Les documentaires de propagande soviétiques

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Par Irina Tcherneva -CNRS - Centre de recherche sur les cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane (Eur’ORBEM)

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Document d’identité délivré par le Studio central du cinéma documentaire attestant que l’opérateur Georgui Goloubov agit en qualité de correspondant militaire spécial, 1945. © Droits réservés/Musée du cinéma de Moscou

Comme en Allemagne ou aux États-Unis, la propagande de guerre soviétique liée au second conflit mondial s’est illustrée à l’écran. Le documentaire a été l’une des formes privilégiées pour montrer l’indicible, mais aussi mobiliser largement en prenant en compte la diversité ethnique et linguistique des populations auxquelles les films étaient destinés.

Corps 1

Le haut degré de centralisation qui distingue le cinéma soviétique des industries filmiques alliées permit, durant le second conflit mondial, d’orienter massivement la production pour préparer la population à la guerre et l’y impliquer. Avant 1941, l’année où l’historiographie soviétique fait commencer la "Grande guerre patriotique" (désignation de la Seconde Guerre mondiale en URSS et en Russie), le cinéma soviétique avait entrepris de modeler une interprétation du conflit mondial pour les spectateurs. Dès l’automne 1939, après la mise en œuvre du pacte Molotov-Ribbentrop, les cinéastes avaient abordé à l’écran l’annexion des confins polonais orientaux à l’URSS, leur incorporation dans les républiques de Biélorussie et d’Ukraine, la satellisation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, puis leur intégration dans l’Union soviétique en 1940. Une série de films dits "de libération", tournés sur place avec la participation de professionnels locaux et coordonnés depuis Moscou, réitéra le mythe de la guerre défensive, mit en avant les cultures ethniques et linguistiques locales (tout en les reforgeant) et réécrivit l’histoire des inégalités économiques internes, faisant fi des réformes économiques menées auparavant dans ces territoires. Si la majorité des "films de libération" estompaient la présence de l’armée rouge dans ces territoires (alors que les prises de vues avaient été faites), d’autres documentaires, étroitement corrélés aux besoins de la formation militaire et de la confrontation de plans stratégiques au terrain, portaient sur l’engagement soviétique en Extrême-Orient (1938-1939) et sur la guerre d’Hiver (1939-1940). Après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne en juin 1941, l’engagement du cinéma devint très intense. Films de fiction, animation et documentaires appelaient les recrues au combat, exhortaient les populations de l’arrière à travailler pour le front, narraient aux publics soviétiques et étrangers les souffrances endurées par les habitants des territoires occupés, puis plaidaient pour l’ouverture de futurs procès de criminels de guerre…

 

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Fiche et capsule d’identification appartenant à l’opérateur Mark Troïanovski. En cas de décès de l’opérateur soldat,
ces documents étaient envoyés à la famille et à l’armée. © Archives de la famille Troïanovski/DR

 

Grâce à un renouveau de l’histoire de la propagande soviétique durant le second conflit mondial, nous avons une compréhension fine du fonctionnement de diverses institutions (presse écrite, radio, affiche, photographes-reporters, etc.), des mécanismes de censure et des fenêtres d’autonomie qui s’ouvrirent aux praticiens, des modalités de leur travail, des thématiques transversales telles que l’exhortation à l’abnégation et la glorification de héros, la ridiculisation de l’ennemi et le recours aux figures militaires du passé prérévolutionnaire, la construction de la légitimité de l’Église et la promotion du sentiment national russe. Cette histoire est aussi marquée par des omissions, contradictions et revirements fréquents de messages propagandistes dans une conjoncture politique changeante. Notre équipe de recherche "Cinéma soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale, 1939-1949" (projet Agence nationale de la recherche (ANR)/Centre national de la recherche scientifique (CNRS), piloté par Valérie Pozner et Alexandre Sumpf) a exploré les vecteurs de la mobilisation par le cinéma soviétique. Les membres du projet se sont penchés sur la fabrique des films, les procédés professionnels ainsi que l’interpellation par le cinéma de populations non-russes de l’Union soviétique et dans des territoires périphériques. L’efficacité de ce cinéma et sa diffusion ont aussi été étudiées.

Le documentaire, vecteur protéiforme de mobilisation

De multiples institutions d’État agirent en qualité de commanditaires (explicites et latents) de films documentaires, ce qui se traduisit par une diversité et une hybridité des techniques et formes de persuasion. Ce type de cinéma embrassait des films éducatifs destinés aux militaires et civils ; des enregistrements d’enquêtes de crimes de guerre nazis, dans le sillage de la collecte par la Commission extraordinaire d’État, depuis 1942, des informations sur les exactions ; des actualités filmées et numéros spéciaux (dédiés, par exemple, à certains centres de mise à mort comme Majdanek ou Auschwitz filmés par les Soviétiques) ; des moyens et longs métrages portant sur des batailles (Stalingrad, 1943) ou centrés sur des territoires (La Défaite des troupes allemandes devant Moscou, 1942, La Bataille pour notre Ukraine soviétique, 1944, etc.) ; ou encore des films-chansons qui proposaient, sur fond de montage d’images de combats, des airs patriotiques à scander dans les salles. La visée mobilisatrice traverse toute la vie sociale de l’image, dès la formation professionnelle, qui oriente le regard des cinéastes, jusqu’à la distribution des films achevés, en passant par le travail sur le terrain qui consiste à choisir des fragments de réel particulièrement frappants à filmer, à les cadrer d’une façon souhaitée la plus expressive possible, à tisser un récit. Cette préoccupation pour une stimulation des spectateurs irrigue ensuite le travail des réalisateurs : visionnement et sélection des rushes, montage, sonorisation – procédés qui avaient pour objectif de créer des formes filmiques susceptibles de marquer durablement les publics.

 

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Capture d’écran du film Klooga koonduslaager (Klooga - Camp de la mort), 1944. Production : studio de Leningrad.
Réalisation : Serguei Iakouchev. © Droits réservés/Rahvusarhiivi filmiarhiiv/Estonie

 

Conditions de tournage

La confrontation du milieu filmique à la réalité de la guerre en 1939 révéla une coordination déficiente entre l’administration du film et l’armée, des manques d’équipement technique, de moyens de transport, etc. L’effort de guerre exigeait une organisation nouvelle. Qui plus est, l’évacuation des studios et de l’administration du cinéma en Sibérie et en Asie Centrale en 1941 contribua à un desserrement des liens de contrôle, mais aussi des échanges entre divers professionnels.

À l’inverse, sur le front, 258 opérateurs de guerre sous uniforme militaire furent regroupés en petites équipes. L’armée, qui devint leur deuxième instance d’affiliation après la Direction des actualités filmées, assurait leurs transport et approvisionnement, les orientait vers des sujets à traiter. En son sein, les opérateurs se positionnaient comme des instructeurs politiques, autrement dit des propagandistes, et ce statut aiguillait leur approche des faits. Dotés d’un stock de pellicule et de caméras portatives, ils devaient envoyer tous les 5-7 jours leurs prises de vues accompagnées d’explications écrites. Ponctuellement, dans des conditions de communication difficiles, ils recevaient des évaluations de leur studio : images acceptées et intégrées dans les actualités filmées ou films, images censurées ou reconnues défectueuses…

Les opérateurs procédaient donc à des choix à partir des ordres (y compris informels) de militaires et de circulaires ponctuelles de la Direction des actualités filmées. Du reste, leurs journaux intimes et mémoires post-conflit attestent l’intensité de leur engagement personnel. Constatant l’impact immédiat et l’importance historique de leurs témoignages visuels, ils centrèrent l’attention sur des portraits et "exploits de combattants", les "atrocités" commises par les nazis et les mouvements des troupes.

Thèmes et approches filmiques

Au premier chef, le documentaire soviétique, à l’instar de l’affiche et de la poésie, généra un puissant appel à la vengeance, utilisant les images des exactions perpétrées par les nazis. Des titres tels que Sang pour sang, réalisé par Dziga Vertov en 1941, en sont représentatifs. Compte tenu de la violence extrême de la guerre à l’Est et de la confrontation précoce aux divers modes opératoires de la mise à mort, les documentaristes braquèrent leurs caméras sur les charniers des dizaines de milliers de victimes juives à Kyiv et à Taganrog, dans les camps où les prisonniers de guerre soviétiques étaient détenus dans d’effroyables conditions à Kharkiv et dans la région de Minsk, dans les villages brûlés en Biélorussie et les ghettos dans la région balte, ainsi que sur les tentatives d’effacer les traces de massacres et les camps que les Soviétiques qualifiaient de "fabriques de la mort". Les cinéastes optaient généralement pour des plans rapprochés de suppliciés saisis dans des poses qui mettaient l’accent sur les souffrances endurées. Ils mettaient également en évidence les enfants qui figuraient parmi les victimes et une détresse suprême des proches lors des reconnaissances de dépouilles (mains tordues, lamentations).

Ces filmages s’inscrivaient en partie dans un registre d’investigation et d’enquête médico-légale et se destinaient aux futurs procès, même si les filmeurs cherchaient inlassablement une forme visuelle dramatique. Ces images étaient fréquemment incorporées dans un montage avec, d’une part, des portraits de prisonniers de guerre allemands et, de l’autre, des visages sévères de civils soviétiques. Ce montage-choc suscitait une accusation collective des militaires allemands et canalisait la douleur vers le soutien à l’armée rouge. Une aversion à l’égard des prisonniers de guerre allemands pénètre jusque dans les rapports de tournage où certains opérateurs suggéraient comment il fallait "lire" les expressions de leurs visages. Les réalisateurs intégraient aussi des clichés trouvés sur des prisonniers allemands ou des passages des actualités Die Deutsche Wochenschau, afin de souligner l’obscénité qui consiste à garder les traces visuelles de son propre crime. De tels montages, placés en ouverture de films de procès, atteignaient le summum de leur impact émotionnel sur les spectateurs.

 

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L’opérateur Roman Karmen à Majdanek, août 1944. © Droits réservés/RGAKFD

 

Un autre volet de mobilisation fut l’adaptation du propos véhiculé par le cinéma à la diversité ethnique et linguistique du pays. Les unités combattantes étant généralement mono-ethniques, les cinéastes (à la manière d’autres artistes) promurent à l’écran les cultures et les passés héroïques de chaque groupe ciblé et se référèrent à leur patrimoine artistique. Ce faisant, ils convoquaient les mythes révolutionnaires (dressant par exemple une continuité entre les recrues lettones et les tirailleurs lettons qui avaient soutenu la révolution bolchevique) et n’hésitaient pas à faire allusion au passé tsariste (le cas du filmage d’une unité cosaque). La mort des soldats soviétiques restait globalement hors cadre, tandis que des cimetières allemands filmés à répétition dans des villes et villages libérés devaient donner à voir l’ampleur des pertes de la Wehrmacht. Par souci d’interpellation efficace des troupes et des civils, le documentaire exhibait aussi des signes religieux, s’attardait sur des habitants en train de se signer, sur les ruines des églises et les funérailles chrétiennes (organisées même dans les lieux marqués par l’extermination des Juifs), et singularisaient des ecclésiastiques parmi les membres de commissions d’enquête sur les crimes.

Difficultés de tournage et censure

Le silence et les omissions sont tout aussi révélateurs de la capacité d’entraînement de ce cinéma. Ainsi, très tôt les opérateurs signalèrent que les nouvelles pratiques militaires (nombre d’opérations nocturnes et de camouflages) les empêchaient de fournir des images à la fois intelligibles et authentiques. Les mises en scène pratiquées dès lors sur le terrain étaient condamnées par l’administration du cinéma par crainte de ruiner le crédit accordé au film. La captivité des Soviétiques était par ailleurs passée sous silence. Par exemple, lorsqu’en 1943 deux opérateurs filmèrent d’anciens prisonniers de guerre arméniens, regroupés par les nazis en une légion nationale puis échappés et ayant rejoint les résistants soviétiques, la censure militaire ordonna de placer ce reportage "dans un fonds secret", en dépit de sa teneur patriotique. Enfin, les tournages de collaborateurs réels et présumés s’accompagnaient de prises de vues de leur jugement expéditif et de leur exécution. Vers la fin de la guerre, cependant, l’appel à juger les crimes de guerre supplanta toute mention de vindicte et la censure freina des prises de vues d’attaques de collaborateurs par la population.

Les archives personnelles et institutionnelles portent aujourd’hui la trace de la visée mobilisatrice assignée au cinéma. Elles révèlent une évolution notable du discours véhiculé par le documentaire lors de diverses phases de la guerre (1939-1941, 1941-1943, 1944-1945), tout comme elles démontrent que, loin d’être fabriqué selon les protocoles définis à Moscou, ce cinéma émanait de choix faits par une myriade de professionnels, militaires et enquêteurs. Paradoxalement, la guerre se révéla aussi propice à un ajustement du contenu aux profils des publics et aux territoires de diffusion, y compris à l’étranger où les documentaires connurent une ample distribution.

 

Irina Tcherneva -CNRS - Centre de recherche sur les cultures et sociétés d’Europe orientale, balkanique et médiane (Eur’ORBEM)