Sportifs et militaires aux Etats-Unis
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Par François Doppler-Speranza, Docteur ès lettres, maître de conférences à l'Université de Lorraine à Nancy

Véritable phénomène socioculturel, le sport joue un rôle important dans la construction d’un roman national, reflétant les valeurs états-uniennes : travail acharné, égalité des chances, ascenseur social, compétition et succès. Souvent adossé au « rêve américain », il prend une dimension stratégique au tournant du XXe siècle, à l’heure des premières incursions militaires majeures des États-Unis à l’étranger.
« Si les États-Unis sont fous de sport, à tort ou à raison, c’est parce que nous voyons souvent les matchs comme une métaphore ou un symbole du peuple que nous formons », affirme le président Bill Clinton face aux caméras de la chaîne ESPN en 1998.
Le lien sport-armées avant 1945 : une préhistoire
Dès le début du XXe siècle, les soldats développent des liens de camaraderie lors des compétitions sportives organisées entre les différents corps de l’armée, ce qui conduit à une plus grande cohésion au sein de leurs unités. Les pratiques sportives servent aussi au maintien de la condition physique des soldats, la rigueur de l’entraînement permettant de s’assurer que le personnel militaire est prêt à remplir ses fonctions de manière efficace sur le terrain. L’intérêt du public pour ces rencontres permet enfin de renforcer le lien entre l’armée et la société civile.
Dans la première moitié du XXe siècle, les États-Unis – et leur opinion publique – s’inquiètent des tensions récurrentes dans les relations internationales. Il faut dire que, avant la Première Guerre mondiale, les États-Unis apparaissent très vulnérables, sans alliance solide avec une puissance étrangère et avec la seule Garde nationale pour faire face à une éventuelle attaque extérieure. Le développement de la pratique sportive dans les forces armées, considérée comme indispensable à leur santé et à leur hygiène, apparaît, dans ce contexte, étroitement liée à la question de la sécurité nationale. L’État-major insiste ainsi pour que le soldat reçoive « un entraînement physique – pour développer son corps dans le but de répondre aux efforts inhabituels et exceptionnels de la guerre – et un entraînement mental – pour mettre en œuvre les leçons acquises avec l’expérience et mettre à profit toutes les ressources que la science peut offrir concernant la conduite de la guerre » (William W. Wotherspoon, « The Training of the Efficient Soldier », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. 26, 1905).
La préparation physique des soldats est donc un point essentiel de la stratégie militaire, au même titre que la propagande ou que la collecte de renseignement.
En 1917, les États-Unis entrent en guerre aux côtés des Alliés. Le corps expéditionnaire envoyé en France fait partie de la Garde nationale, dont la mission première est de protéger l’intégrité territoriale états-unienne.
À l’étranger, les Doughboys [NDLR : les vareuses des soldats de cette époque portaient des boutons assimilables à des beignets, en anglais doughnuts] s’octroient des moments de détente dans les YMCA (Young Men’s Christian Association) et saisissent l’occasion d’aller au contact des Français, en insistant sur l’excellence sportive comme reflet du caractère d’une nation.
En 1919, les États-Unis envoient également une délégation d’athlètes aux Jeux interalliés, qui se déroulent au stade Pershing – construit par l’organisation du YMCA à Vincennes.
Le sport témoigne ainsi des vertus de la jeune nation, mais participe aussi de sa cohésion, car comment s’assurer que tous ces soldats, dont beaucoup sont, à l’instar de la société américaine, des descendants d’immigrés récents que l’on caractérise généralement d’« Américains à trait d’union » (hyphenated Americans), souvent d’origine italienne ou allemande, ne vont pas se retourner contre leur patrie d’adoption ? En 1915, l’État fédéral met en place une Commission nationale d’américanisation dans un effort de standardisation des normes socioculturelles à l’intérieur du pays : le sport y joue un rôle primordial, faisant l’objet d’une stratégie de médiatisation pour consolider la nation de l’intérieur.
Les sportifs les plus célèbres mettent enfin leur renommée au service de l’effort de guerre, afin d’inciter les jeunes à servir sous les drapeaux. Cette démarche, amplement relayée par la presse, permet de renforcer le sentiment patriotique.
Laissez-passer officiel des Jeux interalliés au stade Pershing, du 22 juin au 6 juillet 1919.
© National WWI Museum and Memorial, Kansas City, Missouri, USA.
L’armée fonctionne alors comme un creuset national. Durant la Seconde Guerre mondiale, le sport lui permet de faire corps avec la société et d’achever le processus d’assimilation. En 1942, quelques grandes figures italo-américaines revêtent ainsi l’uniforme pour « devenir Américains », comme le boxeur Rocky Marciano ou le joueur de baseball des New York Yankees, Joe Di Maggio, qui servent de « poster boy » pour le recrutement militaire.
Une armée d'athlètes en Guerre froide
Avec la signature du Traité de l’Atlantique Nord le 4 avril 1949, les États-Unis étendent leur influence stratégique dans le monde. Désormais encadré par la directive NSC-68 du Conseil de sécurité nationale, qui régit dans le plus grand secret la politique étrangère anticommuniste des États-Unis à partir de 1950, le sport devient un vecteur de la culture états-unienne sur les bases militaires installées en Europe et en Asie. C’est un moyen d’occuper les soldats d’active qui, contrairement à leurs prédécesseurs, ont rejoint une armée de métier : on organise des championnats inter-bases, ainsi que quelques matchs d’exhibition. Quelques soldats-athlètes représentent aussi leur base au sein d’équipes engagées dans le Conseil international du sport militaire (CISM), une organisation sportive militaire internationale créée en 1948, mais que les États-Unis ne rejoignent qu’en 1951.
Pendant la Guerre froide, le sport militaire est pris dans un étau, entre stratégie culturelle et sécurité nationale. Il n’en est pas moins un formidable outil de propagande et de compétition idéologique entre les États-Unis et l’Union soviétique.
Au début des années 1950, les États-Unis lancent une offensive culturelle et sportive sans précédent. En haut lieu, on note que « le sport est un langage commun aux peuples de l’Est et de l’Ouest » (Rider Toby C. et Kevin Witherspoon, « Making Contact with the Captive Peoples: The Eisenhower Administration, Cultural Infiltration, and Sports Tours to Eastern Europe », Journal of Sport History, vol. 45, no 3, 2018, p. 299), observant attentivement la façon dont les Soviétiques utilisent le sport pour asseoir leur prestige.
En 1953, l’élection du républicain Dwight D. Eisenhower marque un nouveau départ. Déterminé à utiliser le « facteur psychologique » pour vendre la culture et le mode de vie américains à l’étranger, il crée l’Agence d’information des États-Unis (United States Information Agency, USIA), qui finance des tournées de « diplomates en short » – une anomalie pour un pays qui n’a jamais eu de ministère dédié aux affaires culturelles. La presse joue aussi un rôle fondamental pour tenir le peuple américain en alerte et « vendre » la légitimité du lien entre le sport et l’armée, à l’instar du magazine Sports Illustrated, dont la partialité est toutefois discutée du fait de son utilisation potentielle comme vecteur d’influence par la CIA (Central Intelligence Agency).
The official US Physical Fitness Program, 1964.
© John F. Kennedy Presidential Library, Boston MA.
Dans les années 1950 et 1960, le culte du corps n’est plus seulement une question esthétique, elle devient un enjeu diplomatique. En effet, le président John Kennedy déplore un « manque de muscle » (Kennedy John F., « The Soft American », Sports Illustrated, 26 décembre 1960, pp. 15-16) de la société états-unienne, qui peut trahir un manque de volontarisme et pénaliser les États-Unis dans la confrontation au communisme. L’Exécutif relance le President’s Council on Physical Fitness, encourageant les Américains à prendre leur condition physique au sérieux.
Cet effort s’inscrit dans le cadre de la « Nouvelle frontière », le programme de l’administration Kennedy visant à relancer l’économie du pays tout en offrant des garanties supplémentaires de sécurité nationale. Cette même administration utilise par ailleurs le Peace Corps, une agence fédérale indépendante créée en 1961, pour étendre son influence en invitant des athlètes étrangers, notamment des athlètes africains, à venir s’entraîner sur les campus universitaires aux États-Unis.
Toutefois, le lien entre l’armée et la société commence à se détériorer durant l’ère de la contre-culture des années 1960 et de la « décennie du moi » des années 1970.
L’armée investit les campus pour attirer de nouvelles recrues dans le Corps des officiers de réserve (Reserve Officers Training Corps, ROTC), à une époque où la loterie envoie de plus en plus de jeunes gens au Viêt Nam et où le sentiment antimilitariste est plus prononcé que d’habitude : en 1969, le ROTC subit une perte de 25% de nouveaux volontaires dans ses rangs. En réponse à ce coup de semonce, les forces armées lancent une initiative de « formation à l’aventure » : plutôt que de se concentrer sur des exercices conventionnels, l’accent est mis sur des sports à contact physique, tels que le football. Cela conduit notamment à une augmentation du nombre de femmes et de Noirs parmi les cadets dans les années 1970 et 1980.
Le terrain militaire des compétitions internationales
Après le poing ganté de Tommie Smith et John Carlos aux Jeux olympiques de Mexico City en 1968, puis la finale de basket-ball perdue contre l’Union soviétique aux Jeux de Munich en 1972, les États-Unis reviennent sur le devant de la scène avec le « Miracle sur glace » des Jeux d’hiver de Lake Placid en 1980 : l’équipe américaine de hockey sur glace, composée d’athlètes amateurs, bat en finale les athlètes à statut militaire de l’Union soviétique. D’innombrables caméras immortalisent le moment, créant un récit majeur marquant le retour des États-Unis sur le devant de la scène sportive. Depuis, les fédérations nationales américaines ne cessent de récolter les fruits des années 1970, lorsque de vastes programmes de recherche scientifique furent lancés pour optimiser les performances, inspirés des programmes de recherche spatiale, par exemple.
Tournoi olympique de hockey. Les joueurs américains célèbrent leur victoire sur l’équipe soviétique. États-Unis, 22 février 1980.
© Akg-images / picture-alliance / dpa
Le 22 février 1980, les États-Unis et l'Union soviétique s'affrontent lors du tournoi olympique de hockey sur glace à Lake Placid. Les États-Unis remportent le match, entré dans l'histoire sous le nom de « Miracle on Ice », par 4 à 3. Les joueurs américains célèbrent leur victoire.
Le président Gerald Ford s’intéresse alors particulièrement aux sports. L’année 1978 voit la création du World Class Athlete Program, qui octroie un temps d’entraînement de deux années complètes pour permettre aux soldats-athlètes de mener à bien leur engagement sportif. Après les échecs états-uniens aux Jeux olympiques de Munich en 1972 et de Montréal en 1976, le rôle de l’armée apparaît dans un exercice patriotique renouvelé : le football américain, sport qui présente la marque culturelle la plus forte du lien entre le sport et les armées dans les derniers moments de la Guerre froide. Dès lors, les gigantesques dômes et stades accueillent régulièrement des vétérans, plaçant le miliaire au cœur de la frénésie du monde civil.
Enfin, les États-Unis sonnent la charge contre l’Union soviétique et entraînent de nombreuses délégations dans un boycott olympique sans précédent en 1980.
Après l’événement, les militaires appellent à la création de « nouvelles structures pour le mouvement sportif et olympique » (Mollet Raoul, « The New Structures of the Sport and Olympic Movement », CISM Magazine, No. 53, Juin 1981, pp. 10-14), selon le CISM, afin de renforcer la coopération internationale et d’éviter un boycott des Jeux de Los Angeles en 1984. Les États-Unis jouent
gros, car, outre l’habituel aspect financier, ils impliquent un grand nombre de soldats-athlètes (près de 6 % de la délégation). La répétition générale avec les championnats militaires de 1983 en pentathlon moderne, basketball et tir confirment alors ce que l’on sait déjà : le président Ronald Reagan fera de l’événement un objet de « prestige national » pour les États-Unis – une ligne de conduite que l’on retrouve à chaque grand événement sportif depuis la fin de la Guerre froide.
François Doppler-Speranza,
Docteur ès lettres,
Maître de conférences à l'Université de Lorraine à Nancy