Un enjeu spécifique franco-allemand : la mémoire des conflits contemporains en Alsace-Moselle

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Le retour, par le pont de Kehl, qui relie Strasbourg au Pays de Bade, d’anciens soldats Alsaciens-Lorrains démobilisés par les Allemands, à la fin de novembre 1918. © Excelsior-L’Equipe/Roger-Viollet

En soixante-quinze ans, les Alsaciens et Lorrains mosellans ont perdu quatre guerres (1871-1918-1940-1945) et se sont pourtant retrouvés quatre fois dans le camp du vainqueur. Ce constat résume la situation d’une région des marges de la France et de l’Allemagne, objet constant de disputes entre 1870 et 1945. L’Alsace-Lorraine, appelée ensuite Alsace-Moselle, a pourtant fini par devenir le symbole de la réconciliation des deux "ennemis héréditaires", dans le cadre d’une Union européenne dont Strasbourg est l’une des capitales.

Corps 1

Une histoire sur le temps long de la mémoire des affrontements "franco-allemands" en Alsace et en Lorraine serait passionnante. C’est ainsi que la victoire de César sur Arioviste à Blaesheim en 58 avant Jésus-Christ ou encore celle de Turenne sur les Impériaux à Turckheim en 1675 sont présentées du côté français, après 1870, comme des jalons de la lutte pluriséculaire entre la "latinité" et le "germanisme". Si les Français insistent sur le génie militaire de Turenne, les Allemands stigmatisent les atrocités commises par ses troupes ; et les autonomistes alsaciens en font l’un des principaux acteurs de la "légende noire" de la France - le monument qui lui est dédié est même victime d’un attentat en 1980.

Pour ce qui concerne un passé plus proche, les commémorations des combats de 1870 sont longtemps restées teintées de localisme. Ce n’est que dans les années 2000-2010 que le conflit est résolument évoqué dans sa dimension franco-allemande, par le musée rénové de Woerth, celui "de la guerre de 1870 et de l’annexion" à Gravelotte, le musée historique de Strasbourg et les citadelles de Bitche et de Belfort. Les manifestations prévues en 2020 ont cependant été fortement perturbées par la crise sanitaire. La période suivante, celle de l’annexion (1871-1918), est désormais assumée en Alsace, où la Neustadt de Strasbourg a été classée au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2017. La forte vocation militaire de la région est rappelée au Fort de Mutzig / Feste Kaiser Wilhelm II, grâce à une dynamique association qui met l’accent sur la succession des Français et des Allemands dans ce lieu.

 

Turckheim en Alsace

Monument de la bataille de Turckheim en Alsace. © DR

 

Intégrer les " Malgré-Nous"» dans la geste commémorative française

En dépit du fait que l’écrasante majorité des Alsaciens-Lorrains a fait la guerre dans l’armée allemande en 1914-1918, la mémoire du conflit en Alsace-Lorraine est pendant longtemps presque exclusivement "bleu blanc rouge". Le changement de souveraineté s’inscrit d’abord dans la pierre : après la destruction des monuments allemands et le changement des noms des rues, les villes de l’ex-Reichsland sont quadrillées par des symboles forts, comme la statue du Poilu libérateur à Metz. Les vétérans de 1870, les engagés volontaires dans l’armée française et les proscrits par les Allemands pour francophilie sont les principaux personnages d’un "théâtre de la mémoire", dont les représentations ont lieu le 14 juillet, les 1er et 11 novembre et le jour de l’anniversaire de l’entrée des troupes libératrices. Simultanément, les anciens de l’armée allemande sont ignorés et culpabilisés alors qu’ils n’ont eu d’autre alternative que de se conformer à la loi. Est ainsi oblitéré le passé du plus grand nombre et exalté le choix d’une minorité, replacé dans le cadre de celui du pays tout entier.

 

Le retour, par le pont de Kehl

Le retour, par le pont de Kehl, qui relie Strasbourg au Pays de Bade, d’anciens soldats Alsaciens-Lorrains démobilisés par les Allemands,
à la fin de novembre 1918. © Excelsior-L’Equipe/Roger-Viollet

 

Comment rendre hommage à des fils, des frères, des maris, sans pour autant célébrer leur sacrifice pour l’Allemagne ? Un peu partout, les édiles adoptent la même solution : les monuments aux morts sont christianisés. En effet, l’iconographie religieuse est neutre et offre une alternative aux symboles républicains choisis en d’autres lieux (bien qu’il en existe tout de même, ce qui indique une volonté d’assimilation). L’histoire explique aussi l’absence du traditionnel "Mort pour la France" (encore qu’il y ait, là aussi, des exceptions), remplacé par des formules neutres, telle que "À nos morts". Les survivants créent des associations spécifiques, dont les "Malgré-Nous", à Metz, en 1920, pour "réunir tous ceux qui, de 1914 à 1918, ont servi à leur corps défendant sous les drapeaux de l’Allemagne". Cette idée de contrainte morale – réelle pour certains soldats, mais fantasmée pour d’autres – s’ancre dans les esprits.

Le "malaise alsacien", puis l’autonomisme s’appuient sur le mécontentement de ces anciens soldats confrontés à une politique maladroite de laïcisation et de francisation à outrance, et ils sont soutenus en sous-main par l’Allemagne. Les mémoires divergentes des frères ex-ennemis sont difficiles à concilier. Et si les uns se complaisent parfois dans un dolorisme excessif et une opposition systématique à l’autorité centrale, il arrive aux autres d’entretenir un nationalisme par trop ombrageux. Une contre-mémoire se développe, suscitée par les expulsés alsaciens et lorrains outre-Rhin, celle de la fidélité à l’Allemagne, qui naît sous Weimar et est entretenue sous le IIIe Reich par des publications et des lieux dédiés. C’est aussi celle de la frange extrémiste des autonomistes, qui procède en 1937 aux obsèques symboliques du "Soldat le plus inconnu", le soldat alsacien, à la Hunebourg, en Alsace du Nord.

Ces revanchards triomphent entre 1940 et 1944. Au Hartmannswillerkopf, comme dans de nombreuses communes, les nazis, en haine du christianisme et de la France, s’acharnent alors sur les monuments aux morts. L’association nazie des vétérans est implantée en Alsace-Moselle, tandis que les responsables des groupements patriotiques français sont persécutés. Les autorités insistent beaucoup sur la continuité dans l’engagement entre la génération présente et la précédente. Les campagnes en faveur du recrutement dans la Wehrmacht sont menées par la voie d’affiches signées par des engagés volontaires dans l’armée allemande en 1914-1918, comme l’Alsacien Robert Ernst. Après la guerre, la plupart des monuments détruits ou modifiés par les Allemands sont reconstruits. Parallèlement, toute trace de leur passage est effacée, y compris les initiatives prises pour honorer "leurs" morts, comme à Bischwiller.

Vers une mémoire de la Grande Guerre binationale

Les nombreux chantiers de l’après-guerre conduisent à un effacement de la mémoire du premier conflit mondial. Les célébrations du Cinquantenaire, en 1968, sont empreintes d’une stricte orthodoxie : on fête les libérateurs à grand renfort de drapeaux tricolores, même si les officiels insistent sur l’heureux dépassement des antagonismes nationaux dans le cadre de la Communauté européenne. Néanmoins, en 1995, quand les derniers anciens sont l’objet de tous les égards, les vétérans de l’armée allemande sont exclus de la liste des récipiendaires de la Légion d’honneur, accordée par le président Chirac à tous les poilus survivants.

 

Exposition 1917
Exposition 1917 au centre Georges Pompidou de Metz en 2012. © Marc Feldmann

 

Depuis lors, la mémoire de la Grande Guerre s’est largement "bi-nationalisée", voire "européanisée". Si le Musée-Mémorial du Linge - géré par une association -, se refuse longtemps à intégrer la composante allemande de la bataille, l’Historial franco-allemand du Hartmannswillerkopf, ouvert en 2017, en fait au contraire son étendard. Structure complémentaire pour la guerre en plaine, le Mémorial de Haute-Alsace, à Dannemarie, inauguré en 2021, adopte même une optique tri-nationale, puisque le kilomètre zéro et la frontière suisse sont tout proches. Le 3 août 2014, les présidents Hollande et Gauck lancent au Hartmannswillerkopf les commémorations du centenaire. La Région Alsace s’engage aux côtés des historiens - parrainant un ouvrage de synthèse et des "conférences du centenaire" où le passé allemand n’est pas éludé - et crée un label "14-18" qui donne droit à des subventions. Les institutions organisent leurs expositions : 1917 au Centre Pompidou à Metz dès 2012 ; 1914, la mort des poètes à la Bibliothèque de Strasbourg en 2014-2015 ; Strasbourg en guerre - 1914-1918. Une ville allemande à l’arrière du front aux Archives de la Ville en 2014-2015.

À côté de cette mémoire "consensuelle", la sensibilité autonomiste et germanophile existe toujours. Le parti autonomiste Unser Land profite des cérémonies du 11 novembre pour dénoncer ce qu’il appelle le "rapt "par la France de la langue et de l’histoire des Alsaciens. Cet activisme ne doit cependant pas masquer le caractère très largement apaisé de la mémoire de 14-18.

La mémoire diffractée de la Seconde Guerre mondiale

Le constat est différent en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale. En effet, les Alsaciens et les Mosellans restés dans le territoire annexé de fait par le IIIe Reich ont connu des expériences qui n’ont pas été partagées par l’ensemble de la communauté nationale. Tout particulièrement, ils ont été victimes de l’incorporation de force dans l’armée allemande et dans les Waffen SS, avec souvent pour corollaire la captivité soviétique. Le décret nazi de 1942 bafoue le droit international, enrôlant contre leur gré les classes 1908 (1914 en Moselle) à 1927, ce qui crée une catégorie spécifique, de loin la plus nombreuse (autour de 100 000 survivants) : les "Malgré-Nous". Il en existe toutefois beaucoup d’autres : réfractaires, "Malgré-Elles", expulsés, déportés, résistants et combattants volontaires dans les armées alliées, sans oublier les mobilisés de 1939-40 et les victimes civiles. La mémoire en Alsace et en Moselle ne peut donc être que plurielle.

Dans l’immédiat après-guerre, les relations entre la région et le reste de la France sont placées sous le signe de l’incompréhension. En 1953, en effet, le procès de Bordeaux-Oradour provoque un malaise durable. Pourtant, de nombreux "annexés" ont lutté contre la machine totalitaire. Au Fort de Queuleu, une association perpétue ainsi la mémoire de la Résistance mosellane. Original dans le paysage français, voulu par les conseils régionaux et généraux, le Mémorial de l’Alsace-Moselle, situé près de l’ancien camp nazi de "rééducation" de Schirmeck, est inauguré en 2005. Il est destiné à "expliquer l’Alsace-Moselle" à sa population et à tous ceux qui s’intéressent à elle. Querelles et controverses sont toutefois légion, les autres "groupes" se considérant comme négligés au profit des "Malgré-Nous" dans un contexte de "concurrence des victimes". Non loin de là, le camp de concentration du Struthof, le seul installé en territoire français alors annexé, abrite le Centre européen du résistant-déporté. Les combats de 1939-1940 et les rudes affrontements de la Libération ont aussi leurs lieux de mémoire.

 

Vitrail Notre-Dame

Vitrail Notre-Dame de l’Europe, Cathédrale de Strasbourg. © Chanoine Bernard Eckert

 

Après la lutte pour les indemnisations matérielles – achevée seulement en 1984 grâce à la création de la Fondation "Entente franco-allemande", qui distribue aux ayants-droit l’argent débloqué par la RFA -, l’énergie des associations est employée à obtenir une reconnaissance morale : les "Malgré-nous" ne veulent plus être des "soldats honteux". Ignorée par Jacques Chirac, cette demande est en revanche écoutée par son successeur Nicolas Sarkozy.

Deux déclarations, l’une à Paris, le 11 novembre 2009, aux côtés d’Angela Merkel ; l’autre à Colmar, le 8 mai 2010, apaisent chez les anciens et leurs amis une aigreur paradoxalement souvent plus vive vis-à-vis de la France – qui les a, selon eux, abandonnés - que vis-à-vis de l’Allemagne qui les a incorporés de force et de l’URSS / Russie qui a laissé mourir tant de leurs camarades dans ses camps.

Parallèlement, des associations, comme Ascomémo à Hagondange, ainsi que des historiens, continuent de labourer le terrain, afin de parvenir à une meilleure connaissance de la période. À cet égard, la dimension comparatiste des colloques internationaux organisés à l’initiative d’enseignants-chercheurs et de doctorants de l’Université de Strasbourg, en 2012 à Strasbourg et Schirmeck, L’Incorporation de force dans les territoires annexés au IIIe Reich, et en 2014 à Strasbourg, Soldats d’entre-deux. Identités nationales et loyautés dans les Empires centraux pendant la Première Guerre mondiale, doit être saluée.

Comment faire vivre une mémoire particulière dans une République à tradition jacobine ? La question des "Malgré-Nous", et plus récemment celle des soldats de 14-18, donnent parfois prétexte à des revendications identitaires sur fond de mécontentement généré par la mondialisation, la crise des institutions nationales et européennes, et les redécoupages administratifs. Toutefois, il a été constaté, au moment du centenaire de 14-18, que la plupart des Alsaciens et des Mosellans ne voulaient plus se souvenir que d’une jeunesse fauchée à la fleur de l’âge et non des uniformes qu’elle portait. En cela, l’opinion régionale est à l’image des opinions occidentales : depuis longtemps, les soldats ne sont plus considérés comme les héros d’une juste cause – et cela pose question -, mais comme les victimes de l’"absurdité" de la guerre. Dans le choeur de la cathédrale de Strasbourg, trône le vitrail de Notre-Dame de l’Europe, commandé par Mgr Weber, Alsacien et ancien officier français. Dès le 2 août 1964, il avait célébré, en signe de réconciliation, une messe au Hartmannswillerkopf en compagnie de l’évêque de Fribourg. Aujourd’hui, la mémoire de l’Alsace et de la Lorraine à travers les guerres est devenue ce pont entre la France et l’Allemagne dont rêvaient quelques idéalistes dès le XIXe siècle.

 

Jean-Noël Grandhomme - Professeur à l’Université de Lorraine à Nancy (CRULH)
Membre du comité scientifique du Mémorial de l’Alsace-Moselle

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