Maurice Genevoix

1890-1980

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© Famille Genevoix

Maurice Genevoix par lui-même

 

Maurice Genevoix est né le 29 novembre 1890 à Decize (Nièvre), « petite ville en Loire assise ».

Ses lointains ancêtres, suisses et catholiques fervents, avaient trouvé refuge en France lorsqu’ils avaient fui la répression calviniste. De là leur nom de Genevois, le « x » limousin ayant plus tard remplacé le « s ». Son père, Gabriel Genevoix, fils et petit-fils de pharmaciens, lui-même agent d’affaire, s’installe peu après son mariage à Châteauneuf sur Loire. Il vient remplacer son beau-père, souffrant, qui dirigeait un négoce d’épicerie en gros.

« Ma mère avait vingt ans lorsque j’ai ouvert les yeux. C’est dans ses bras que j’ai valé, un an plus tard, jusqu’à Châteauneuf. Valer, cela veut dire, dans le langage de nos vieux mariniers, suivre le f il de l’eau, se confier au courant et, symboliquement, au destin. »

Châteauneuf le retiendra longtemps. Il y connaît avec son jeune frère René, né en 1893, les années heureuses et insouciantes d’une vraie enfance, avide et « toute entière offerte ». Elle modèle sa sensibilité naissante, lui apprend, jour après jour, « un monde éternellement vierge, merveilleux, inépuisablement fleurissant ».

« La vie allait, pour moi, au rythme de l’enfance qui fait de chaque journée comme une petite éternité. »

Ce « monde », c’est aussi celui de l’ »Asile », l’école maternelle où on le met à 22 mois. Puis celui de la « grande école », l’école communale où il porte la croix qui récompense les bons élèves, ce qui ne l’empêche pas d’être un enfant « fougueux ».

« Nous étions, à force de vitalité, infernaux. Lorsque, après la trêve de midi, je retournais à l’école, bien avant la rue du Mouton j’entendais par-dessus les toits voler la clameur de cent voix avant la mue. Et je me mettais à courir.

Tous « élèves », tous en tablier noir, tous solidaires, tous égaux devant les prophètes de la laïcité ; et néanmoins aussi divers que leurs parents citoyens ».

Il parlera souvent de sa vie familiale à Châteauneuf, de sa mère Camille, tendre et gaie, du « magasin » où il découvre les odeurs et les bruits de la vie, et des trois maisons où il vécut successivement.

« A mesure que s’éveillait ma personnalité d’enfant, ma façon propre de percevoir et de sentir, je me jetais avec avidité vers le monde qui m’était donné. Je découvrais la rue, les jardins, le petit peuple des ateliers et des boutiques, les bords du fleuve aussi, les quais pavés où les lourds anneaux d’amarrage s’endormaient sous l’herbe et la rouille, les bachots goudronnés des pêcheurs, le banc d’ablettes tournant avec les remous savonneux à l’arrière du bateau-lavoir. »

« Je tiens plus que jamais comme un grand privilège, d’avoir passé toute mon enfance dans une petite ville française d’avant 1914. »

Tout change pourtant lorsque, à 11 ans, il entre au lycée d’Orléans, à 20 kilomètres de là, comme pensionnaire et pour sept ans.

« Pour la première fois, je me voyais matriculé : numéro 4. On penserait à la vie militaire si l’on n’avait pas connu aussi, aux premières années de ce siècle, la vie d’un élève interne dans un lycée de préfecture française. Tout ce qu’évoque le mot « caserne », c’est là que je l’ai connu, à 10 ans, au lycée Pothier, rue Jeanne d’Arc, à Orléans : un juriste, une rue noble et froide, droite et « raide comme la justice », tirée d’un rigoureux cordeau entre la rue Royale et la cathédrale Sainte-Croix. »

Il a pour consolation le goût très vif de la camaraderie, son aptitude au dessin et le prodigieux trésor qu’est la lecture qui lui ouvre un autre univers. Jules Verne l’ennuie, il s’enthousiasme pour Sans famille d’Hector Malot, avant de se plonger dans London ou Kipling, Daudet, Dumas et surtout Balzac qui le laisse « proprement suffoqué. Quel ébranlement ! ». Et il n’a qu’une seule attente : le dimanche et les vacances, pour retrouver la liberté et la chaleur de la vie familiale.

Mais en 1903, à douze ans, il perd sa mère.

« Le 14 mars 1903, par un matin d’avant printemps d’une magnificence indicible, j’avais été, en pleine étude, appelé chez le proviseur. Il m’avait si j’ose ainsi dire, « préparé ». Gêné, certainement pitoyable, il avait peut-être hésité à m’asséner d’emblée le coup. Mais son regard, sa voix louvoyante m’avaient dès le premier instant jeté au fond d’un désespoir corrosif, celui de l’adolescent pantelant précipité vers le plus dur de tout.

Celui qui, venu l’été et les vacances, erre sans fin sur les bords de le Loire a retrouvé à Châteauneuf une maison sans lumière, un père accablé de chagrin qu’une tristesse de jour en jour plus lourde jette à des exigences qu’un garçon si près de l’enfance ne peut reconnaître et comprendre. L’âpre faim de liberté que l’Internat, sourdement, fait lever dans son subconscient le pousse à une intolérance que l’homme blessé ne tolère pas. Alors il fuit, décevant un appel qui refuse de s’exprimer. »

« Depuis…Il est certain ordre du monde, je le sais, je l’ai appris, qui n’a que faire de la mort d’une jeune femme, d’un enfant. Mais je sais bien aussi que ma révolte était chose d’homme, que mon refus, par delà cette tombe refermée, justifiait ma propre survie, mon consentement au monde, à la beauté des aubes et des soirs, à la pureté de l’air qu’on respire, aux enfants que j’aurais moi-même. Pendant combien d’année me suis-je éveillé, certaines nuits, le cœur bondissant de joie, les oreilles vibrantes encore au son d’une voix qui venait de m’appeler, les mains chaudes de l’étreinte qui les nouait aux mains maternelles ? Des larmes baignaient mon visage, douces celles-là, même après le réveil. Vieil homme que je devenu, j’ai retrouvé, j’ai gardé une mère jeune, rieuse et tendre ; c’est elle, aujourd’hui encore, après les épreuves des années, qui ranime au fond de mon cœur, l’invincible amour de la vie qui ne s’éteindra qu’avec moi. »

Maurice Genevoix est un élève brillant, et son père décide de lui faire poursuivre ses études. « Très tôt, vers treize ou quatorze ans, j’ai été tourmenté du besoin de m’exprimer, d’écrire. »

Il quitte Orléans pour rentrer en Khâgne au lycée Lakanal à Sceaux : « qui avait un parc où nous pouvions fumer la pipe et une famille de daims, comme nous, captifs dans un enclos ».

S’il ne recule pas devant le travail, il reste avide de liberté et volontiers frondeur, sautant par-dessus la grille du parc pour aller prendre, chaque matin, son café-crème au bar-tabac de Bourg la Reine.

Admis en 1911 à l’Ecole Normale Supérieure de le rue d’Ulm, il décide d’effectuer son service militaire avant d’entreprendre ses études de normalien. Il est affecté à Bordeaux au 144ème Régiment d’infanterie. Mais, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, cette année de « servitude militaire » ne lui pèse pas.

« Tout compte fait, (…) par comparaison avec la servitude lycéenne, (elle) m’a laissé le souvenir d’une libération allègre, traversée d’épisodes comiques… »

Il évoque même avec enthousiasme son stage au bataillon de Joinville.

« Ces semaines-là, cette année-là ont été à coup sûr parmi les plus belles de ma vie. Exaltation, harmonie, défis à soi-même lancés, simple bonheur quotidien de découvrir, émerveillé, les ressources d’un corps toujours égal aux audaces de sa jeunesse. »

Rue d’Ulm, il est élève, de 1912 à 1914, de l’historien Ernest Lavisse, directeur de l’Ecole, qui, en 1916, préfacera son premier livre, Sous Verdun.

« L’école, avec ses libres rencontres, ses libres choix, son abondance, ses contrastes d’individu à individu, prolongeait sur un plan différent, les enchantements de ma prime jeunesse ».

« L’ironie, le refus d’être dupe, la virtuosité d’un esprit critique soumis à un entrainement assidu… Le meilleur que je doive à Normale, je le dois aux normaliens ».

Il le doit également à deux hommes : Paul Dupuy, le secrétaire général de l’Ecole, avec qui il entretiendra, trente ans durant, une correspondance presque quotidienne, et Lucien Herr, le Bibliothécaire, « qui savait tout et surtout donnait à chacun la clé dont il avait besoin ».

« Dupuy et Herr (…) demeurent à mes yeux les détenteurs et les exemples d’un humanisme trop oublié, ou méconnu, dont le déclin ou l’abandon n’honorent pas le temps où nous sommes ».

Il présente en 1913, pour son diplôme d’études supérieures, un mémoire remarqué sur le « Réalisme des romans de Maupassant », qui semble lui promettre une brillante carrière universitaire.

«Cacique» de promotion, je voyais s’ouvrir devant moi les avenues d’une carrière universitaire facile. Entre elles, au moins virtuellement, j’avais déjà orienté mon choix. Je ne me sentais pas fait pour le professorat des lycées. Si je me voyais des élèves, ils étaient proches de moi par l’âge. Si je me sentais le goût d’éveiller des curiosités, je voulais que ce fût hors de contrainte, sans souci de programmes imposés qu’il fallût « boucler » dans l’année. C’est pourquoi j’envisageais de me faire déléguer, dès la fin de mes années d’Ecole, auprès des universités étrangères ».

La guerre qui éclate ne lui laisse pas le temps de passer son agrégation. Mobilisé le 2 août 1914, il rejoint le 106ème Régiment d’infanterie, comme sous-lieutenant, à Châlons-sur-Marne. Il part, sans fleur au fusil, triste jusqu’au fond de l’âme, mais en même temps « curieux ; intensément, de toutes parts ouvert et réceptif, intéressé au point d’en oublier mon appréhension ou ma peur ».

Mais, en quelques semaines, « cette énorme mêlée qui restait monstrueusement à mesure d’homme » le jette dans un univers de sang, de douleur et d’horreur.

« Toujours tout : la pluie sur le dos blême d’un mort, les obus qui enterrent et déterrent, et qui tonnent, et glapissent avec ces étranges stridences, ignoblement ricanantes et gaies.

De plus en plus souvent, à mesure que croît notre fatigue, des images fiévreuses jaillissent avec les éclatements : sauter, tout le corps en lambeaux ; retomber sur le parapet, le dos crevé, comme Legallais ; n’avoir plus de tête, la tête arrachée d’un seul coup, comme celle de Grandin, comme celle de Ménasse, comme celle de Libron qui à roulé chez nous, lancée chez nous par l’entonnoir voisin dans son passe-montagne de laine brune ; éparpiller de motte en motte ces petites choses poisseuses qu’on pourrait ramasser en étendant la main et qui viennent d’où, et s’appelaient de quel nom ?Desoigne ? Duféal ? Ou Moline ?

Cela ne nous quitte plus guère ; on se sent le diaphragme serré, comme par une main presque immobile. Contre mon épaule, l’épaule de Bouaré se met à trembler, doucement, interminablement , et quelque part une plainte monte des entrailles de la terre, un gémissement régulier, une sorte de chantonnement très lent. Où est-ce ? Sui est-ce ? Il y a des ensevelis par là. On cherche ; cela distrait. »

Il participe à la bataille de la Marne et à la marche sur Verdun. Après quatre mois passés aux Eparges, son bataillon est envoyé à la «tranchée de Calonne », route forestière stratégique qui longe les Hauts de Meuse.C’est là que, le 25 avril 1915, il est touché par trois balles au bras et à la poitrine, qui lui sectionnent l’artère humérale. Il est évacué à l’hôpital de Verdun, puis à Vittel, Dijon et Bourges. Pour lui, la guerre est terminée. Après sept mois de soins, il est réformé à 70% d’invalidité.

Au mois d’août 1916, il retourne à Paris, pour assurer un service bénévole à la Fraternité franco-américaine ( Fatherless Children Association ) et, à l’invitation de Paul Dupuy, loge à l’Ecole Normale. Mais accueille avec révolte la proposition que lui fait le nouveau directeur de l’Ecole, Gustave Lanson, de reprendre ses études en vue de l’agrégation.

« Monsieur, nous avons beaucoup changé. Du tout au tout, en vérité. Morale, culture, justice, rien de ce qu’évoquait pour nous le mot de civilisation que nous n’ayons dû remettre en cause. »

Paul Dupuy l’encourage depuis plusieurs mois à écrire un livre à partir de ses souvenirs de guerres, qu’il avait consignés dans de petits carnets. Ce sera Sous Verdun, écrit en quelques semaines, et préfacé par Ernest Lavisse, paru en 1916 et largement censuré. Ce premier lire sera suivi de Nuits de guerre (1917), Au Seuil des Guitounes (1918), La Boue (1921), Les Eparges (1923). Tous ces volumes, unanimement loués, seront ensuite réunis sous le titre Ceux de 14.

Ces livres de guerre ont été écrits à Châteauneuf. Sur l’ordre des médecins – il venait d’avoir la grippe espagnole – il avait dû quitter Paris. Mais ce qui lui avait été prescrit était vite « devenu un libre choix ». A Châteauneuf, auprès de son père, il a retrouvé avec « ivresse » et ferveur les horizons de son enfance, où rien n’a changé en son absence. Après avoir été « écrivain de guerre », il sera donc aussi le peintre du pays de Loire, avec un premier roman, Rémi des Rauches (1922), le livre du retour à la vie et des retrouvailles avec le fleuve, sa terre de lumière. Il n’en est pas moins le prolongement de son œuvre de guerre.

« Rémi des Rauches est de 1922 ; Je l’ai écrit après La Boue et avant Les Eparges (…) Mais c’est encore, bien que la guerre n’y soit à aucun moment évoquée, ni même nommée, un livre de guerre ».

Mais le fleuve est en même temps apaisant, libérateur et il ne cessera désormais de le célébrer.

« C’était la Loire. Maîtresse de toutes les heures qui passent, miroir des clairs de lune et des nuits plaines d’étoiles, des brumes roses des matins d’avril, des nuages fins qui raient les couchants de septembre, des longues flèches de soleil dardées à travers les nuages de l’été, elle prenait ce soir-là qui passait, et d’instant en instant, au fil de ses eaux tranquilles, elle l’entraînait doucement dans la nuit ».

En 1925, à 35 ans, Maurice Genevoix publie Raboliot qui reçoit le prix Goncourt.

« Le beau livre ! Le beau livre, plein de parfums, de vigueur, d’humanité…Ce style simple et clair, lumineux, où s’affirment exacts les moindres détails, la couleur des fouilles, les nuances d’horizon ; l’extrême précision du coup d’œil, la comparaison juste et courte, en un mot cet admirable don descriptif…Aussi la belle unité de l’œuvre, car l’auteur y va droit d’un bout à l’autre à ce qu’il veut, à ce qu’il sent : la phrase souple et nerveuse à la fois, finie, moulée…Oui, c’est un grand livre. » écrit le jury qui vient de le couronner.

Pour l’écrire, il s’est installé, des semaines durant, sur un terrain de chasse acquis par son oncle « entre Sauldre et Beuvron ».

« Adossée à un bois de bouleaux, entourée de bassins d’alevinage, face au bel étang de Clousioux hanté de buses et de hérons, quel quartier général eût été plus propice que la maison du garde-chasse Trémeau aux projets que je méditais ? J’ai vécu là des jours, des nuits aussi dont pas une heure n’a pas passé à vide, n’a sonné le creux : une osmose entre la terre et moi, les près roucheux, les chênes ronds épars dans la brume légère du Beuvron, le jappement d’un renard sur une trace, le mugissement d’un héron butor dans le jonchère, l’éveil du jour, la première étoile, le saut d’une carpe, le vol planant d’une buse en chasse ».

De modèles de braconnier, il n’en avait pourtant pas rencontré. C’est le seul, ou avec des gardes-chasses, qu’il avait appris à secouer le « grelot », à promener la lanterne, à poser les collets. Homme libre, rétif à toute forme d’ « embrigadement », selon le mot qu’il emploiera souvent, il l’est jusqu’à préférer les rebelles et les révoltés. De Raboliot au grand cerf rouge de La Dernière Harde, toute son œuvre exalte la liberté considérée comme un bien naturel.

« L’instinct de liberté (…) toujours m’a guidé aux heures des choix comme un bon et sûr compagnon ».

En ces années 1925, 1926, 1927, le succès, loin d’éloigner Maurice Genevoix de sa terre natale, lui permet de jeter son ancre au bord de la Loire, dans une maison à son goût. Il la trouve un jour de 1927, au hasard d’une promenade à Saint-Denis-de-l’Hôtel, une petite maison paysanne, « abandonnée des hommes mais peuplée d’oiseaux et de plantes qui s’y épanouissaient en liberté ». Ce sont les Vernelles. « Je n’en ai point chassé les nids, ceux des rouges-queues sous les avancées du toit, ceux des merles dans la haie, ceux ces fauvettes babillardes dans les saules buissonneux du talus. C’est de là que pendant vingt ans, jour à jour, j’ai vu le ciel changer aux couleurs des saisons, écouté les cloches de Jargeau répondre à celles de Saint-Denis. C’est là que je reviens, chaque année, voir rougir les fraises des bois, jusqu’au temps où la coulemelle hausse son chapeau sous les acacias, où les feux d’herbes, fumant par la vallée, annoncent les vols des oiseaux migrateurs. »

Après le décès de son père, qui succombe à une brève pneumonie en juillet 1928, Maurice Genevoix décide de passer la fin de l’été aux Vernelles. Il y séjourne avec Angèle qui était au service de la famille depuis 1898. Dans leurs bagages, un chat qui goûte si fort les charmes des Vernelles qu’à leur retour à Châteauneuf, en septembre, il reprend le chemin de Saint-Denis-de-l’Hôtel. De cette anecdote domestique, Genevoix fera un roman, Rroû récemment réédité avec une préface d’Anne Wiasensky (1931). Cette œuvre, avec La Boîte à pêche (1926), marque le début d’une production particulière dans l’œuvre de Maurice Genevoix, celle des « romans-poèmes » comme Forêt voisine (1933), La Dernière Harde (1938), Routes de l’aventure (1959) et les Bestiaires (Tendre bestiaire et Bestiaire enchanté en 1969, Bestiaire sans oubli en 1971), écrits en grande partie aux Vernelles.

Au début de l’année 1939, deux mois après la mort de sa première femme, il quitte les Vernelles pour un voyage de plusieurs mois au Canada, où il doit donner une série de conférences. Il y restera jusqu’à la veille de la guerre. L’amoureux des bords de Loire ne recherche pas dans ce voyage un dépaysement, mais au contraire, « une consonance à soi-même ». De retour en France, il publiera ses notes de voyage (Canada, 1943) et consacrera à ce pays plusieurs ouvrages : d’abord un recueil de nouvelles, Laframboise et Bellehumeur (1942), puis un roman, Eva Charlebois (1944). Le Canada sera encore présent dans Les Routes de l’Aventure (1959) et au fil de contes pour enfants, L’hirondelle qui fit le printemps (1941) et l’Ecureuil du Bois-Bourru (1947).

« De tous les pays où j’ai porté mes pas de voyageur, c’est le Canada qui m’a le plus séduit et retenu (…) Il me proposait des thèmes qui s’harmonisaient comme d’eux-mêmes à mon univers intérieur ».

En 1940 il quitte Les Vernelles pour la zone libre et s’installe pour deux ans dans un village de l’Aveyron. Il y écrit La Motte rouge (1946), un roman terrible sur l’intolérance et les Guerres de Religion, qui ne peut être lu sans la clé que constitue l’Occupation, comme en témoigne l’épigraphe : « C’était un temps fort calamiteux et misérable ».

Il y rédige aussi un « journal des temps humiliés », disparu dans la tourmente et retrouvé beaucoup plus tard. Il y rencontre sa seconde femme, Suzanne Neyrolles, veuve elle aussi et mère d’une petite fille, Françoise.

Après l’invasion de la zone sud par les Allemands, tous trois regagnent Les Vernelles. Mais la propriété a été pillée et saccagée. Il songe à la vendre mais Suzanne Genevoix s’emploie alors à lui rendre son visage et son âme. Leur fille Sylvie y naît le 17 mai 1944.

« Elle riait, levait les yeux vers moi, me prenait à témoin de sa joie, toute consentement au monde, à ses merveilles, à leur afflux miraculeux. Qu’est l’amour s’il ne partage, s’il n’accepte ce qu’il reçoit du même mouvement qu’il offre et donne ? »

La guerre terminée, il reprend ses voyages et ses cycles de conférences qui le mènent cette fois en Europe, aux Etats-Unis, au Mexique et en Afrique (Tunisie, Algérie, Maroc, Sénégal, Mauritanie, Guinée, Nigéria). Après le Canada, l’Afrique stimule son imagination créatrice. Afrique blanche-Afrique noire, ouvrage d’impressions de voyage, paraît en 1949 et le roman, Fatou Cissé, lui aussi inspiré par l’Afrique, en 1954.

Il se montre attentif aux problèmes de tous ordres rencontrés par ces pays, avec leurs aspects politiques. Mais pour lui, voyager permet surtout de découvrir des paysages et des coutumes dans leur diversité et au-delà, reconnaître des manières de vivre, d’être, de penser qu’il qualifie d’universelles.

« J’ai approché d’autres cultures, perçu leur chaleur véritable et senti s’émouvoir en moi le sentiment de fraternité humaine qu’y avaient éveillé mes passages parmi des hommes vrais. »

Elu en 1946 à l’Académie Française au fauteuil de Joseph de Pesquidoux, il y a été reçu le 13 novembre 1947 par André Chaumeix.

« L’on n’entre ici jamais seul…Pour les hommes de mon âge il est parmi ces disparus des ombres qui ont gardé et garderont à jamais le visage de la jeunesse. De ces jeunes morts de la guerre, notre jeunesse à nous et notre âge mûr ont été douloureusement privés… »

« Je tiens pour un émouvant privilège la chance qui a été la mienne d’avoir pu rencontrer librement, tout au long d’un tiers de siècle, des hommes aussi pleinement et diversement hommes que la plupart de mes confrères. J’a admiré beaucoup d’entre eux, je les ai respectés tous et j’ai noué avec quelques uns des amitiés qui sont une des fiertés de ma vie. »

En octobre 1958, il en devient le Secrétaire perpétuel. Il dépoussière la vénérable institution, la dote de grand prix littéraires, s’emploie à rendre possible l’élection de Paul Morand, Julien Green, Montherlant, etc…

Il veille aussi à ce que l’Académie soit partie prenante de tous les organismes chargés de la défense du français. Sous son impulsion, elle affirme sa présence et sa compétence au sein du Haut Comité de la langue française, créé en 1966, et du Conseil international de la langue française.

Il retrouvera aussi souvent que possible Les Vernelles pour « les jours de (son) travail personnel », mais doit désormais se limiter à des œuvres plus courtes. Des contes et récits pour enfants, avec notamment Le Roman de Renard (1958) qui, par jeu, fait « les bestes parler » mais qui, sous la métaphore littéraire, est encore un hymne à la liberté.

« La lutte est dure et sans fin à qui veut, dans le siècle, sauvegarder sa liberté ».

Paraissent aussi plusieurs écrits autobiographiques : Au Cadran de mon clocher (1960) et Jeux de Glaces (1961). Il retrouve également « les mythes qui animent (sa) création » : le fleuve, avec La Loire, Agnès et les garçons, un roman qu’il évoque comme une transposition, dans l’adolescence, du Jardin dans l’île, écrit bien avant, en 1936 ; la forêt, avec La Forêt perdue (1967).

La Mort de près (1972) renoue enfin avec les souvenirs de guerre.

« Les circonstances, autour de ma vingt-cinquième années, ont voulu que j’eusse de la mort, par trois fois, une expérience réellement vécue. C’est très exactement dire : vivre sa propre mort, et survivre. Ce souvenir m’a suivi constamment, comme une trame enlacée à la chaîne de mes jours.

J’ajoute tout de suite qu’il m’a aidé, qu’il m’aide encore, que je le sais, que j’en suis sûr et que cette certitude détermine ma tentative actuelle : relater pour transmettre, comme le dépositaire d’un message qui devrait être bienfaisant. »

Dans le cadre d’une émission de France Culture, il consacre aux animaux une série de chroniques qui sera à l’origine de la publication du recueil Tendre Bestiaire (1968), bientôt complété par Le Bestiaire enchanté (1969) et le Bestiaire sans oubli (1971).

Mais le travail lié à sa fonction pèse trop lourdement sur sa liberté. En 1974, il fait ce qu’aucun Secrétaire perpétuel n’avait fait avant lui : il démissionne.

Le 9 octobre 197, Joseph Kessel lui écrit : « J’ai appris avec beaucoup de retard ta décision. Je sais… Je sais… Tu as bien fait. Tu nous as assez donnée et assez longtemps. Et je suis heureux pour toi de ta liberté. Mais égoïstement, le coup est dur. Tu étais le lien, l’élément d’amitié. Tu humanisais merveilleusement la fonction… »

Maurice Genevoix racontera les plaisirs, les obligations et parfois les déceptions de sa charge dans un petit ouvrage intitulé La Perpétuité (1974).

« L’Académie, multiséculaire, n’en est pas à un perpétuel près. Elle a les siècles pour elle. Elle est sage et magnanime. Elle ne m’en voudra pas, écrivain que je suis et soucieux comme nous tous, même ceux qui prétendent le contraire, de laisser l’ombre d’un sillage sur l’océan du temps sans rives, d’avoir changé de perpétuité. »

Il revient aux Vernelles, là où, « jour à jour », quels qu’aient été ses chemins, tout l’a toujours ramené.

« C’est ma maison, mon jardin, mon pays, tous les horizons de ma vie. »

Il y écrit Un jour (1976), le roman auquel il pensait depuis longtemps, qui est aussi un écrit philosophique : « Celui d’un jour entre les jours, pareil à hier, à demain, où passent l’amour et la mort, la guerre, le dévouement et l’amitié, la tempête et l’embellie, étrange « histoire de fous » peut être, qui nous emporte sur l’infinie planète où nous sommes, mais où la beauté des choses n’est ce qu’elle est que si elle est divine, sous un ciel dont l’immensité soulève l’invincible espérance des hommes .»

Ce livre, qui connaît un grand succès, lui permet de retrouver ses fidèles lecteurs. Il est suivi de Lorelei (1978), le roman des affrontements de l’adolescence, où un jeune Allemand et un jeune Français, avec leur tempérament si différent, sont partagés entre la haine et l’amitié.

Son dernier ouvrage, Trente Mille Jours (1980), trente mille jours de souvenirs depuis son enfance à Châteauneuf, vient consacrer une notoriété encore accrue par le relais de la télévision. Le grand public redécouvre le conteur, le flâneur de Loire, l’écologiste passionné avant même que le terme existe, l’amoureux du langage au parler si pur, témoin de son siècle et ardent défenseur de son patrimoine. Il se laisse séduire par son charme, sa culture sans pédantisme, son attention aux autres, sa capacité à saisir l’humain dans chaque homme.

« La vie allait, une vie d’homme parmi les hommes avec son lot de chagrins et de joies ; et toujours, d’une année à l’autre, engagée. Je suis de ceux qui n’ont jamais été tentés, sauf pendant mes mois au front (…), de tenir leur journal intime. A quoi bon, s’il n’est pas une page de ce qu’ils écrivent et publient où ils ne soient tout entiers – je viens de le dire – engagés ? D’abord appel à peine audible, tentation que l’inquiétude assiège, c’est une force intérieure peu à peu révélée qui, par une suite d’enchainements fatals, fait peu à peu d’une vocation une manière que l’on a de vivre, ou de la vie une vocation. C’est bien ainsi que j’ai vécu, ainsi que j’ai toujours écrit. »

Il avait encore des projets, celui d’un recueil de « nouvelles espagnoles », celui aussi d’un « livre possible », qui traiterait à nouveau de « l’enfance et de l’initiation ». Mais il meurt brusquement en Espagne, à Javea, pendant ses vacances, le 8 septembre 1980. Il allait avoir 90 ans.

« Heureusement, la mémoire trie. Elle sait les morts auxquels elle s’appuie, elle vit d’eux comme des autres vivants. Il n’y a pas de mort. Je peux fermer les yeux, j’aurai mon paradis dans les cœurs qui se souviendront »