenue, elle se caractérise avant tout par ses conséquences, qui éloignent, au moins pour un temps, le militaire de son affectation.
Cet éloignement n’est pas sans impact pour le militaire blessé. En effet, il interroge son identité en tant qu’homme, et en tant que combattant, son statut au sein d’un métier qui demande performance physique et psychologique. L’institution militaire joue un rôle important dans la prise en charge de la blessure. Elle accompagne, au moyen d’un parcours spécifique au blessé, le militaire touché. Il s’agit d’un accompagnement administratif, social et juridique, qui s’ajoute au médical assuré par le Service de santé des armées (SSA). Depuis dix ans, ce dispositif est complété par un parcours de reconstruction par le sport, initié par la Cellule d’aide aux blessés de l’armée de Terre (CABAT).

Blessure et activité physique : un fait historique

Le professeur Ludwig Guttmann, est couramment reconnu en tant que précurseur de l’utilisation du sport comme outil dans le cadre de la réhabilitation des militaires blessés. Ce neurologue allemand est avant tout célèbre pour avoir organisé, le jour de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Londres en 1948, une compétition au sein de l’hôpital de Stoke Mandeville (Grande-Bretagne), opposant les blessés médullaires [NDLR : souffrant d’une lésion à la moelle épinière] dont il avait alors la charge. Cette compétition est aujourd’hui présentée comme l’embryon des Jeux Paralympiques. Cependant, l’utilisation de l’activité physique au sein des hôpitaux militaires est antérieure. Bien qu’elle reste difficile à dater, Rémi Remondière, docteur en sciences sociales, note l’emploi de matériels de fortune (rouleaux à pâtisserie, seaux…) par le personnel soignant, dans le cadre de la réhabilitation fonctionnelle des blessés de la Première Guerre mondiale. On observe également, à la même époque, la présence d’espaces aménagés en extérieur, où le militaire peut s’adonner de façon autonome à des activités, telles que la gymnastique ou le tir à la corde. La réhabilitation du militaire au moyen de l’activité physique ne peut donc être présentée comme une nouveauté historique. Sa systématisation, dans le cadre d’un dispositif balisé par l’institution militaire, est cependant plus récente. Elle s’est construite par étapes, grâce à la mobilisation d’acteurs militaires et civils (Institution nationale des Invalides, cellules d’aide aux blessés, fédérations sportives…).

Les Invalides, place forte de la réhabilitation par le sport

L’Institution nationale des Invalides se distingue à la fin des années 1950 en demandant le détachement d’un moniteur de sport de l’Institut national des sports (INS) en son sein. Pierre Clerc, maître d’armes, prend ainsi ses fonctions en janvier 1958. Non formé aux spécificités du handicap, il s’adapte à son nouveau public et propose une multitude d’activités : tennis de table, escrime, basket...

Il inspire la création du Cercle sportif de l'Institution nationale des Invalides (CSINI), qui voit le jour le 10 octobre 1966. Ce sont, cette fois, des blessés de la guerre d’Algérie qui portent le projet, notamment André Hennaert, blessé médullaire, et Georges Morin, triple amputé, qui plus tard feront partie des dirigeants les plus impliqués de la Fédération française handisport (FFH). Au fil des années, le cercle deviendra un des grands pourvoyeurs de médailles pour le mouvement paralympique français, s’imposant notamment comme une référence de l’escrime fauteuil, en digne héritier du maître d’armes Pierre Clerc. Si le CSINI forme des sportifs de haut niveau, il n’en a pas pour autant perdu de vue son principal objet, à savoir « favoriser la pratique d’activités physiques adaptées au profit des pensionnaires de l’Institution nationale des Invalides […] ». Dans une démarche d’ouverture, il organise en 2011, à Bourges, un stage d’une semaine, ouvert aux blessés des trois armées et de la gendarmerie avec le soutien de la CABAT et de la FFH. Si la participation se limite à deux marins et un terrien, le colonel Thierry Maloux, présent à Bourges, comprend rapidement l’intérêt du concept. Alors à la tête de la CABAT, il décide de s’appuyer sur cette expérience pour créer les Rencontres militaires blessures et sport (RMBS). Deux séjours sur le département du Cher sont alors proposés : l’un à Aubigny-sur-Nère, l’autre à Bourges. Le Service de santé des armées est partie prenante, au côté de l’encadrement sportif. Les bases du parcours de reconstruction par le sport sont ainsi jetées.

Naissance d’un parcours institutionnalisé

Deux ans plus tard, l’armée, à travers toutes ses composantes (terre, marine, air et espace, et gendarmerie), s’approprie ce concept au profit du militaire blessé, à travers la création du parcours de reconstruction par le sport. Sa gestion est confiée au tout jeune Département blessés militaires et sport (DBMS), créé en 2013 et hébergé aujourd’hui au Centre national des sports de la défense (CNSD).

 

Présentation du hockey-luge. RMBS, Bourges 2014. © J.-J. Chatard / DICoD.
Présentation du hockey-luge. RMBS, Bourges 2014. © J.-J. Chatard / DICoD.

 

Le développement de ce parcours est pensé autour de l’expérience des RMBS et se décline en trois phases. Une première où l’activité physique accompagne le blessé dans sa réhabilitation fonctionnelle. Une seconde contenant une multitude de stages, à l’image des RMBS, où les familles sont parfois conviées. Enfin une troisième, où un accompagnement spécifique est proposé aux blessés souhaitant s’inscrire dans une démarche compétitive, en participant notamment aux Invictus Games. Cette préparation est assurée en lien étroit avec les fédérations sportives partenaires (FFH, FFAviron…).

Un développement autour de partenaires militaires et civils

Bien que le pilotage du dispositif soit confié au Département blessés militaires et sport, la CABAT et le SSA restent très présents dans sa mise en œuvre. Par le biais des Hôpitaux d’instruction des armées (HIA), le SSA innove en proposant des activités physiques, d’abord aux pensionnaires de l’hôpital Percy (à Clamart dans les Hauts-de-Seine), en partenariat avec la Fédération française handisport qui fournit l’encadrement qualifié. Cette expérience se prolongera avec le recrutement d’éducateurs sportifs titulaires d’une qualification APA (Activité physique adaptée), avant de s’étendre à d’autres HIA sur le territoire français. La deuxième phase du parcours s’organise autour du noyau dur que constituent les RMBS. Ces séjours se sont généralisés et ont inspiré la création de stages par d’autres cellules d’aides aux blessés (Jesp’Air pour l’armée de l’Air et de l’Espace, Ad Refectio pour la Gendarmerie, par exemple). Chaque année, plusieurs dizaines de stages sont ainsi proposés. Ils sont validés par une commission d’évaluation, constituée des principaux acteurs militaires du parcours de reconstruction que sont les cellules d’aide aux blessés, le DBMS et le SSA. En plus de ces stages, un challenge sportif, baptisé Ad Victoriam, est proposé à l’initiative de la CABAT. Les familles sont souvent conviées, faisant de ces séjours des lieux à la fois d’échanges entre frères d’armes aux parcours similaires et de partage avec le cercle des intimes. Ici, l’objectif est centré sur l’appropriation d’un corps meurtri, mutilé, doté de capacités nouvelles. La mise en place de l’ensemble des initiatives de cette deuxième phase mobilise un collectif d’une vingtaine de mécènes et d’acteurs associatifs, qui apportent une expertise dans le champ du handicap et/ou du sport. On retrouve ici la FFH, partenaire historique de la CABAT au même titre que le CSINI, mais également des fédérations sportives. Ces dernières sont d’ailleurs de plus en plus nombreuses à se mobiliser, notamment sur la phase 3 du parcours. Ainsi, la préparation aux Invictus Games et aux compétitions militaires mobilise, outre les moniteurs du Centre national des sports de la défense, des cadres sportifs des fédération olympiques partenaires. Mais la grande nouveauté réside dans la mise en place d’un module de détection destiné à orienter dans les meilleures conditions les militaires engagés dans un parcours de performance. Cet accompagnement est à la fois sportif mais implique également le SSA, dans un souci de préservation de l’intégrité physique et psychique du militaire. Cette phase débouche sur trois parcours possibles. Un premier menant à des compétitions, où la performance n’est pas un critère essentiel, telles que les Invictus Games, un second débouchant sur des compétitions militaires et le dernier où le militaire est accompagné sur la préparation à des compétitions civiles. Ce dernier parcours est celui qui doit mener les meilleurs aux équipes de France paralympiques.

 

Équipe de France de basket fauteuil aux Invictus Games, Allemagne, septembre 2023. © CNSD.
Équipe de France de basket fauteuil aux Invictus Games, Allemagne, septembre 2023. © CNSD

 

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La blessure psychique, une problématique de plus en plus prégnante

Dans l’imaginaire collectif, la blessure est visible et généralement représentée par une amputation ou une déficience impliquant l’utilisation d’un fauteuil roulant. Autrement dit, il est question d’une atteinte physique. Or, la réalité des traumatismes occasionnés par les conflits armés, particulièrement dans un contexte de développement des engagements de haute intensité, est tout autre. Bien qu’elle ne soit pas spécifique à notre époque, la blessure psychique est une problématique qui s’est peu à peu imposée à l’institution militaire. L’embuscade d’Uzbin, survenue en août 2008 pendant la guerre en Afghanistan et au cours de laquelle dix soldats français ont trouvé la mort, est à ce titre un marqueur important dans l’histoire contemporaine de nos armées. Le profil des blessés a ainsi évolué au fil du temps. Selon le CNSD, les victimes de stress post-traumatique, associé ou pas à une blessure physique, représentent aujourd’hui 70% des participants au parcours de reconstruction par le sport. Pour faire face à cette réalité, le développement de nouvelles pratiques est encouragé. Le travail avec les chevaux et la médiation équine sont ainsi mis en place à l’occasion de stages, pour favoriser l’épanouissement des blessés psychiques. Dans ce domaine, la Cellule d’aide aux blessés de l’armée de Terre est également précurseur, avec la création du Centre ressources des blessés de l'armée de Terre (CReBAT), support de l’organisation de stages dédiés aux blessés psychiques, en lien étroit avec le SSA.

La reconstruction par le sport comme vecteur de transformation de l’institution

Le parcours dédié aux militaires blessés affecte en retour l’institution militaire. La création du Département blessures militaires et sport (DBMS), déjà évoquée, en est un exemple. On peut également citer le renforcement de la formation des moniteurs d’Entraînement physique militaire et sportif (EPMS), qui tient désormais compte de la blessure avec un module spécifique en formation initiale et une certification « entraînement et blessure ». La création du village des blessés, au sein du camp Guynemer de Fontainebleau (siège du CNSD), conçu pour accueillir les militaires blessés dans le cadre de l’organisation des stages de la phase 2 et de la préparation des compétitions militaires et paralympiques (phase 3), mais aussi la reconnaissance du CNSD comme centre de préparation pour les Jeux de Paris 2024 et le nombre accru de sportifs en situation de handicap recrutés au sein de l’Armée de champions, témoignent d’un engagement fort, inscrit dans la durée, en faveur du militaire qui, un jour, a mis un genou à terre.

À travers le parcours de reconstruction par le sport, l’armée mobilise donc, depuis une dizaine d’années, un nombre important d’acteurs militaires et civils au service de la réhabilitation du militaire blessé. L’offre d’activités accompagne aujourd’hui le militaire, de son séjour à l’hôpital jusqu’à une éventuelle carrière sportive, tout en tenant compte de la complexité des blessures, mêlant très souvent le physique au psychique. Cet accompagnement est également un vecteur de transformation qui « inspire les pays anglo-saxons pour construire un outil dédié aux blessés », selon Hervé Piccirillo, commissaire aux sports militaires alors en poste en 2022.

 

Équitation adaptée. © CNSD.
Équitation adaptée. © CNSD.