La musique juive dans l’univers concentrationnaire

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Par Laetitia Petit - Maître de conférences HDR en psychologie clinique, Aix-Marseille Université. Accueil en délégation à Aix-Marseille Université, CNRS PRSM, Marseille, France

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L’orchestre du camp d’Auschwitz, constitué de déportés, accompagne le départ des détenus au travail. Pologne, 1942-1944. © Mémorial de la Shoah

Pendant la Seconde Guerre mondiale, dans les camps de concentration, la musique est un élément fondamental. Instrument de terreur et d’oppression exploité par les bourreaux, elle offre dans le même temps aux victimes des moyens de résistance. L’exemple du camp de Terezin est particulièrement évocateur de cette dualité.

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L’exposé développé ci-après se limite à la période de la Seconde Guerre mondiale et prend pour exemple la pratique de la musique à Auschwitz, à la fois camp de concentration et lieu d’extermination. Alors qu’un grand nombre de Juifs se faisaient assassiner à Auschwitz 2 (Birkenau), Auschwitz 1 et 3 étaient quant à eux des camps de concentration et de travail. L’étude s’intéresse aussi plus particulièrement à l’activité de composition musicale dans un camp de transit, celui de Terezin. Elle illustre le problème de l’instrumentalisation de l’art pris dans les enjeux toujours complexes de la sublimation, qui l’amène notamment à se confondre avec la culture.

Instrumentaliser et confisquer la musique

On sait que la musique était l’art prioritairement instrumentalisé dans les camps, notamment à cause de son caractère ambigu pouvant conduire à un mouvement de désaveu de la mort (Quignard). À ce propos, Jean Améry, résistant rescapé des camps de concentration, rapporte que "ce qui se produisait d’abord, c’était l’effondrement total de la représentation esthétique de la mort. Il n’y avait pas de place à Auschwitz pour la forme conçue dans la forme littéraire, philosophique et musicale. […] La mort en perdait finalement sa teneur spécifique sur le plan individuel aussi. […] Des hommes mourraient partout, mais la figure de la Mort avait disparu" (Dossier pédagogique de l’opéra Der Kaiser Von Atlantis, 2014, p. 29). La musique, aussi impensable que cela puisse paraître, semblait pouvoir s’abstraire de contextes aussi atroces.

 

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Joseph Goebbels, ministre de la propagande, prononce un discours devant des représentants du monde de la presse
et des arts, 28 novembre 1936. © AKG-images

 

Commandés par les nazis, les orchestres accompagnaient les déportés dans les chambres à gaz ou accueillaient les arrivants. Aussi, l’une des fonctions des Juifs consistait à nourrir le public allemand de cette langue qui traverse les frontières et, chaque dimanche après-midi, l’orchestre d’Auschwitz, composé d’une quarantaine de femmes, donnait un concert pour les SS.

L’attaque de la langue à travers la musique

Pour comprendre le mouvement d’instrumentalisation de la musique dans les camps par les SS, ainsi que le statut de la dissonance sous le IIIe Reich, quel qu’en soit le support d’expression, et ici en particulier "la langue musicale", posons deux repères incontournables.

Le premier est la définition de l’Allemagne comme "le pays de la musique" (Deutschland, das Land der Musik) car c’est bien en tant que langue que la musique pose problème. En utilisant habilement la vulgate de "la musique, langage qui ignore les frontières", la langue finit par être unique, Une, celle du Deutschland über alles "L’Allemagne au-dessus de tout".

Le second repère correspond à la mise en place de la machine administrative orientée vers l’éradication du peuple juif en Allemagne. Le 7 avril 1933, entre en vigueur la loi dite de "Reconstitution de l’administration" qui exclut les Juifs et les opposants politiques de la fonction publique, des universités et du gouvernement. Elle instaure également l’obligation pour les musiciens de tendre vers une "plénitude d’humanité". Cette plénitude ici imposée serait impossible sans relation intime du musicien individuel à la vie musicale de son peuple, ce dernier étant entendu comme la réunion de tous ceux dont le destin est lié par une même origine, une même histoire, une même culture, une même patrie et une même langue, excluant ainsi les Juifs et les étrangers conformément au credo nazi. Ce concept de Vollmenschentum (plénitude d’humanité) constituera l’année suivante l’une des bases idéologiques de la fondation de la Reichsmusikkammer (Chambre de la musique du Reich), qui justifie l’exclusion des artistes refusant de se soumettre à la conception nazie des rapports entre l’art et le peuple (Volk). Instauré par le IIIe Reich, un contrat est signé le 20 mai 1933, qui permet aux Juifs d’exercer leur art "entre eux", sous la "protection" des nazis. Précisons qu’en 1933, cette règle n’exclut pas seulement les Juifs, mais bien tous ceux qui refusent de se soumettre à cet idéal.

Commence alors la "ghettoïsation" des Juifs et de la culture dissidente, qualifiée de "dégénérée", qui s’oppose désormais à la culture d’État. Ce qualificatif de "dégénéré" découle de la condamnation par les nazis de certaines formes d’art. La Chambre de la musique du Reich décide en effet de ce qui appartient à la Musique d’État et de ce qui appartient à la musique condamnée. Est qualifiée de dégénérée toute musique considérée comme d’origine juive, faisant référence au jazz ou jugée dissonante. Sont donc dégénérés la musique "nègre", le jazz, mais aussi la comédie musicale ou le cabaret.

 

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Exposition "Entartete Musik" (musique dégénérée), Düsseldorf, 1938. © Ullstein Bild/Roger-Viollet

 

Terezin, un camp pour les artistes et intellectuels juifs

Si la musique fut instrumentalisée par les SS, un très fort mouvement de résistance a vu le jour, notamment chez les compositeurs qui trouvèrent le moyen d’écrire dans les camps, et en particulier à Terezin. Ces compositions répondent directement aux propos de Jean Amery puisqu’il s’agit dans ces oeuvres de rendre à la mort ses vertus structurantes et humanisantes. Les deux compositions évoquées ci-dessous sont les œuvres de deux musiciens juifs déportés à Terezin, nom du camp de la ville de Theresienstadt (située en Pologne, au nord-ouest de Prague). Ce lieu fait exception pour au moins deux raisons. Terezin est un camp qui regroupe exclusivement des Juifs, artistes et intellectuels. On peut donc le concevoir comme un espace où se perpétue une vie culturelle juive. De plus, Terezin n’est ni un camp de concentration, ni un lieu de mise à mort systématique. Au-delà de sa fonction de vitrine, l’issue obligatoire est pourtant bien l’extermination. Terezin peut donc se définir comme un camp de pré-extermination.

Ce camp finit enfin par recevoir la visite de la Croix-Rouge. Il servit de décor, en août 1944, au film documentaire sur la zone de peuplement juive Le Führer donne une ville aux Juifs de Kurt Gerron. S’il donne à voir la vie culturelle et artistique, alibi de ce ghetto présenté comme « modèle », il sert tout simplement de vitrine pour la propagande nazie. Pour ne donner qu’un exemple, l’exécution de l’opéra pour enfants Brundibar de Hans Krása en juin 1944 pour la Croix-Rouge, et mettant en scène artistes musiciens et enfants, fut suivie d’une déportation vers Auschwitz le 16 octobre 1944. La totalité des artistes ayant participé à Brundibar, mais aussi tous les autres musiciens furent assassinés, à l’exception de Karel Ancerl, chef d’orchestre.

Il semble qu’une vingtaine d’opéras aient été composés dans le ghetto. Hans Krása, né à Prague et qui suivit la formation d’Alexandre Von Zemlinsky puis d’Albert Roussel à Paris, avait initialement écrit Brundibar en 1938, en collaboration avec Adolphe Hoffmeister, auteur progressiste d’avant-garde. Il avait commencé les répétitions de Brundibar dans les orphelinats avant sa déportation. Arrivé à Terezin, il réécrivit complètement la partition en tenant compte des rares instruments qui se trouvaient sur place et réunit les enfants de Terezin pour les répétitions et les représentations (10 instrumentistes, 10 solistes et un choeur de 40 enfants). Si cette oeuvre était destinée aux enfants, son intention était surtout portée sur la nécessité de la transmission et de la mémoire. Pourtant, des raisons plus profondes méritent d’être examinées. Écrire pour des enfants revient dans le cas qui nous occupe à résister à l’attaque de la langue, à sa confiscation, à redonner à la langue musicale, à défaut de la langue parlée et écrite, sa puissance expressive, précisément par son caractère "dégénéré", c’est-à-dire spontané, pulsionnel. Brundibar (le Ronchon, symbole de l’oppression nazie), allégorie mettant en scène la victoire sur un tyran qui pouvait faire écho à l’oppression vécue par les détenus, sera donné 55 fois à Terezin en 9 mois. L’argument présente une soeur et un frère orphelins de père, Aninka et Pepicek. Leur mère est malade et le médecin recommande du lait. Mais les enfants n’ont pas d’argent. Voyant Brundibar s’enrichir en jouant de l’orgue de Barbarie, ils décident de chanter. Mais Brundibar étouffe leurs chants avec son orgue de Barbarie. Avec l’aide des enfants des rues, d’un oiseau vif, d’un chat gourmand et d’un chien savant, Aninka et Pepicek vont s’allier pour couvrir le chant de l’orgue de Barbarie. L’humour, la dérision jusqu’au cynisme, la vivacité, une force pulsionnelle exceptionnelle dominent dans cette écriture musicale.

 

Brundibar

Représentation de l’opéra pour enfants Brundibar. © Yad Vashem

 

La question de la transmission et de l’attention portée aux enfants n’est évidemment pas spécifique du contexte de captivité. Elle s’est posée de manière renforcée bien avant que la guerre ne fût déclarée. Des orphelinats furent en effet organisés en Tchécoslovaquie ; sorte d’alternative, à la limite de la légalité, afin de maintenir la transmission malgré l’oppression nazie. Arrivés à Terezin, ces enfants furent à nouveau pris en main par le Conseil des anciens de Terezin. Une résistance à l’instrumentalisation de la musique par les SS permit donc à cette dernière de devenir, à son tour, un instrument de la résistance contre l’anéantissement.

"Résister à la confiscation symbolique de la mort"

Un autre opéra est exemplaire de ce mouvement de renversement. Résister à la confiscation de la fonction symbolique de la mort est certainement ce qui caractérise le premier geste de l’opéra de Viktor Ullmann, Der Kaiser Von Atlantis. Ullmann remet en effet son opéra composé en cachette durant la captivité, ainsi que toute son oeuvre, à son ami le professeur Emil Utitz qui tenait la bibliothèque de Terezin, avec conseil de confier le matériel au docteur Adler s’il ne revenait pas après la guerre. À la fin de sa partition, il écrit : "Les droits d’exécution sont réservés par le compositeur jusqu’à sa mort, donc pas longtemps. 22 août 1944". Ullmann fut en effet assassiné avec sa troisième femme, Elisabeth, le 16 octobre 1944 en même temps que son librettiste, Petr Kien, aussitôt arrivés à Auschwitz Birkenau.

Dans ce chef-d’oeuvre, Viktor Ullmann qui suivit l’enseignement d’Arnold Schoenberg et d’Alexandre Von Zemlinski, ainsi que son librettiste Petr Kien, mènent une réflexion sur le pouvoir et la mort au XXe siècle. L’intrigue est centrée sur l’intrication du pouvoir et de la mort, lorsque les sujets ne sont ni vivants, ni morts, mais des morts-vivants. Le désordre et la confusion règnent dès lors que le Kaiser a désavoué la mort et donc son pouvoir, mais Viktor Ullmann et Petr Kien s’efforcent de représenter la mort qui, en reprenant sa fonction, ouvre une fenêtre de lumière et d’utopie. Si Dieu n’est jamais cité dans cette oeuvre, l’Empereur Overall l’évoque pourtant à la fin de l’opéra, "Suis-je encore un homme ou la machine à calculer de Dieu ?" La mort propose alors au Kaiser de se sacrifier "en mourant le premier de la nouvelle mort". La mort reprend ainsi son pouvoir et donc rétablit, par un renversement, la qualité humaine des personnages, dans leur finitude.

Il y a fort à parier qu’en écoutant la musique composée dans les camps, dont deux oeuvres seulement ont été citées ici, on y entende des éléments qui la différencient définitivement d’une langue unique et consonante, répondant à l’idéal du IIIe Reich. Rien ne saurait jamais remplacer l’écoute des oeuvres, celles de Viktor Ullmann, Hans Krása, Pavel Haas, Gideon Klein et de tant d’autres qu’il faudrait ici nommer ; mélodies qui redonnent à la mort son pouvoir et travaillent la langue afin qu’elle intègre une idée de l’Autre, toujours dissonante.

 

Laetitia Petit - Maître de conférences HDR en psychologie clinique, Aix-Marseille Université.
Accueil en délégation à Aix-Marseille Université, CNRS PRSM, Marseille, France