La ligne de démarcation

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Par Eric Allary, Docteur ès Lettres de l'institut d'études politiques de Paris, agrégé d'histoire, chercheur associé au CHEVS/FNSP et au CRHISCO de l'Université de Rennes 2

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Ligne de démarcation, poste de contrôle français - 1941
Ligne de démarcation - poste de contrôle français - 1941. Photo Serge COMPIN - Don au centre d'interprétation de la ligne de démarcation

Le 18 avril 1959, lors d'une visite officielle à Moulins-sur-Allier, le général de Gaulle évoque la division majeure qui marque l'occupation allemande en plein coeur de la France : "Je sais tout ce qui a été fait ici. Cela est d'autant plus méritoire que vous étiez ici en bordure du drame (...) sur cette blessure constituée à travers notre pays qu'on appelle ligne de démarcation".

Corps 1

Ligne de démarcation - poste de contrôle français - 1941. Photo Serge COMPIN - Don au centre d'interprétation de la ligne de démarcation

 

C'est la première fois que la ligne de démarcation est ainsi désignée publiquement par le premier des Français. Pendant l'occupation, dans ses allocutions à la BBC, le chef des Français libres a nié l'idée d'une France compartimentée de façon arbitraire par l'occupant. Pourtant, si la ligne de démarcation et ses acteurs (passeurs ou simples habitants) sont peu présents dans les commémorations, hormis une quarantaine de stèles, plaques et monuments de petite taille, inaugurés entre 1945 et 2002, force est de constater que la réalité quotidienne de la ligne a été bien plus qu'un tracé parfois imprécis sur les cartes d'état-major. Les historiens ne l'ont presque pas étudiée. Or, la ligne de démarcation est un observatoire remarquable de l'histoire de l'économie locale de treize départements divisés, de l'administration municipale, départementale et préfectorale, sans oublier de l'armée d'armistice et des forces policières.

La mémoire littéraire a retenu l'aspect le plus spectaculaire de l'histoire de la ligne de démarcation. Au premier rang des parutions, les vingt-deux volumes du colonel Rémy, rédigés entre 1964 et 1976, ont donné du passeur une vision soit « héroïque » soit plus sombre. Claude Chabrol en a même fait un film de cinéma, sorti dans les salles en 1966. Des écrivains comme Joseph Joffo, Jacques Laurent, Jean-Louis Curtis, Bernard Clavel ont retracé l'épopée romancée de plusieurs passeurs. De telles évocations n'apprennent quasiment rien à l'historien sur la vie quotidienne des riverains de la ligne, sur les flux interzones, tant humains que matériels et financiers, sur les types de « passagers » clandestins ou légaux, sur la chronologie des répressions.

L'instauration-surprise

Instaurée par l'article 2 de la Convention d'armistice, la ligne de démarcation principale de la France occupée parcourt treize départements sur près de 1 200 kilomètres.

A vrai dire, les plénipotentiaires français - et au premier chef le général Huntziger - ne s'attendaient pas au compartimentage de la France. La ligne a provoqué la rupture administrative et territoriale des eaux-et-forêts, des préfectures et sous-préfectures, des institutions judiciaires, des légions de gendarmerie, des académies, des banques nationales, de la SNCF, etc.

Le régime de Vichy, qui a connu le tracé très précis de la ligne seulement fin 1941 - les occupants le modifiaient régulièrement à l'échelon local -, à dû réorganiser le fonctionnement administratif du pays . par exemple, il a été contraint de créer des légions-bis de gendarmerie dans les parties non occupées des anciennes légions divisées. La désorganisation du pays fut amplifiée par d'autres lignes de démarcation : celle du Nord-est . la ligne qui isole l'Alsace et le département de la Moselle annexés de la zone interdite - qui disparaît en décembre 1941 -, sans compter l'instauration d'une zone côtière interdite à partir d'avril 1941. Ajoutons que le retour des Français de l'exode a été complexe à organiser au passage de la ligne en direction de la zone occupée.

Une " frontière " surveillée mais pas hermétique

Sur la ligne, la signalétique est généralement lacunaire, composée de panneaux, de poteaux peints aux couleurs nazies, de herses, de guérites et de barrières dans les villes et villages divisés . en certains points, les Allemands ont même miné les abords de la ligne. Cette dernière n'est pas hermétique. Quelques centaines d'hommes (d'abord des soldats puis des douaniers allemands à partir de février 1941) ne suffisent pas à entraver la route à des milliers de clandestins qui ne possèdent par l'Ausweis - laissez-passer -, très difficile à obtenir.

 

Laissez-passer frontalier - décembre 1942. Centre d'interprétation de la ligne de démarcation, Génelard (71)

 

Laissez-passer frontalier

 

D'ailleurs les ministres de Pétain ne disposent pas de laissez-passer permanent . seul Pierre Laval a ce privilège. En face des postes allemands, Vichy installe une surveillance française composée de soldats de l'armée d'armistice, de gendarmes, de policiers et de douaniers qui ne s'entendent pas très bien sur la nature des missions à remplir. Le téléphone entre les postes n'existe presque pas. Cependant, nombre de clandestins de la ligne doivent leur sauvetage à certains surveillants français qui les voyaient courir dans les champs au loin. Le régime collaborateur de Vichy, pris dans un engrenage de concessions croissantes à l'occupant, ne trouve jamais le moyen d'assouplir les effets négatifs de la ligne de démarcation. Hitler se détourne très vite des mesures prises sur cette dernière. Dès 1940, il a demandé la mise au point d'un plan d'occupation totale de la France.

La vie quotidienne des Français bouleversée

En 1940-1941, avec les prisonniers de guerre, la ligne est au coeur du chantage allemand.

Les contraintes immédiates se portent évidemment sur les riverains de la ligne de démarcation qui connaissent un statut particulier. Ils deviennent des " frontaliers " d'un nouveau genre, puisqu'ils vivent sur une " frontière " intérieure au coeur de leur pays et de leur terroir. Ils ont reçu des laissez-passer spéciaux qui les autorisent à franchir plus facilement la ligne, afin d'aller travailler la journée dans une zone pour rentrer le soir habiter dans une autre. C'est l'occasion de profiter de ces facilités aux postes allemands pour passer du courrier et des passagers clandestins sous les sièges d'un camion ou dans des tonneaux disposés sur une remorque.

 

Ligne de démarcation, hiver 1940-1941 - Digoin (71).
Photo Paul Chaussard - "Echos du passé" - Don au centre d'interprétation de la ligne de démarcation

 

Dans leur ensemble, les Français subissent l'Ausweiss, les voyages interzones en train peu nombreux, mais aussi les cartes interzones, dont les premières sont imprimées au début de l'occupation et qui obligent à biffer des mentions stupides comme "je ne suis pas mort". Les transferts de fonds interzones sont interrompus un temps, puis restaurés grâce à l'installation en zone non-occupée de succursales-bis de la banque de France, du Crédit Lyonnais, de la Caisse des Dépôts et Consignations et de la Société Générale. Les occupants sont volontairement flous sur les autorisations qu'ils accordent pour les flux de marchandises, de valeurs et d'argent d'une zone à l'autre. Ils gèrent une économie de guerre de plus en plus gourmande. La ligne est aussi un moyen d'exploiter au mieux les richesses de la France. Des habitants de la ligne profitent aussi largement du marché noir, dont les demandeurs sont principalement les Allemands.

 

Carte de correspondance interzone - mars 1941 - centre d'interprétation de la ligne de démarcation, Génelard (71)

 

Carte de correspondance interzone

 

Des Français et des réfugiés belges, polonais, hollandais et allemands refusent cette blessure au coeur de la France et organisent des équipes familiales et des filières nationales de passages clandestins. Les premiers passeurs apparaissent dès l'été 1940. Ils sont souvent seuls et pratiquent un acte d'entraide. Puis, les services secrets anglais, les mouvements et les réseaux de résistance recherchent des passeurs pour travailler sur les deux zones et espionner les installations militaires allemandes. La confrérie-Notre-dame du Colonel Rémy a très tôt organisé les passages clandestins dans le sud-ouest grâce à Louis de la Bardonnie. Mais sur le tracé de la ligne, dans le Nord (Bretagne et Normandie notamment) et l'Est de la France, des filières très structurées font passer des centaines de fugitifs traqués ou en mission : aviateurs abattus, Juifs, prisonniers évadés, simples voyageurs de commerce. Les passages sont parfois payants, afin de nourrir et d'abriter quelques temps des candidats au passage. Cependant, certains passeurs isolés en profitent pour pratiquer des prix très élevés, notamment quand les Juifs affluent plus nombreux sur la ligne, après les rafles de l'été 1942. De faux passeurs au service des Allemands opèrent également. Mais ces derniers ne doivent pas faire oublier tous les passeurs bénévoles, dont les motivations sont à mi-chemin entre l'action "humanitaire" et l'engagement résistant.

Rappelons enfin que la ligne de démarcation est supprimée en février 1943, les Allemands occupant alors la totalité du territoire français depuis novembre 1942. Elle ne disparaît cependant pas des cartes d'état-major allemandes et certaines restrictions subsistent, notamment en matière de circulation des marchandises. Elle reste ainsi jusqu'à la fin de la guerre un moyen de pression, la menace de son rétablissement pesant sur les Français jusqu'au bout.

 

Eric Allary, Docteur ès Lettres de l'institut d'études politiques de Paris, agrégé d'histoire, chercheur associé au CHEVS/FNSP et au CRHISCO de l'Université de Rennes 2.
Texte rédigé pour MINDEF/SGA/DMPA