Le 11 novembre 1940

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À gauche : Appel à manifester reproduit sur une feuille de cahier. Source : © BDIC. DR - À droite : Plaque apposée au n° 156 de l'avenue des Champs-Élysées, Paris 8e. Source : CC BY-SA 3.0

14 juin 1940 : après cinq semaines de combats, la France chancelle. Les Allemands pénètrent dans Paris déclarée ville ouverte. Le 17 juin, le maréchal Pétain ordonne la cessation des combats et, le 22 juin, un armistice est signé.

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Soldats allemands sur le toit de l'Arc de triomphe. Juin 1940. Source : ECPAD

 

A la fin de l'été, les réfugiés parisiens reviennent et la capitale française occupée retrouve progressivement une animation. Les vacances scolaires terminées, les cours reprennent dans les écoles, les lycées et les universités. En apparence, la vie commence à redevenir normale.

Le principal souci des Parisiens est de s'adapter à la nouvelle situation. Si les tous premiers mouvements de résistance s'esquissent, la plupart de ceux qui pensent qu'il "faut faire quelque chose" n'ont pas encore trouvé le moyen de traduire leur pensée.

Il en va ainsi dans le milieu étudiant et enseignant où la présence ennemie dans la capitale suscite un rejet pour des raisons diverses, naissant, à droite, du spectacle offert par le désastre et l'humiliation nationale, et, à gauche, de l'extinction des libertés et du règne du fascisme abhorré, la position des étudiants communistes étant quant à elle plus nette que celle du parti.

 

Soldats allemands visitant Paris et découvrant pour la première fois la Flamme sacrée. A l'arrière plan, on distingue les Gardiens de la Flamme. Source : ECPAD


Vont ainsi entrer dans l'action des hommes et des femmes aussi différents que Roger Morais, de la Corpo des lettres, l'un des fondateurs, dès septembre, du groupe Maintenir . Philippe Viannay, étudiant en philosophie, et Robert Salmon, élève au lycée Louis-le-Grand, qui, avec Hélène Mordkovitch, bibliothécaire à la faculté des sciences, vont être à l'origine du mouvement Défense de la France qui naît à l'hiver 40-41 . Jean Ebstein, sympathisant de l'Action française, qui, avec ses amis fait du comité de la Corpo de Droit un bloc d'opposition . Claude Lalet, étudiant en histoire, qui réunit des étudiants communistes pour rédiger des tracts et écrire un journal clandestin, La Relève.

Dans cette atmosphère, le milieu étudiant, traditionnellement indocile, s'agite : des "V" - initiale du mot "Victoire" - sont tracés sur les murs, des "Vive de Gaulle" sont criés dans les couloirs du métro, des tracts sont lancés dans des amphithéâtres... Des incidents, voire des bagarres, éclatent parfois entre jeunes et soldats allemands.

Après la parution du décret du 3 octobre excluant les juifs de l'enseignement conformément au Statut des juifs, des professeurs manifestent leur sympathie envers les collègues évincés. La rencontre, le 24 octobre à Montoire, d'Hitler et du maréchal Pétain, et le discours du 30 octobre où apparaît le mot "collaboration", jettent le trouble parmi ceux qui font confiance au chef de l'Etat français.

 

La poignée de main entre Philippe Pétain et Adolf Hitler le 24 octobre 1940 à Montoire. A l'arrière plan, le Dr. Schmidt, interprète de Hitler et sur la droite, von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères.
Source : Deutsches Bundesarchiv


Ce même 30 octobre, le professeur Langevin - physicien réputé et fondateur en 1934 du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes - est arrêté et interné. En riposte, les étudiants proches du Parti communiste français manifestent devant le Collège de France où enseigne cet universitaire, le 8 novembre.

Le 28 octobre, le préfet de police Langeron note : "On parle de manifester le 11 novembre. (..) Montoire a déjà eu un résultat, celui de stimuler la propagande gaulliste chez les étudiants".

La date du 11 novembre est un symbole : si l'Allemagne l'emporte aujourd'hui, elle fut vaincue le 11 novembre 1918. La célébration de ce 22e anniversaire donne aux Parisiens l'occasion de témoigner leur opposition à l'ennemi et à ses partisans.

Dès les premiers jours de novembre, des tracts circulent dans les lycées parisiens, à Janson de Sailly, Carnot, Condorcet, Buffon, Chaptal, Saint-Louis et Henri IV, ainsi qu'à la Corpo de Droit, dans le Quartier latin... Parmi ces tracts, celui émanant d'un groupe lié au réseau Maintenir et tiré au Centre d'entraide aux étudiants mobilisés et prisonniers, appelle à manifester le jour de l'armistice, place de l'Etoile à 17h30.

 

Monument érigé à Paris, dans le jardin du Luxembourg, en hommage Aux étudiants résistants. Source : SHD

 

La radio de Londres, voix française de la France Libre, invite d'ailleurs la population parisienne à commémorer la victoire de 1918 en fleurissant la statue de Clemenceau et la tombe du Soldat inconnu.

Le 10 novembre, les journaux parisiens publient un communiqué de la préfecture de police stipulant que : "Les administrations publiques et les entreprises privées travailleront normalement le 11 novembre à Paris et dans le département de la Seine. Les cérémonies commémoratives n'auront pas lieu. Aucune démonstration publique ne sera tolérée."

L'avis interdisant de manifester pour le 11 novembre est affiché dans les lycées et les facultés parisiennes, avec des instructions très fermes aux inspecteurs d'Académie et aux chefs d'établissement. Cette interdiction provoque un mouvement spontané contre l'injonction assimilée à une brimade.

Les initiatives lancées pour le 11 novembre émanent de petits groupes, souvent sans liens entre eux mais dont l'action converge, influençant plus ou moins une masse de jeunes qui veut surtout défier l'occupant.

Ils bravent à la fois le communiqué du 10 novembre, l'ordonnance allemande du 20 juin 1940 qui interdit les manifestations, et l'article 4 du décret-loi du 23 octobre 1935 qui prévoit des sanctions correctionnelles à l'encontre de ceux qui participent à une manifestation non déclarée ou interdite.

Les autorités se méfient des éventuelles réactions de la jeunesse. Au matin de ce lundi 11 novembre, des inspecteurs de police visitent les lycées parisiens mais ne constatent rien d'anormal.

 

Statue de Clemenceau sur les Champs Elysées. Source : Photo Franck Segretain

 

Or, vers 5h30, André Weil-Curiel, Michel Edinger et Léon-Maurice Nordmann, membres d'un groupe d'opposants rassemblant des avocats, des professeurs et des intellectuels, déposent, en toute hâte, une gerbe au pied de la statue de Georges Clemenceau sur les Champs-Élysées, "En témoignage d'admiration envers l'homme qui ne voulut jamais capituler et ne désespéra pas de la Patrie". La gerbe est entourée d'un ruban tricolore et accompagnée d'une grande carte de visite au nom du général de Gaulle.

Carte et ruban disparaissent au cours de la matinée, mais des mains anonymes continuent à placer des bouquets près de la gerbe.

Vers midi, une centaine de jeunes gens arborant des cocardes tricolores se heurte à la police sur les Champs-Elysées. Un professeur qui s'interpose est arrêté.

Entre 16h30 et 17h30, à la sortie des cours, ou les ayant "séchés", des lycéens, des étudiants, des enseignants, se mêlent aux promeneurs venus flâner sur la grande artère.

Individuellement, en petits groupes, en cortèges un instant compacts et celui d'après éclatés puis reformés à nouveau, les Parisiens convergent vers les Champs-Elysées et la Place de l'Etoile. Des cortèges viennent des Lycées Carnot, Buffon, Janson de Sailly...

 

Plaque apposée sur l'actuelle ambassade du Qatar, rappelant le lieu de rassemblement des lycéens de Janson. Cette plaque a été inaugurée en 1954 par le président Coty.
Depuis lors, une cérémonie est organisée tous les 11 novembre. Source : Jacques Robert

 

Dans ce dernier établissement, les lycéens ont organisé une quête pour acheter une gerbe, à laquelle le fleuriste choisit de donner une forme de Croix de Lorraine. Peu avant 16 h, les élèves de Schotten et Dubost, la déposeront sur la tombe du Soldat inconnu, avec l'accord tacite des policiers, avant de rejoindre leurs camarades.

Cette gerbe rejoint de nombreux bouquets et quelques gerbes dont une aux couleurs de la Belgique. Les manifestants offrent un large échantillonnage politique, du sympathisant royaliste Alain Griotteray au guadeloupéen communisant Tony Bloncourt...

Des lycéens et des étudiants, mais aussi des professeurs comme Edmond Lablénie, de Janson de Sailly ou Raymond Burgard, de Buffon. La foule ne cesse de grossir sur les Champs-Elysées, estimée entre 3 000 et 5 000 personnes. Sur toute l'avenue, alors que la nuit tombe, des cortèges défilent, se dispersent, se regroupent en fonction des interventions de la police.

 

Croix de Lorraine accrochées au revers des vestons des manifestants, saisies et détenues encore dans les archives de la Préfecture de Police. Source : Franck Beaupérin
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Certains manifestants, cravatés de noir, arborent des rubans tricolores ou portent une croix de Lorraine à la boutonnière. L'esprit estudiantin inspire à certains de brandir deux cannes à pêche au cri de "Vive" suivi d'un bref silence (sous-entendu "deux gaules" - "de Gaulle"), sous le sourire des passants. Des drapeaux tricolores font leur apparition. Pourchassant sans ardeur les manifestants, la police se contente surtout de canaliser la foule ou conseille aux jeunes de déguerpir.

De ces attroupements fusent bientôt des acclamations : "Vive la France", "A bas Pétain", "A bas Hitler"... Ça et là éclatent la Marseillaise et le Chant du Départ.

Les plus surpris sont sans doute les Allemands installés dans les cafés ou qui stationnent dans le hall des cinémas.

 

 

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Plaque apposée au n° 156 de l'avenue des Champs-Élysées, Paris 8e au débouché de la place Charles-de-Gaulle. Source : CC BY-SA 3.0

 

Tandis qu'à l'Etoile, des bouquets sont encore déposés sur la tombe du Soldat inconnu, des bagarres éclatent plus bas, devant le siège de deux organisations collaborationnistes. Des Allemands interviennent et arrêtent des étudiants.

C'est vers 18 heures que débouchent sur les Champs-Elysées et la place de l'Etoile des soldats de la Wehrmacht, armés de fusils, de mitrailleuses et de grenades, pour disperser violemment la manifestation.

Tandis que certains soldats chargent entre l'avenue Georges V et le rond-point des Champs Elysées, maniant la matraque ou la crosse de fusil, d'autres tirent au jugé en direction de la foule, tandis que des véhicules militaires ratissent les trottoirs en roulant en zigzag. La confusion est totale.

La police interdit l'accès à l'Arc de Triomphe. Ayant fait le vide sur les Champs-Elysées, les soldats allemands déboulent sur la foule amassée place de l'Etoile, tout en poursuivant les fuyards par les rues de Tilsitt ou de Galilée. Les fourgons de police et les camions militaires se remplissent.

Moins de trente minutes plus tard, les abords de la place de l'Etoile sont déserts de tout manifestant. Des groupes d'étudiants continuent à manifester aux environs de la place de la Concorde . des échauffourées ont encore lieu vers 19 h.

Vers 18 h 30, comme de tradition depuis 1923 et en dépit des évènements de la journée, la Flamme du Souvenir est ravivée par le Comité en présence d'une centaine de personnes.

 

La flamme sur la tombe du Soldat Inconnu. Source : Jacques Robert


Le lendemain, la radio de Londres va dénoncer la mort de plusieurs manifestants. Il n'y a eu de fait, que des blessés, dont quelques-uns, certes, grièvement, et des arrestations.

Le nombre exact de ces arrestations est difficile à établir. Une liste de la Préfecture de Police de Paris énumère 105 noms (93 étudiants et lycéens, 1 professeur, 11 personnes de professions diverses et plus âgées que les étudiants, dont 4 femmes) . un communiqué de la vice-présidence du Conseil, en date du 8 décembre 1940, énonce 123 arrestations dont 104 étudiants et lycéens. Un communiqué du Commandement militaire allemand en France, du 13 décembre, évoque l'arrestation de 143 étudiants. Le nouveau recteur, Jérôme Carcopino, avance le chiffre de 150 étudiants arrêtés.

 

Plaque : A la mémoire des lycéens du 11 novembre 1940. Angle rue de la Santé et du boulevard Arago, 13ème, Paris (75013), Ile de France, France. Source : http://www.plaques-commemoratives.org


Beaucoup d'entre eux font un court séjour dans les postes de police. D'autres sont emmenés dans les prisons du Cherche-Midi et de la Santé, molestés et incarcérés. Ils seront, pour la plupart, relâchés dans les semaines qui suivent. En cette fin de 1940, le souhait de ne pas abimer l'image de la politique de collaboration qu'essaient d'entretenir aussi bien les autorités allemandes que le gouvernement pétainiste peut expliquer cette clémence.

Premier témoignage massif de l'opposition des Parisiens à l'occupant, la manifestation du 11 novembre 1940 est perçue aujourd'hui comme le premier acte collectif de résistance.

Menée en grande partie par des lycéens et des étudiants, une part de romantisme entre, certes, dans cette action. Mais, en manifestant contre les Allemands, la jeunesse intellectuelle a surtout affirmé sa résolution de combattre pour la liberté. Moins de trois semaines après l'entrevue de Montoire, l'événement est significatif.

 

Le journal collaborationniste "L'œuvre" titre sur la manifestation des jeunes parisiens et la fermeture des universités. Source : DR


Cette manifestation heurte d'ailleurs le gouvernement de Vichy qui voudrait mobiliser la jeunesse autour de son programme. Le 13 novembre, l'Université de Paris et une trentaine d'autres établissements d'enseignement supérieur sont fermés (ils rouvriront avant les congés de Noël). Gustave Roussy, recteur de l'Université de Paris, est limogé et remplacé par Jérôme Carcopino. Plaçant le quartier latin sous haute surveillance, les autorités allemandes procèdent à des arrestations préventives - plus d'un millier, pour quelques heures seulement - le 21 novembre. Les journaux parisiens ne parlent de la manifestation, de manière plus ou moins directe, qu'à partir du 15 novembre et ne publient un communiqué du gouvernement donnant un "bilan officiel" des manifestations que le 8 décembre.

Vue de Londres, où vient de parvenir la nouvelle du ralliement du Gabon à la France libre, la manifestation parisienne est ressentie comme un opportun témoignage d'encouragement pour le général de Gaulle.

Au lendemain de l'évènement, beaucoup d'étudiants, craignant pour leurs études, préfèrent se vouer à celles-ci dès que les cours reprennent. Mais d'autres, encouragés par leur propre audace et choqués par la répression disproportionnée, vont entrer en résistance.

 

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Tract des Jeunesses Communistes de la Région Parisienne, suite aux manifestations du 11 novembre 1940. Source : Coll. Musée de la Résistance Nationale à Champigny-sur-Marne - Fonds Nicolo-Vachon

 

Clandestinement, ils vont constituer des petits groupes qui, peu à peu, se rapprocheront des grands mouvements de résistance, commençant leur action par l'impression et la diffusion de tracts ou de journaux, et la poursuivant avec la falsification de papiers, la récupération et le stockage d'armes...

Tandis que certains manifestants rejoindront par la suite des réseaux de résistance, d'autres choisiront de gagner les rangs de la France Libre.

Les Parisiens ne sont pas les seuls à avoir manifesté le 11 novembre 1940. Rouen ou Dijon ont vu éclore les rubans tricolores, à Nantes, c'est un drapeau français qui est hissé sur la cathédrale. Des arrêts de travail ont lieu dans les houillères du Nord.

Durant toute la Seconde Guerre mondiale, le jour du 11 novembre, par ailleurs toujours célébré par les autorités officielles, va donner lieu à des gestes symboliques, dont le plus célèbre est le défilé des maquisards à Oyonnax, en 1943.

 

Plaque commémorant le défilé des maquisards le 11 novembre 1943. Source : Gilles Roland

 

Source : MINDEF/SGA/DMPA