Missak Manouchian, "Aux grands hommes la patrie reconnaissante"

Partager :

L’Affiche rouge de propagande allemande. Photographie d’André Zucca (1897-1973).  Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
L’Affiche rouge de propagande allemande. Photographie d’André Zucca (1897-1973).  Bibliothèque historique de la Ville de Paris. - © André Zucca / Roger-Viollet

Sommaire

    En résumé

    Le 21 février 2024, 80 ans après son exécution, Missak Manouchian entre au Panthéon, accompagné de sa femme, Mélinée. Voici l'histoire de ce résistant et de son parcours.

    « Bonheur à tous ceux qui vont survivre et goûter la douceur de la liberté et de la paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement ». (Extrait de la dernière lettre de Missak Manouchian adressée à son épouse, le 21 février 1944). Le 21 février 2024, 80 ans après son exécution, Missak Manouchian
    entre au Panthéon, accompagné de sa femme, Mélinée.

    L’été 1939 vient tout changer dans la vie de Missak et Mélinée. Depuis l’arrivée au pouvoir de Daladier en avril 1938, la France vit une forme de crise d’identité nationale et sociale. Le temps est à l’atomisation de la société qui prend le dessus sur la référence au socle partagé hérité de la Révolution française, tandis que la population est travaillée par la xénophobie, l’antisémitisme, l’anticommunisme et le pacifisme. Si la guerre d’Espagne a longtemps suscité un soutien à la République, il n’en est plus de même en février 1939, quand affluent les réfugiés.

    Portrait de Missak Manouchian (1906-1944), alors dans l’armée française, en permission en 1940.
    © Archives Manouchian / Roger-Viollet

    De l’entrée en guerre à l’entrée en résistance

    La signature du pacte germano-soviétique, en août 1939, conduit le Parti communiste français (PCF) à analyser la guerre qui éclate le 3 septembre comme un conflit impérialiste ne concernant pas la classe ouvrière.

    Qu’en est-il de Manouchian ? On sait qu’à l’image de nombreux responsables communistes de l’immigration, il est arrêté le 2 septembre. Il ne reste cependant que quelques semaines à la prison de la Santé : le 17 octobre il rejoint son régiment à Colpo, dans le Morbihan. 

    En janvier 1940, il renouvelle sa demande de naturalisation. En 1933 elle avait été repoussée, malgré l’avis favorable du préfet de police ; il n’avait pas de revenus fixes. En 1940, il est soutenu par le chef de son régiment et par le préfet du Morbihan. Il veut pouvoir ainsi combattre au front comme officier, afin de défendre son pays d’accueil. On relèvera a minima que cela ne semble guère coller avec la ligne du PCF, devenu clandestin depuis son interdiction le 26 septembre.

    Pour instruire sa demande, il est affecté spécial dans une usine travaillant pour la Défense nationale, chez Gnômeet-Rhône. La défaite française de mai-juin 1940 arrive avant que le dossier de naturalisation puisse être traité.

    La ligne politique du PCF évolue et, au printemps 1941, la question de la libération nationale est mise au premier plan, mais le véritable bouleversement est consécutif à l’offensive allemande contre l’URSS lancée le 22 juin 1941, Hitler rompant ainsi le pacte signé deux ans plus tôt. C’est un soulagement pour tous les communistes étrangers en France et pour nombre de militants français.

    Russes blancs anticommunistes, arrêtés parce que russes ; ainsi de Manouchian dont on n’avait aucune preuve d’une action effective. Il lui suffit alors de signer un engagement par lequel il nie toute activité communiste pour être libéré le 7 septembre 1941. À Paris, il convainc sans peine ses camarades qu’il a fait cela pour reprendre le combat, de fait en accord avec la direction clandestine communiste du camp de Compiègne.

    Il s’engage alors dans le combat politique de la Main-d’œuvre immigrée (MOI) pour prendre bientôt la direction du groupe de langue arménienne en région parisienne.

    S’organiser pour la lutte armée

    Le changement majeur de l’été 1941 est l’engagement des communistes dans la lutte armée au nom d’une guerre dorénavant définie comme une guerre patriotique. Le point de départ de cette nouvelle forme de combat est l’exécution, le 21 juin 1941, d’un sous-officier allemand par Pierre Georges, le futur colonel Fabien, à la station Barbès-Rochechouart.

    Dans la foulée, trois groupes sont organisés pour mener cette lutte armée, entre attentats individuels et attaques à l’explosif ou à la grenade : les Bataillons de la jeunesse, qui regroupent de jeunes militants voulant absolument en découdre les armes à la main avec les nazis ; l’Organisation spéciale (OS), formée de militants français ; enfin l’Organisation spéciale Main d’oeuvre immigrée
    (OS-MOI) regroupant des communistes étrangers ou d’origine étrangère. Cette dernière est dirigée par un Espagnol, Conrado Miret-Muste, qui sera arrêté au bout de quelques mois, comme la majorité de ces combattants de première génération. Il est alors décidé de concentrer les forces dans une même structure, les Francs-Tireurs et Partisans (FTP), sous la direction nationale de Charles Tillon. La singularité des communistes étrangers est cependant perpétuée : en avril 1942, les FTP-MOI parisiens sont créés sous la direction d’un juif roumain, Baruch Bruhman, connu après-guerre sous le nom de Boris Holban. La singularité des FTP-MOI est de dépendre d’une double tutelle, politique avec la MOI, militaire avec les FTP.

    Au gré des arrestations et des actions se mettent en place plusieurs détachements de FTP-MOI parisiens : le 1er détachement est formé de Roumains, Bulgares, Hongrois et bientôt d’Arméniens ; le 2e détachement dit « juif » est composé des Juifs polonais yiddishophones ; le 3e détachement est composé essentiellement d’Italiens, mais aussi de quelques Français se retrouvant là par volonté de combattre et par réseau d’amitiés ; organisé un peu plus tard, le 4e détachement se définit par son modus operandi : il s’agit de dérailleurs opérant entre 50 et 100 km de Paris. Enfin, sans doute en juin 1943, est constituée une « équipe spéciale » en charge des exécutions de hautes personnalités. S’ajoutent un service de renseignement chargé de repérer les cibles et un service chargé d’assurer l’approvisionnement en armes et leur bonne répartition, dirigés tous deux par des femmes, Cristina Boïco et Golda Bancic.

    La direction parisienne est assurée par un triangle de responsables (un militaire, un politique et un technique). Rol Tanguy, l’un des héros des Brigades internationales en Espagne, a la responsabilité militaire de l’ensemble des FTP parisiens. Supérieur hiérarchique d’Holban, il revient à Paris pour installer une nouvelle direction des FTP au printemps 1943, suite à des arrestations. Joseph Epstein, un autre interbrigadiste, rejoint ainsi en mai le triangle de direction et devient le supérieur hiérarchique de Manouchian, qui remplace lui-même Holban fin juillet ou tout début août 1943. Dawidowicz (Davidovitch) est le commissaire politique, troisième point du triangle.

    Manouchian est alors le chef militaire des FTP-MOI parisiens et il relève donc, côté FTP, de Joseph Epstein qu’il rencontre chaque semaine, le mardi. C’est un mardi qu’ils seront arrêtés ensemble, quelques mois plus tard.

    L’Affiche rouge de propagande allemande. Photographie d’André Zucca (1897-1973). 
    Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
    © André Zucca / Roger-Viollet

    La confrontation radicale

    La première action d’éclat de Manouchian est un attentat à Levallois le 17 mars, quand, avec Marcel Rajman en protection, il jette une grenade au milieu d’un groupe de soldats allemands dans la rue.

    On s’interroge régulièrement sur l’importance des actions menées par ce groupe qui, au vu des rapports internes, ne dépasse pas les 65 membres à l’été 1943, au moment de ses actions les plus spectaculaires. On comprend qu’on ne peut mesurer leur importance à l’aune de leur efficacité militaire. De fait, les quelques dizaines de militaires allemands exécutés en dix-huit mois pèsent peu en rapport avec les grands combats militaires plus classiques. L’importance de leurs actions en plein Paris, siège principal des autorités d’occupation, est donc d’abord d’ordre politique : ce qui se joue, c’est la capacité de montrer à la population que la Résistance est bien vivante et qu’elle prépare la Libération. Un seul exemple : le 28 septembre 1943, après des mois d’une filature opérée par le service de renseignement des FTP-MOI, « l’équipe spéciale » abat le dignitaire allemand chargé de la mise en œuvre du Service du travail obligatoire (STO) en France, Julius Ritter. À la manœuvre, un Juif polonais, Marcel Rajman, et un Espagnol, Celestino Alfonso, aidés d’un Allemand, Leo Kneler. Cela ne change pas le cours de la guerre, mais il faut imaginer l’impact que cette exécution a dans une opinion traumatisée par ce STO qui touche directement ou indirectement toutes les familles, ponctionnant les jeunes pour remplacer, en Allemagne même, les Allemands partis pour le front de l’Est. Combien ont dû se féliciter de cette action d’éclat ! Combien ont dû admirer le courage de ces résistants ! Combien ont dû penser que la résistance était bien vivante au cœur même de Paris !

    En lisant l’agenda où la BS2 [NDLR 2e brigade spéciale] de la préfecture de police de Paris note tous les jours les actions dites « terroristes », le constat est frappant : pas un jour ou presque où il n’y ait une, deux ou trois actions armées. De fait les morts sont peu nombreux, mais comment imaginer que les Allemands, qui ont fait de la sécurité des troupes d’occupation leur objectif premier dès 1940, puissent accepter ces morts, ces blessés, ces attentats, ces trains qui déraillent à 50 ou 80 km de Paris sous l’égide du 4e détachement dirigé par un autre ancien d’Espagne, Joseph Boczor (de son vrai nom Ferenz Wolf) ? En ce sens, il y a bien une efficacité militaire à ce harcèlement de tous les jours.

    La traque policière et la chute

    Dès lors, pourquoi ces combattants sont-ils tombés ? Les Allemands ont bien compris que la police française était la plus à même de mener la traque, connaissant ces résistants ou leurs familles et maîtrisant parfaitement la tactique de la filature. En cela l’État français porte une très lourde responsabilité dans le sort réservé aux FTPMOI parisiens, par le double choix fait de la collaboration, ouvrant la voie à son intervention en zone occupée, et de la Révolution nationale qui cible singulièrement les Juifs, les communistes et les étrangers.

    La police parisienne, forte de 20 000 hommes, est de très loin la plus puissante de France. Elle est divisée en trois branches : la police municipale, la police judiciaire et les Renseignements généraux (RG), dont une Brigade spéciale associe surveillance et répression. Créée en mars 1940, elle est réactivée en août 1941 pour contrecarrer l’engagement communiste dans la lutte armée. Sous la férule du commissaire David, elle est même dédoublée en janvier 1942, la BS1 s’occupant de la résistance politique et la BS2 de la lutte contre les « communo-terroristes ». C’est donc à la BS2 que les FTP-MOI sont confrontés. Et face aux 65 résistants, plus ou moins expérimentés, de l’été 1943, on trouve les 200 inspecteurs professionnels des deux BS, sachant que la police municipale n’est pas en reste dans la surveillance et la répression de terrain.

    Impossible de comprendre la chute de Manouchian et de son groupe si l’on n’a pas en tête que trois filatures s’enchaînent de janvier 1943 à novembre 1943, touchant à chaque fois des groupes importants de MOI et de FTP-MOI.

    Pour prendre le seul cas de la troisième filature, elle commence le 26 juillet et va donc durer environ quatre mois. Et c’est simplement dans les derniers jours que la rafle s’opère. Les policiers se gardent bien de griller la filature : pour cela ils se fixent comme premier objectif de localiser la planque en suivant le résistant afin de le récupérer le lendemain matin quand ils sentent qu’il se méfie. Autre tactique : au moment des rafles clôturant chaque filature, ils prennent soin de laisser passer entre les mailles du filet des résistants qui pourraient leur servir d’accroche pour la filature suivante, sans qu’ils le sachent bien entendu. C’est ainsi qu’on peut lire en ouverture de la troisième filature que, le 24 juillet, les policiers rencontrent « fortuitement un individu repéré dans une précédente affaire ». Il s’agit en l’occurrence de Marcel Rajman qu’ils n’ont donc pas besoin de désigner par un surnom, comme ils le font lors des premiers contacts dans toutes ces filatures.

    C’est ainsi que « Bourg » est repéré la première fois le 24 septembre 1943 à la gare de Bourg-la-Reine, lors d’un rendez-vous avec « Ivry » qui avait été repéré, quelque temps auparavant, avenue de la porte d’Ivry. Ils notent rapidement qu’Ivry n’est autre que Joseph Boczor et que Bourg n’est autre que Manouchian. Quant à Epstein, il est repéré dès le 28 septembre, lors du rendez-vous hebdomadaire avec Manouchian.

    Dès lors « celui qui a trahi » dont parle Manouchian dans sa dernière lettre, à savoir Joseph Dawidowicz, a en effet été décisif en ce qu’il a dit, pour chacun, la fonction qu’il occupait dans l’organisation. Mais ce que ne peut savoir Manouchian, c’est que, pour l’essentiel, cela ne change rien : quand Dawidowicz est arrêté, cela fait trois mois que la troisième filature est lancée et plus d’un mois que lui-même est repéré et logé.

    Les dernières semaines sont terribles pour l’organisation. Entre fin octobre et mi-novembre, après Dawidowicz, c’est l’essentiel du groupe italien qui tombe lors de deux actions. Et les 16 et 17 novembre, ce sont des dizaines de militants qui sont arrêtés, quand le directeur des RG donne l’ordre de l’arrestation de fin de traque.

    Du procès de l'affiche rouge à la reconnaissance nationale

    Le cahier central s’attache à expliquer ce qu’est l’Affiche rouge. Retenons ici simplement que l’objectif de la Propaganda Abteilung et de ses officines collaborationnistes est bien de dire que la Résistance est dans la main de métèques, de Juifs et de bolcheviques. Cela explique au demeurant qu’Epstein n’en soit pas, alors qu’il est le responsable de Manouchian et qu’il semble cocher toutes les cases, lui qui est juif, polonais et communiste. Mais ses papiers sont tellement bien faits qu’il ne sera jamais identifié : « Joseph Estain », né au Bouscat, « de nationalité française, aryen ». Comment mettre en scène un procès dont le premier accusé serait un Français non juif ? Il est donc renvoyé à un autre procès où, autre cause de cette exfiltration, il est jugé avec les camarades de la direction des FTP parisiens, arrêtés dans la foulée de la 3e filature. Il est bien sûr, lui aussi, condamné à mort et exécuté au Mont Valérien.

    Exécution de quatre résistants FTP-MOI du « groupe Manouchian » au Mont-Valérien, 21 février 1944.
    © ECPAD - Association des amis de Frantz Stock

    Car tel est le sort de 22 des 23 condamnés à mort du procès qu’on dira après-guerre de l’Affiche rouge. Le dossier conservé du procès est malheureusement très maigre mais la présentation des protagonistes, juges y compris, est symptomatique du cadre idéologique entourant le jugement : on cible bien les Juifs et les communistes. Golda Bancic est la seule femme jugée entre le 15 et le 18 février, et condamnée à mort. Mais, sachant l’impact que cela aurait dans l’opinion et dans l’appareil d’État français, les Allemands se gardent bien d’exécuter une femme en France ; elle sera donc décapitée à Stuttgart. Ces hommes et ces femmes ne disparaissent pas de la mémoire nationale au lendemain de la victoire pour laquelle ils ont donné leur vie. Dès 1949 le grand poète Paul Éluard leur consacre un poème, Légion. Surtout, en 1955, pour accompagner l’inauguration de la « rue du Groupe Manouchian » dans le 20e arrondissement de Paris, Aragon écrit Strophes pour se souvenir, aussi comme un hommage au poète que fut Missak Manouchian. La composition que propose quelques années plus tard Léo Ferré dans une chanson qui prend le nom de « L’Affiche rouge » connaît un succès exceptionnel qui, jamais, ne s’est démenti, reprise jusqu’à nos jours par des générations de grands chanteurs.

    Missak Manouchian est ainsi entré dans la mémoire collective bien avant d’entrer au Panthéon. La décision du président de la République est d’autant plus importante qu’il n’y avait pas, jusque-là, de résistant étranger dans ce temple où la Patrie est reconnaissante à ses grands hommes. L’hommage s’inscrit dans une perspective universaliste qui correspond bien à ce qui a motivé l’engagement de ces hommes et de ces femmes. Communistes et internationalistes, Juifs d’Europe centrale, Italiens, Espagnols ou Arméniens, marqués par le génocide des Arméniens ou par les déportations qui annoncent la Shoah, mais aussi, tous, profondément attachés à la France des Lumières et de la Révolution française, ils illustrent la convergence identitaire si présente en ces années, et si loin de l’assignation à résidence identitaire qu’on constate aujourd’hui.

    Avec Missak Manouchian, accompagné de Mélinée, ce sont tous les membres de son groupe qui entrent au Panthéon et, au-delà, tous les résistants étrangers. Au-delà de sa propre personne qui n’était pas, et de loin, sa priorité, sa demande de reconnaissance pour la grandeur de leur combat est maintenant pleinement exaucée.

    Auteur

    Denis Peschanski - Directeur de recherche émérite au CNRS, Président du conseil scientifique et d’orientation de la Mission des commémorations du 80e anniversaire de la Libération