Une historiographie tardive

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"Ohlala ! Les enfants ! On ne peut vraiment pas vous laisser seuls!". Incendie dans la maison d’une femme qui travaille. Imp. coul. d’ap. dessin, 1918. In Zille’s Hausschatz, édité par Hans Ostwald, Berlin (Paul Franke Verlag). © akg-images

Souvent cantonnées à des rôles secondaires dans les ouvrages historiques, les femmes sont encore moins présentes lorsqu’on aborde ce domaine masculin par excellence qu’est la guerre. Or ces dernières sont loin d’être étrangères à la chose militaire. Pour rendre leur visibilité et leur juste place aux femmes en armes dans les récits historiques, il convient ainsi de porter un regard neuf sur les sources.

Corps 1

Les combattantes légendaires ou les héroïnes nationales tiennent une place particulière dans la mémoire collective. Depuis le récit d’Hérodote sur les Amazones de Scythie, mythes et réalités se mêlent quand la fonction militaire des femmes est abordée. Cet héroïsme féminin n’a cessé d’être interrogé au fil des siècles, brouillé d’une part par les exploits fictifs des figures bibliques ou des guerrières des romans de chevalerie, et écrasé ensuite par la geste johannique. Depuis quelques décennies, le long silence de l’historiographie sur la participation des femmes à la guerre tend à s’estomper grâce, notamment, aux nouvelles approches en archéologie et à une prise en compte de sources qui ne sont pas exclusivement le produit d’une écriture masculine. Les nouveaux questionnements des sources historiques montrent ainsi la permanence d’une forte implication des femmes dans les conflits armés, celles-ci apparaissant comme actrices à part entière des combats, que ce soit lors des croisades ou des guerres de religion, lors des guerres de libération ou des guerres contre-révolutionnaires, derrière des remparts ou sur un champ de bataille.

Des victimes collatérales de l'histoire militaire

Pour s’affranchir des représentations tributaires d’un imaginaire masculin, et dépasser les clichés excluant les femmes des zones de guerre ou les assignant à des tâches dites féminines, il faut suivre l’évolution de la question du rapport des femmes aux faits d’armes en croisant histoire militaire, histoire sociale, et histoire du genre. Les femmes ont été trop longtemps les victimes collatérales de l’histoire militaire.

Délaissant au cours des années 1970 l’histoire bataille, les contemporanéistes orientent leurs recherches pour comprendre les bouleversements qui traversent les sociétés en guerre. Jusqu’à la fin du XXe siècle, les recherches sur les femmes en guerre sont surtout l’apanage des anglophones. Les débats historiographiques portent alors sur la possible émancipation des femmes grâce aux conflits et sur la mesure de leur engagement, que ce soit aux côtés des hommes, comme infirmière ou marraine de guerre, ou par leur remplacement dans les champs et à l’usine, plus rarement comme résistante ou partisane. Toute une génération d’historiens et d’historiennes a ainsi questionné la répartition des rôles sexués, mais assez peu leur transgression. Un colloque organisé par Marion Trévisi et Philippe Nivet, publié en 2010, Les femmes et la guerre de l’Antiquité à 1918, montre toutefois que les femmes sont sur tous les fronts, que ce soit sous le feu de l’ennemi ou en marge des combats comme suiveuses ou négociatrices, et qu’elles subissent aussi les conséquences des guerres.

Les femmes en tant qu'objets d'hitoire

Depuis le début du XXIe siècle, cette exclusion des femmes a été interrogée au prisme des pratiques transgressives et de la question du droit, se déclinant autour des frontières entre masculin et féminin, entre obéissance et résistance, entre refus de la guerre et participation à un génocide. Les études de genre ont mis en évidence la fluidité des pratiques féminines, qui troublent des rôles socialement assignés. En considérant les "lois genrées de la guerre" (Clio, 2014), les dualités longtemps utilisées par l’historiographie (militaire/civil ; front/arrière) sont dépassées et se complexifient. Pour saisir l’amplitude de l’agentivité des femmes face au phénomène guerrier, ou en contexte d’absence masculine, les historiens analysent le bouleversement des identités par la guerre, et le rôle de celle-ci dans la construction des masculinités ou la mise à l’épreuve de la virilité. Les premières études ont pu montrer comment la mise en place du service militaire participe, dans l’Europe des États-nations, au processus de construction de la masculinité et les recherches se prolongent actuellement autour de la codification d’une norme hétérosexuelle érigée, depuis le XVIe siècle, par des codes militaires. À la suite de travaux plus anciens sur l’intime et les pratiques amoureuses en temps de guerre, les violences sexuées et sexuelles, qu’elles soient subies, comme les tontes ou les viols de guerre, ou exercées, comme celles perpétrées par des gardiennes de camps de la mort, des collaboratrices, ou des femmes terroristes dans un contexte de luttes révolutionnaires, sont devenues des objets d’histoire à part entière, prenant en compte des temporalités et des espaces variés.

 

incendie

"Ohlala ! Les enfants ! On ne peut vraiment pas vous laisser seuls !". Incendie dans la maison d’une femme qui travaille.
Imp. coul. d’ap. dessin, 1918. In Zille’s Hausschatz, édité par Hans Ostwald, Berlin (Paul Franke Verlag). © akg-images

 

Réinterroger les sources historiques

Les historiens et les historiennes s’affranchissent actuellement des discours construits historiquement par un récit masculin, observant l’écart grandissant entre les représentations longtemps dominantes et les multiples et complexes réalités de l’engagement militaire féminin. S’éloignant de l’habituelle poignée de figures héroïques, individualisées et nourrissant l’inconscient collectif, leurs derniers travaux s’intéressent davantage aux anonymes, et permettent, jusqu’aux conflits les plus contemporains, de penser la guerre comme une interface où se construisent des identités sexuées et où s’articulent le féminin et le masculin. Les sorties de guerre sont, de la même façon, scrutées pour observer les recompositions entre féminités et masculinités, alors que les récentes publications sur les femmes en guerre n’interrogent plus tant la chronologie des batailles que le "genre de l’événement" (L. Capdevila, 2006).

Les approches sur un temps long permettent de mettre en lumière les fluctuations des normes genrées et le caractère subversif des modalités d’implication des femmes dans un univers majoritairement masculin, oscillant toujours entre le remarquable et l’habituel. L’étendue de ce nuancier méthodologique est aussi un moyen d’appréhender la dissymétrie de l’écriture de cette histoire.

 

Véronique Garrigues -  Agrégée et docteure en histoire moderne