Missak Manouchian, un combattant de l'universel

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Chapeau

Jean-Pierre Sakoun, président de l’association Unité Laïque, engagée pour l’édification d’une société humaniste et respectueuse des valeurs républicaines, revient sur la signification de l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian et de son épouse Mélinée.

Missak Manouchian (6e à partir de la droite) et sept résistants de son groupe, peu de temps avant leur exécution (février 1944). © Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet
Texte

Le 21 février 1944, Missak Manouchian écrit deux lettres, dont la plus célèbre, la lettre à son épouse Mélinée, est devenue un symbole de l’héroïsme, de la Résistance, de la grandeur d’âme, du combat pour la liberté et de l’amour de son pays d’adoption. Des traces exceptionnelles de ce terrible jour subsistent ; d’une part, un court film représentant quelques membres du groupe, dont Missak Manouchian, alignés devant un bâtiment de la prison de Fresnes avant leur transfert vers le Mont-Valérien ; d’autre part trois photos de leur exécution même, prises par un sous-officier allemand. Les résistants seront ensuite inhumés au cimetière parisien d’Ivry dans le Carré des fusillés, où ils reposent aujourd’hui. 

Cet homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous, comme aurait pu l’écrire Jean-Paul Sartre à son sujet, est magnifié par la guerre et la Résistance. Son histoire personnelle, détaillée dans ce numéro, est singulière et universelle.

Après la guerre, les circonstances politiques recouvrent l’histoire de ces étrangers d’un voile d’oubli. Pourtant, dès 1950, dans son recueil Hommages, Paul Éluard compose le poème Légion, dont le dernier vers résonne encore lorsqu’on évoque Missak Manouchian : « Lorsqu’on ne tuera plus, ils seront bien vengés. Et ce sera justice ». En 1955, pour l’inauguration de la rue du Groupe Manouchian dans le 20e arrondissement de Paris, Louis Aragon écrit un poème, Groupe Manouchian reprenant les mots-mêmes de la magnifique lettre à Mélinée, que Missak écrit à quelques heures de sa mort. Le poème est publié dans le journal L’Humanité et repris un an plus tard dans Le Roman inachevé sous le titre Strophes pour se souvenir. En 1959, Léo Ferré le met en musique sous le titre L’Affiche rouge, lui donnant un retentissement universel. Le poème d’Aragon chanté par Ferré est, pour Missak Manouchian, ce que le discours d’André Malraux, prononcé devant le Panthéon le 19 décembre 1964, est pour Jean Moulin, célébrant les noces si particulières de la France, de la République, de leurs héros et de la littérature.

La figure de Missak Manouchian porte en elle plusieurs mémoires et plusieurs histoires de France. Celle du génocide arménien d’abord, si présente de Marseille à Lyon et à Paris. L’amour des idéaux de la Grande Révolution, la liberté, l’égalité et la fraternité ensuite, qu’il ne cessera de chanter en français jusqu’au jour de sa mort, dans ses poèmes et dans ses lettres. L’engagement communiste et antifasciste encore qui, pour beaucoup de militants français des années 1930 s’inscrivait dans la filiation entre les deux révolutions, la française et la soviétique. L’engagement résistant enfin, jusqu’au sacrifice, en « soldat régulier de l’armée française », « ayant mérité la nationalité française » et persuadé que « le peuple français et tous les combattants de la liberté [sauraient] honorer [sa] mémoire dignement ». 

De l’entrelacs de ces parcours émerge la France pour laquelle combattait Missak Manouchian, celle des droits de l’homme et du citoyen, de l’universalisme et de la justice sociale, celle qui fait de nous un peuple. Accueillir Missak Manouchian au Panthéon est la meilleure façon, après l’hommage rendu aux Français libres d’origine étrangère en la personne de Joséphine Baker, de reconnaître les combattants étrangers de l’intérieur, en particulier les FTP-MOI, cette « armée des ombres » selon le beau titre du roman de Joseph Kessel sur la résistance intérieure, adapté au cinéma en 1959 par Jean-Pierre Melville. La fameuse expression d’André Malraux dans son discours du 19 décembre 1964 pour l’entrée de Jean Moulin au Panthéon, « entre ici avec ton long cortège d’ombres », y fait aussi écho. Cette « armée » fut la plus nombreuse, la plus active, la plus décidée et effaça par le sacrifice de tant de ses membres les hésitations de certains en 1940. Les troupes, elles, brûlaient de se battre. Et comme pour Joséphine, à la dimension spécifique de l’action résistante, s’ajoute chez Missak celle de l’amour de l’art et celle du refuge au pays des droits de l’homme.

Pourquoi Missak Manouchian entre-t-il au Panthéon et pas les autres membres de son groupe ? S’il ne tenait qu’à Unité Laïque et si cette proposition était réaliste, le groupe Manouchian tout entier entrerait au Panthéon. Mais au sommet de la Montagne Sainte-Geneviève, tout est symbole. Et le symbole de cette résistance-là, c’est bien Missak Manouchian, l’une des silhouettes les plus nettes du « long cortège d’ombres » célébré par André Malraux, que l’occupant nazi fit héros en voulant le frapper d’infamie, lui et ses compagnons, sur cette Affiche rouge, qui fut leur linceul de gloire. Et il serait bien triste, lorsqu’on sait les idéaux internationalistes et universalistes que défendaient ces hommes, de ne pas être capable de reconnaître en Missak tous ses compagnons juifs, polonais, allemands, autrichiens, italiens, espagnols, tchécoslovaques, roumains… et français. Ils l’accompagneront puisque leurs noms seront auprès de son tombeau, sur une plaque rappelant leur destin commun.

La France n’est pas simplement un territoire et une population, c’est un pays « plus grand que lui-même » qui représente depuis la Révolution un symbole d’émancipation et un espoir de bonheur. Il y a encore quelques années, en 2014, les insurgés de la place Maïdan à Kiev chantaient la Marseillaise comme avant eux tous les peuples qui se sont soulevés contre l’arbitraire et la misère depuis 1792. Missak Manouchian, ses compagnons de l’Affiche rouge, les résistants étrangers pour la France, ont écrit une page glorieuse et fédératrice dont la République a besoin pour maintenir l’unité nationale, alors que les nouvelles tendances de l’Histoire déconstruisent le récit national pour lui en substituer un autre qui ne permet plus au peuple français de se reconnaître comme tel. Oui, la place de Missak, Français d’âme, Français par le sang versé, est au Panthéon. Il y représentera ses compagnons de l’Affiche rouge, le peuple de ces étrangers qui firent la France et dont la France fit des Français. Tous illustrent l’idéal d’une République où compte avant tout l’adhésion aux principes qui la régissent.


Auteur
Jean-Pierre Sakoun - Président d’Unité Laïque