Les guerres d’Indochine et du Vietnam

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Par Caroline Eades - Docteur ès Arts du Spectacle, Université Sorbonne Nouvelle - Professeur à l’Université du Maryland (États-Unis)

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Apocalypse Now, Francis Ford Coppola, 1979. © Collection ChristopheL

Alors que le cinéma a largement porté à l’écran la guerre du Vietnam, le corpus disponible sur la guerre d’Indochine est beaucoup plus modeste. Il serait pour autant inexact et artificiel d’opposer les productions générées par ces conflits, qu’elles soient françaises ou américaines. Du documentaire aux oeuvres fictionnelles, les cinéastes des deux pays sont en effet confrontés aux mêmes problématiques.

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La France et les États-Unis, connus pour être les plus importants pays producteurs de cinéma jusqu’à récemment, ont proposé, au fil des ans, des films documentaires et des films de fiction sur deux des guerres qui ont marqué leur histoire au XXe siècle : la guerre d’Indochine (1946-1954) pour l’un, la guerre du Vietnam (1955-1975) pour l’autre. Ces corpus sont pourtant assez différents tant par leur contenu que par leur taille, leur facture, leur point de vue et leurs objectifs, alors que les deux guerres ont en commun, outre leur localisation géographique, un lien direct avec la politique expansionniste de ces nations et une issue désastreuse pour celles-ci, à savoir, dans les deux cas, une défaite retentissante.

Documenter la guerre

Avant de susciter l’intérêt des réalisateurs de longs-métrages de fiction, la guerre d’Indochine et la guerre du Vietnam ont été l’objet de films documentaires, soit contemporains aux événements, soit réalisés plus tard. La carrière de Pierre Schoendoerffer est à ce titre exemplaire puisqu’il la commence comme cameraman en Indochine au début des années cinquante pour le compte du Service Cinématographique des Armées (SCA, devenu l’ECPAD en 2001). Il réalisera ensuite, à partir de 1958, plusieurs films de fiction dont cinq plus ou moins directement consacrés à la guerre d’Indochine et, en 1989, un documentaire sur la guerre du Vietnam, Réminiscence ou La Section Anderson 20 ans après. Le réalisateur allemand Werner Herzog a suivi une démarche similaire en relatant l’évasion d’un pilote américain d’origine allemande et prisonnier d’un camp nord-vietnamien dans un documentaire, Petit Dieter doit voler (1997), puis un film de fiction en 2006, Secours à l’aube.

 

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Le cinéaste Pierre Schoendoerffer progresse dans une rizière avec une caméra sur l’épaule au cours de l’opération "Claude"
dans le secteur de Tien Lang. © Jean Péraud/ECPAD/Défense

 

Outre la nécessité de documenter pour les états-majors et leurs correspondants le déroulement des opérations militaires, les films produits essentiellement en France par le SCA et aux États-Unis par la Division de l’Armée de terre ont contribué à informer le grand public sur les premiers grands conflits coloniaux d’après-guerre, soit dans les salles de cinéma dans le cadre des Actualités françaises, soit à la télévision aux États-Unis. À cette mission de propagande s’est ajoutée ensuite une série de documentaires visant à donner une perspective historique sur le conflit (Diên Biên Phu, 30 ans après, Didier Mauro, 1984 ; Combattre pour l’Indochine, Patrick Barberis et Eric Derro, 2004 ; L’Empire du milieu du sud, Jacques Perrin et Eric Deroo, 2010), à fournir des témoignages et des documents à des fins d’archivage (Diên Biên Phu 1954 : le sacrifice, Philippe Delarbre, 2015 ; Nos soldats perdus en Indochine, René-Jean Bouyer, 2014) ou à rassembler des éléments susceptibles d’établir les responsabilités des belligérants (Diên Biên Phu : le rapport secret, Patrick Jeudy, 2004 ; Images inconnues : la guerre du Vietnam, Isabelle Clarke et Daniel Costelle, 1997).

Parmi les documentaires français les plus récents, certains s’attachent à décrire l’action des combattants (Filmer la guerre d’Indochine, Cédric Condom et Jean-Yves Le Naour, 2009) et la stratégie française (Retour sur la RC4, Xavier de Lausanne, 2001). D’autres mettent l’accent sur la participation de civils vietnamiens et français (Công Binh, La longue nuit indochinoise, Lam Lê, 2012 ; Indochine : quand les femmes entrent en guerre, Philippe Fréling, 2021) ainsi que sur celle des soldats d’origine africaine (Indochine, sur les traces d’une mère, Idrissou Mora-Kpai, 2010) et des légionnaires allemands (Du D-Day à Diên Biên Phu, Georges Guillet, Valentin Schneider et Pierre Thoumelin, 2014), sans oublier le sort des anciens combattants (Entre d’eux, Stéphane Plane, 2010 ; Nos soldats perdus en Indochine, René-Jean Bouyer, 2014) et de ceux qui ont rejoint le camp ennemi (Ralliés, Adia Bennedjai-zou et Joseph Confavreux, 2002).

La guerre du Vietnam a également suscité un grand nombre de documentaires à caractère historique ou militant : outre celui de Schoendoerffer déjà mentionné et Loin du Vietnam (1967), auquel ont collaboré les cinéastes de la Nouvelle Vague (Varda, Resnais, Marker, Ivens, Godard), on compte surtout des films d’origine canadienne (The Mills of the Gods : Viet Nam, Beryl Fox, 1966) mais aussi vietnamienne (The Sound of the Violin in My Lai, Trần Văn Thủy, 1998) et bien sûr américaine, portant sur les opérations militaires (Le Coeur et l’esprit, Peter Davis, 1974), les disparus au combat (Missing in Action : A Daughter’s Search for Her MIA Father, Carol Fischer, 1996) et les opposants à la guerre (Scènes de rue, Martin Scorsese, 1970).

Récits fictionnels et remémoration

Les longs-métrages de fiction consacrés à la guerre d’Indochine et à la guerre du Vietnam présentent certaines similarités, qu’ils soient français ou américains. Avant la normalisation des relations entre les pays belligérants, le tournage de grands succès sur la guerre du Vietnam comme Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1978), Platoon (Oliver Stone, 1987) ou, comme sur la guerre d’Indochine, La 317e section (Pierre Schoendoerffer, 1965) et Fort du fou (Léo Joannon, 1963), doit s’effectuer hors des théâtres d’opération, respectivement dans les Philippines, en Thaïlande, au Cambodge et en Camargue.

 

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La 317e Section, Pierre Schoendoerffer. © Collection ChristopheL © Les Productions Georges de Beauregard/Producciones Benito Perojo

 

Sur le plan narratif, l’intrigue repose souvent sur la reprise de faits avérés, un contexte qui se veut réaliste et l’utilisation d’un style documentaire (noir et blanc ou couleurs saturées, cadrages mobiles et serrés, points de vue subjectifs). Ces films "sur" la guerre sont principalement des films "de" guerre, auxquels s’ajoutent quelques fictions dramatiques (Ciel rouge, Olivier Lorelle, 2017) et de rares comédies (Good Morning Vietnam, Barry Levinson, 1987 et Le Facteur s’en va-t-en guerre, Claude Bernard-Aubert, 1966). On notera par ailleurs le cas particulier d’Oliver Stone et de Pierre Schoendoerffer, qui ont tous deux consacré plusieurs films à ces deux conflits.

Si la guerre du Vietnam a entraîné l’opposition souvent indignée des cinéastes français, la guerre d’Indochine n’a pas suscité autant d’intérêt de leur part, à l’époque ou de nos jours. Comme le précise Delphine Robic-Diaz dans son ouvrage, La Guerre d’Indochine dans le cinéma français. Images d’un trou de mémoire (2014), c’est plutôt le silence et l’autocensure qui caractérisent la production cinématographique française à ce sujet. Le film de Paul Carpita, Le Rendez-vous des quais, fait figure d’exception : la référence directe du film à la grève des dockers marseillais en 1949-50 contre l’acheminement des armes vers l’Indochine lui vaudra d’être interdit de 1955 à 1990. Claude Bernard-Aubert, quant à lui, a dû contourner la censure pour son film Patrouille de choc, tourné en 1956 avec l’appui de l’armée française, en acceptant d’en changer le titre (initialement Patrouille sans espoir) et de lui ajouter une fin plus optimiste.

Des prises de position différenciées

L’autre différence majeure est la prise de position des cinéastes sur le conflit. La plupart des films français sur la guerre d’Indochine se distinguent par une évocation furtive des opérations militaires, par opposition à la dimension critique des films sur la guerre du Vietnam qui en dénoncent les atrocités, qu’elles soient subies par les soldats (Hamburger Hill, John Irvin, 1987) ou par les civils (Full Metal Jacket, Stanley Kubrick, 1987), par les Américains ou par les Vietnamiens (Entre ciel et terre, Oliver Stone, 1993). Ils reviennent aussi sur le traumatisme des vétérans (Outrages, Brian De Palma, 1989) et l’incurie du gouvernement américain (We Were Soldiers, Randal Wallace, 2002). Dès 1955, Graham Greene dans son roman adapté par le réalisateur australien Phillip Noyce (Un Américain bien tranquille, 2002), puis Samuel Fuller, en 1957, avec Porte de Chine, dépeignent également la situation explosive dans la région à l’aube de la défaite française.

Les films sur la guerre d’Indochine sont par ailleurs peu nombreux et moins explicites au regard, par exemple, des films français et algériens sur la guerre d’Algérie. Il en va de même pour les représentations cinématographiques de la vie coloniale en Indochine : les films nostalgiques sur le Raj produits par Ismail Merchant et James Ivory ne trouvent d’écho que dans quelques films de fiction (Indochine, Régis Wargnier, 1992 et Poussière d’empire, Lam Lê, 1983) et le documentaire romancé de Patrick Jeudy (Aventure en Indochine 1946-1954, 2013), alors que, sur ce point également, la colonisation en Algérie a davantage attiré les réalisateurs français.

On compte ainsi une vingtaine de films français, anglais et américains sur la guerre d’Indochine dont deux tournés pendant le conflit – Légion étrangère (Robert Florey, 1948) et Jump into Hell (David Butler, 1955) – contre près de quatre-vingts long-métrages américains sur la guerre du Vietnam, sans oublier une douzaine de films vietnamiens. De plus, aux États-Unis, le sujet a attiré de grands réalisateurs (Michael Cimino, Francis Ford Coppola, Clint Eastwood, Oliver Stone, ainsi que le Britannique Stanley Kubrick) et des acteurs célèbres tels que Robert de Niro, Meryl Streep, Harrison Ford, Marlon Brando, Martin Sheen, Laurence Fishburne et Robin Williams dont la notoriété a pu contribuer au succès commercial de ces films.

 

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Indochine, Régis Wargnier 1992. © Collection ChristopheL

 

Mettre en scène la guerre et ses protagonistes

En revanche, si certains réalisateurs français de renom comme Bertrand Tavernier, Maurice Pialat, Georges Lautner ont évoqué la guerre d’Indochine, la plupart l’ont fait de manière allusive et décalée dès les premiers films sur le sujet : Ils étaient cinq (Jack Pinoteau, 1952) mentionne brièvement le départ d’un des protagonistes pour l’Indochine. De même, dans la comédie musicale de Jacques Demy, Les Parapluies de Cherbourg (1963), le film policier de Louis Malle, Ascenseur pour l’Échafaud (1958), le film d’apprentissage de Véra Belmont, Rouge Baiser (1985), ou le drame social de Claude Chabrol, Le Boucher (1969), l’intrigue principale se déroule en métropole et relate le départ, l’absence ou le retour d’Indochine des personnages, sans autres détails ou images sur le théâtre des opérations militaires. Ailleurs, la guerre n’est représentée qu’au détour d’une scène brève, de quelques répliques ou d’un personnage secondaire tel Bien Phu dans La Horse (Pierre Granier-Deferre, 1970) ou Diên Biên Phu dans Scout toujours ! (Gérard Jugnot, 1985).

En effet, contrairement au cinéma américain où la catégorie du film de guerre, en tant que sous-genre du film d’action, dicte certaines conventions en matière d’intrigue, de personnages (combattants, civils, vétérans), de scènes (batailles, embuscades) et d’accessoires militaires (hélicoptères "Hueys", armes chimiques), le cinéma français met plutôt l’accent sur les "anciens d’Indo" à l’instar des défaillances mémorielles d’un pays déjà victime depuis 1945 du "syndrome de Vichy", pour reprendre l’expression d’Henry Rousso, à savoir le déni d’événements historiques traumatisants au bénéfice de souvenirs fugaces et lacunaires. Le cinéma participe à cet effacement d’une guerre marquée par l’éloignement géographique, le recours à des unités professionnelles (le Corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient et la Légion étrangère) et un adversaire organisé et soutenu sur le plan international.

Les rares longs-métrages sur les opérations militaires se distinguent alors par leur reconfiguration du protagoniste à la lumière de sa défaite : au lieu de multiplier les anti-héros – conscrits naïfs, déboussolés, influençables – des représentations cinématographiques de la guerre du Vietnam, les films sur la guerre d’Indochine concourent plutôt à la reprise du mythe colonial du légionnaire, avec la figure du militaire de carrière et du "para" chez Pierre Schoendoerffer (Diên Biên Phu, 1992), Charles Bernard-Aubert (Charlie Bravo, 1980), Henri Decoin (Les Parias de la gloire, 1964), avant qu’il ne devienne une figure muette dans Le Crabe-Tambour (Pierre Schoendoerffer, 1977) ou amnésique dans Cybèle ou les dimanches de Ville-d’Avray (Serge Bourguignon, 1962). Il contribue ainsi à relativiser la défaite ou du moins à en détourner les causes.

Un processus similaire est à l’œuvre du côté américain où, en exposant le délire mental, la dépression ou l’addiction, autrefois associés à l’expérience coloniale, les films rejettent les responsabilités du côté de l’état-major, du gouvernement ou de marginaux pour dédouaner les spectateurs, ainsi placés par le biais du récit et des images du côté des victimes : les morts sur le terrain (Under Heavy Fire, Sidney J. Furie, 2010), les disparus au combat (Missing in Action, Joseph Zito, 1984), les prisonniers (The Hanoi Hilton, Lionel Chetwynd, 1987) ou encore les vétérans incarnés par John Rambo (Rambo, Ted Kotcheff, 1982), Ron Kovic (Né un 4 juillet, Oliver Stone, 1989) ou Michael Gant (Firefox, l’arme absolue, Clint Eastwood, 1982). À l’inverse, le souvenir des militaires français, anciens combattants ou rescapés des camps de prisonniers vietminh, est quant à lui désormais logé dans un passé révolu ou dans la mémoire des particuliers, loin de peupler le grand écran malgré les efforts de quelques cinéastes.

 

Caroline Eades - Docteur ès Arts du Spectacle, Université Sorbonne Nouvelle - Professeur à l’Université du Maryland (États-Unis)