Le tourisme de mémoire à Okinawa

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Chapeau

Entretien avec Kitaueda Gen - Maître de conférences à l'Université Ryûkyû, faculté de l'éducation, Secrétaire général de Okinawa Heiwa Network (Réseaux de la Paix d'Okinawa)

Mur de la paix où sont gravés tous les noms des morts de la bataille d'Okinawa (Itoman City) - © Gen Kitaueda
Texte

Au regard de quelle histoire/de quels événements Okinawa est-elle une destination touristique "de mémoire" ?

Okinawa (l'île principale de l'archipel Okinawa) est une île isolée située à 1 600 km au sud-ouest de la capitale du Japon, Tokyo. Cette île était jadis, et jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, un État indépendant appelé Royaume de Ryûkyû. Le Royaume de Ryûkyû, créé au milieu du XVe siècle, envoyait des émissaires à la Dynastie Ming (Chine) à chaque changement de roi, afin d'assurer sa position. À cette époque, le Royaume de Ryûkyû a prospéré en tant que base du commerce reliant le Japon, la Corée, la Chine (la dynastie Ming) et l'Asie de Sud-Est. Une cloche spéciale est suspendue au château de Shuri (ville de Naha, département d'Okinawa), qui était le centre du Royaume de Ryûkyû. Elle porte l'inscription "Pont des nations" (Bankoku shinryô), qui témoigne de la prospérité de l'époque.

Cependant, le Royaume de Ryûkyû a toujours été gouverné par les autorités japonaises à des moments tournants dans l'histoire du Japon. Lorsque le shogunat d'Edo a été établi au XVIIe siècle, le Royaume de Ryûkyû a commencé à être indirectement contrôlé par le shogunat. Enfin, lorsque le Japon est devenu un État moderne, à la fin du XIXe siècle, et a progressivement étendu son territoire à toute l'Asie, le Royaume de Ryûkyû a finalement été érigé en un des départements du Japon, devenu donc le département d'Okinawa. Plus tard, au cours du XXe siècle, les mêmes institutions, la même langue et le même enseignement qu'au Japon intérieur ont été introduits dans le département d'Okinawa et le peuple d'Okinawa a été ainsi "japonisé". La tragédie de la guerre d'Asie-Pacifique en est le prolongement.

La guerre que le Japon a déclenchée en 1931 en Mandchourie (nord-est de la Chine) s'est ensuite étendue à l'Asie et au Pacifique. À partir de 1941, cette guerre a été menée contre les États-Unis et les Alliés. Le Japon a été progressivement acculé au bord du gouffre vers 1945. Et Okinawa est devenu un champ de bataille dans les dernières phases de la guerre en Asie-Pacifique. Du point de vue de l'armée américaine, Okinawa était un lieu important pour une attaque sur les plus grandes îles du Japon (le Hondo, composé notamment de l’île de Honshu), ainsi elle avait tenté d'établir une base militaire à Okinawa en vue d'une attaque directe sur le Hondo. D'un autre côté, le Japon voulait à tout prix retarder l'attaque américaine sur le Hondo afin de protéger son système impérial. Pour cette raison, la plus grande mission imposée à l'armée japonaise basée sur l'île d'Okinawa était de gagner du temps.

 

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Marines débarquant à Okinawa le 1er avril 1945. © US Army

 

C'est ainsi qu'une bataille terrestre féroce entre les forces japonaises et américaines s'est déroulée sur Okinawa. La bataille a duré environ trois mois, de la fin mars à la fin juin 1945. Toute la zone étendue sur l'île principale d'Okinawa est devenue un terrain de bataille, il a été détruit par les attaques acharnées de l'armée américaine. Le nombre de morts de la bataille s'élève à environ 14 000 du côté américain, contre environ 80 000 soldats japonais, et plus de 100 000 habitants d'Okinawa ont été tués. Ce chiffre représente un habitant sur quatre du département d'Okinawa à l'époque. Quand on parle des ravages causés au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale, nous parlons souvent des villes d’Hiroshima et Nagasaki, sur lesquelles les bombes atomiques ont été larguées. Cependant, les dégâts que Okinawa a subis étaient différents, car ils ont été causés par des batailles terrestres. Okinawa est le seul endroit au Japon où autant de civils ont été tués dans une guerre terrestre qui a duré plusieurs mois.

Par ailleurs, les bases militaires américaines dont la construction avait commencé durant la bataille d'Okinawa subsistent encore aujourd'hui, quelque 80 ans plus tard, et ont des répercussions diverses sur la société d'Okinawa.

Cette histoire post-moderne fait d'Okinawa un lieu très important pour l'apprentissage de la guerre et de la paix. Des raisons de cet apprentissage sont les suivantes :

  • L'expansion territoriale du Japon depuis l'ère moderne a donné lieu à des guerres, qui ont entraîné de grands sacrifices pour Okinawa, qui était placé à la périphérie du Japon.
  • La guerre entre les deux grandes puissances impériales (Japon et États-Unis) qui sont devenues de plus en plus fortes depuis le XIXe siècle, a causé d'importants dégâts dans les zones situées entre ces puissances.
  • Depuis l'ère moderne, l'éducation tablant sur "la japonisation" d'Okinawa a été appliquée d'une manière rigoureuse. Le citoyen d'Okinawa a été contraint d'être plus loyal envers l'Empereur par rapport aux autres départements, ce qui a entraîné un plus grand nombre de victimes pendant la guerre.
  • La base américaine installée depuis la bataille d'Okinawa a eu un rôle important pendant la guerre froide. Les habitants d'Okinawa ont été contraints de coexister avec des troupes américaines.

 

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Vue panoramique depuis le sommet du Kakazu Takadai Park, surplombant la base aérienne américaine de Futenma au centre de la ville (Ginowan City). © Gen Kitaueda

 

Ce qui est particulièrement important, c'est que ces expériences ne se limitent pas à Okinawa, mais sont communes à d'autres régions asiatiques (Asie du Sud-Est, Chine, Taïwan, Corée du Sud, etc.) que le Japon a envahies depuis l'ère moderne. Il existe également de nombreux éléments communs avec diverses guerres dans le monde. En ce sens, Okinawa est un mémorial très important pour apprendre la guerre et la paix dans une perspective mondiale.

Quel rapport les habitants, et notamment les plus jeunes, entretiennent-ils avec l'histoire et la mémoire de leur île ?

Aujourd'hui, Okinawa est un département comme un autre au Japon où l'enseignement est le même que dans le reste du pays, suivant un programme scolaire définit par le Ministère de l'éducation. Il existe un mouvement pour réévaluer la culture et la langue unique qui perdurent depuis l'époque du Royaume de Ryûkyû, et pour l'intégrer dans le programme scolaire, mais ce n'est pas si répandu au niveau départemental d'Okinawa.

Par exemple, les cerisiers sont des arbres qui représentent le Japon, ils fleurissent au début d'avril qui coïncide avec la nouvelle année scolaire. Par conséquent, de nombreux manuels scolaires de "Kokugo" (littéralement : langue de la Nation) commencent par une histoire illustrée de cerisiers en fleurs. Toutefois, le climat d'Okinawa étant différent de celui du Hondo, les cerisiers fleurissent quelques mois plus tôt, de plus, l'espèce des cerisiers est également différente. Cela signifie que dès leur plus jeune âge, les enfants d'Okinawa doivent apprendre un autre "Japon", qui est différent de celui de leur propre vie. Un jeune d'Okinawa que je connais décrit cette situation : "C’est comme si on nous montrait le pied du Japon, sans savoir où se trouve son propre pied." Cette situation impacte significativement les consciences des jeunes d'Okinawa.

En ce qui concerne la langue, nous pouvons également observer une tendance similaire. En effet, Okinawa, ayant eu une histoire en tant que pays séparé du Japon, possède sa propre langue (plus précisément, différentes langues sont utilisées d'une région à l'autre) Ces langues ont été reconnues par l'UNESCO en 2009 comme "des langues en danger", elles risquent de disparaître à l'avenir. Suite à cette menace, des efforts sont déployés pour faire revivre la langue d'Okinawa, en créant par exemple des supports pédagogiques et en établissant une journée commémorative pour promouvoir son utilisation. Cependant, malgré ces efforts, une étude récente publiée par le département d'Okinawa montre que seuls 40 % des habitants d'Okinawa déclarent "utiliser leur propre langue plus que pour des salutations au quotidien", soit 20 % de baisse par rapport à une enquête menée il y a dix ans. La même étude montre que plus de 80 % des personnes interrogées estiment que "la langue d'Okinawa devrait être préservée à l'avenir", mais qu'il existe ici un grand écart entre leur conscience et la fréquence à laquelle ils utilisent réellement leur langue autochtone.

Il en va de même pour la connaissance et la conscience des jeunes Okinawaïens à l'histoire. Une organisation éducative privée réalise tous les cinq ans une enquête auprès des lycéens d'Okinawa. Les résultats de l'enquête montrent que le pourcentage des lycéens qui déclarent souhaiter en apprendre davantage sur la bataille d'Okinawa et qu'elle devrait être transmise aux générations futures est constamment élevé, à plus de 80 %. En revanche, le taux de réponses correctes aux questions concernant les connaissances basiques sur la bataille d'Okinawa baisse considérablement. Bien évidemment, les professeurs d'histoire-géographie s'efforcent d'enseigner l'histoire de cette bataille, notamment en créant leur propre matériel pédagogique ou en donnant des cours spéciaux. Pourtant, ce qui est enseigné dans l'école, c'est l'histoire du Japon et du Monde telle qu'elle est définie uniformément pour le Japon dans son ensemble. C'est aussi la raison pour laquelle le temps consacré à l'enseignement de l'histoire d'Okinawa qui permettrait de voir aux jeunes leurs pieds, est insuffisant.

J'étudie comment la bataille d'Okinawa est enseignée dans les écoles primaires et les collèges ainsi que les difficultés rencontrées dans cet enseignement. Selon mes recherches, le plus grand défi dans l'enseignement de l'histoire de la bataille d'Okinawa sera le fait "de ne plus pouvoir entendre l'histoire racontée directement par les personnes ayant vécu cette guerre, qui sont de moins en moins nombreuses". Jusqu'à présent, l'enseignement de la bataille d'Okinawa s'est concentré sur la méthode de la rencontre directe avec les survivants de la guerre qui racontaient leur expérience aux élèves. Pendant longtemps après cette terrible guerre, ceux qui l'ont vécue n'ont pas pu partager leurs expériences. Seulement vers l'année 1970, des municipalités et le département ont commencé à créer des publications rassemblant des recueils de témoignages des habitants ayant vécu cette guerre. Par la suite, les citoyens qui ont vécu la guerre ont commencé à parler de leurs propres expériences douloureuses afin de les transmettre aux générations futures. Écouter l'expérience de la guerre racontée de façon vivante était extrêmement important pour l'enseignement de la bataille d'Okinawa à la jeune génération.

Cependant, environ 80 ans se sont écoulés depuis la bataille en question, et le pourcentage de ceux qui ont vécu la guerre est inférieure à 10% dans le département d'Okinawa. Nous estimons que ce taux sera inférieur à 5% d'ici 2030. De toute évidence, il devient quasi impossible à l'école d'entendre les récits des personnes ayant connu la guerre pour les jeunes comme c'était le cas autrefois. De même, pour de nombreux jeunes d'Okinawa, la bataille d'Okinawa est encore plus ancienne que l'époque où vivaient leurs grands-parents, et il devient de plus en plus rare d'entendre directement l'histoire vécue au sein d'un foyer. C'est pourquoi l'enseignement de la bataille d'Okinawa devrait se concentrer de plus en plus sur la manière d'utiliser les archives et les documents existants, ainsi que sur la façon de visiter les sites de la bataille qui portent encore les cicatrices de la guerre. J'aborde dans le prochain chapitre ce dernier point : Comment utiliser des sites de guerre en tant que ressource éducative.

Existe-t-il une offre touristique de mémoire sur l'île et quelles actions votre collectif met-il en place pour la développer et la structurer ?

Le tourisme de mémoire, qui met en avant les sites de guerre permettant de transmettre l'histoire de la bataille d'Okinawa, a débuté dans les années 1960 et il est pratiqué jusqu'à aujourd'hui. Toutefois, pour mieux comprendre cette approche, il est nécessaire d'identifier deux perspectives principales sur l'histoire de la bataille d'Okinawa : "la vision historique de l'armée japonaise" et "la vision historique des habitants d'Okinawa". "La vision historique de l'armée japonaise" est basée principalement sur le point de vue de l'armée impériale et des soldats japonais concernant la bataille d'Okinawa. Elle glorifie généralement les actions des militaires et des soldats japonais. "La vision historique des habitants d'Okinawa" est un point de vue des citoyens d'Okinawa. Elle critique les opérations militaires et la conduite des soldats japonais dans la bataille d'Okinawa, qui sont responsable d’un grand nombre de victimes civiles.

Le point de départ du tourisme de mémoire, qui a commencé dans les années 1960 était entièrement fondé sur "la vision historique de l'armée japonaise". À l'époque, les personnes qui visitaient les sites des batailles autour d'Okinawa étaient d'anciens soldats japonais ayant participé à la bataille d'Okinawa ainsi que les familles des défunts. Ils se sont rendus dans différentes régions d'Okinawa pour constater "le courage avec lequel les soldats japonais se sont battus et sont morts sur le champ de bataille" sur la base de leurs propres expériences et pour rendre hommage à ces braves soldats.

Cependant, dans les années 1970, sur l'initiative du département d'Okinawa et ses municipalités, des documents sur les expériences de la bataille d'Okinawa vécues par les civils ont été publiés. Ces archives montrent clairement que la stratégie de l'armée nippone consistant à "gagner du temps" a causé de nombreuses victimes civiles. Le tourisme militaro-historique (la vision historique de l'armée japonaise) pratiqué jusqu'alors a été critiqué par des chercheurs. Et cela a conduit à la naissance du tourisme de mémoire basé sur l'expérience des citoyens d'Okinawa, c'est "la vision historique des habitants d'Okinawa".

 

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Mamoru Shigemitsu, ministre des affaires étrangères japonais, signe l’acte de capitulation à bord de l’USS Missouri, 2 septembre 1945.
© US Army/ LT. Stephen E. Korpanty

 

Des difficultés importantes surgissent lorsqu'il s'agit de l'enseignement de la guerre avec "la vision historique des habitants d'Okinawa". En effet, il n'y a pas assez de sites, permettant de connaître le vécu des citoyens qui étaient placés en position de faiblesse durant cette période. Lors de la bataille d'Okinawa, l'armée japonaise ayant un pouvoir écrasant à l'époque, a mobilisé diverses ressources pour construire des bases militaires, comme par exemple, des camps en béton ou des hangars d'aviation. Ces installations, sans avoir subi des attaques massives de l'adversaire à l'époque, sont toujours en place aujourd'hui à plusieurs endroits sur Okinawa. Tandis que le simple citoyen impuissant ne pouvait même pas pénétrer ni se cacher dans ces solides abris, et a perdu la vie sous les tirs massifs de l'armée américaine. Alors, existe-t-il des sites adéquats pour apprendre la bataille d'Okinawa tout en gardant cette approche de "la vision historique des habitants d'Okinawa" ? Cette question est devenue primordiale.

De ce point de vue, des grottes naturelles appelées "Gama" en langue d'Okinawa ont été mises en avant comme une ressource de la mémoire de la guerre. L'île d'Okinawa est formée par des récifs coralliens soulevés et abrite d'innombrables grottes "Gama". Ces grottes, fruit de la nature d'Okinawa, étaient en effet les seuls endroits pour se cacher lorsque les civils n'avaient plus d'autre issue pour s'échapper pendant la bataille d'Okinawa. À partir des années 1970, ces sites naturels sont devenus un lieu d'apprentissage de la bataille d'Okinawa. Sans éclairage artificiel dans ce lieu crée naturellement, les visiteurs y avancent avec une torche pour connaître ce que les civils y ont vécus. Cette façon de visiter est devenue l'activité principale du tourisme de mémoire (l'apprentissage sur la paix) qui repose sur  "la vision historique des habitants d'Okinawa".

Okinawa Heiwa Network (Réseaux de la Paix d'Okinawa), dont je suis le secrétaire général, est un groupe des citoyens. Nous avons entrepris diverses actions afin d'améliorer l'apprentissage de la guerre dans les grottes appelées "Gama". On ne peut pas nier le fait que la grotte ne nous raconte pas d'histoire... Pour utiliser ce site naturel en tant que ressource pédagogique fiable, il est indispensable d'effectuer des recherches et des enquêtes. C'est pourquoi, par exemple, nous archivons des publications sur l'expérience de la guerre ou encore faisons des recherches en rassemblant des témoignages des habitants. De cette manière, nous confrontons soigneusement les enregistrements déjà publiés et les souvenirs des gens dans les grottes existantes. En fonction de ce que nous découvrirons, nous étudierons ensuite comment des grottes "Gama" et d'autre sites mémoriels pédagogiques (musées d'archive ou la tour commémorative) peuvent être combinés pour créer un programme. Si les sites de guerre dispersés sont considérés comme des points, ils peuvent être connectés et reliés par une seule ligne. Cette approche permet de créer un itinéraire d'apprentissage plus approfondi sur la guerre d'Okinawa tout en conservant "la vision historique des habitants d'Okinawa".

À part la création de programme et d'itinéraire, nous travaillons également à la création de documents d'apprentissage. Lorsque des écoliers apprennent la guerre, on a tendance à leur demander une compréhension plutôt émotionnelle et uniforme. Par conséquent, si nous ne faisons pas de notre mieux, les commentaires des enfants en restent souvent à des formules classiques comme : "la guerre est un événement triste et ne doit jamais être répétée". C'est également la raison pour laquelle nous nous sommes récemment concentrés sur "comment intéresser les enfants au passé" et "comment promouvoir l'apprentissage de manière proactive" dans nos manuels d'apprentissage.

Bien évidemment, il y a toujours des défis à relever pour utiliser pleinement ce genre de sites naturels et nous voudrions souligner ici deux points.

Le premier concerne les frais engendrés pour des recherches ainsi que pour l'entretiens des grottes. Dans certains cas, l'aide des autorités sera nécessaire, et nous soumettons une demande de subvention à l'administration. Cependant, dans de nombreux cas, l'administration ne veut pas prendre en charge ces coûts. Il sera alors nécessaire d'établir une reconnaissance commune de la nécessité d'entretenir les sites de guerre avec l'ensemble des personnels administratifs.

 

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Une équipe de démolition de la 6e division des Marines faisant exploser une grotte japonaise en mai 1945. Source : Wikimedia commons

 

Pour le deuxième point, l'éducation à la paix utilisant des sites de guerre tels que « Gama » est pratiquée plutôt pour des élèves de l'extérieur du département (Hondo) qui visitent Okinawa dans le cadre de voyages scolaires. Parallèlement, on pourrait affirmer que cette ressource naturelle permettant d’enseigner la guerre d'Okinawa n'est pas pleinement utilisée à l'intérieur du département d'Okinawa dans le cadre de l'éducation sur la paix. Les raisons de ce constat sont les suivantes :

  • Cet apprentissage repose encore sur l'écoute des témoignages des survivants de la guerre.
  • Le manque de temps et la difficulté d'obtenir les fonds pour réaliser la visite des sites de mémoire dans le cadre des programmes scolaires.
  • Le problème politique lié à la mémoire de la bataille d’Okinawa abordé ci-après. De même, il sera nécessaire d’établir une vision historique partagée entre les institutions administratives et éducatives à l'avenir.

Quelle place la mémoire okinawaïenne occupe-t-elle aujourd'hui dans la mémoire nationale / japonaise de la 2nde Guerre mondiale ?

Malheureusement, la mémoire de la bataille d'Okinawa ne fait pas partie du bagage mémoriel partagé par la plupart des Japonais. Cela n'est pas seulement dû au faible pourcentage d'habitants d'Okinawa (environ 1 % de la population japonaise). Le débat sur la mémoire de cette bataille a souvent eu lieu dans l'arène politique. A ce propos, je présente le problème des manuels scolaires et notamment la question des bases militaires américaines à Okinawa.

Tout d'abord, comme mentionné ci-dessus, il existe deux visions différentes sur la mémoire de la bataille d'Okinawa : "celle de l'armée japonaise" et "celle des habitants d'Okinawa". La première vision est proche de la perception historique sur laquelle les forces conservatrices, représentées par le gouvernement actuel (le Parti libéral-démocrate : PLD), ont fondé leur existence. A cause de cette prise de position, des pressions ont été exercées dans le passé sur la mémoire de bataille d'Okinawa, particulièrement sur "la vision historique des habitants d'Okinawa". L'exemple le plus évident qui facilite la compréhension de ce point est le problème des manuels scolaires.

Les manuels scolaires utilisés dans les écoles japonaises sont publiés par des éditeurs privés, mais font l'objet d'un contrôle par le Ministère de l'éducation. Ce dernier donne les avis de révision (rectification) sur certaines descriptions historiques. En cas de non prise en compte des avis donnés par l'autorité ministérielle, le manuel scolaire sera considéré simplement non conforme et ne sera pas publié. C'est pourquoi les éditeurs sont tenus de modifier les descriptions des manuels scolaires en fonction des avis donnés. Cependant, dans le passé, les avis d'inspection concernant les descriptions de la bataille d'Okinawa ont suscité une vive opposition de la part des citoyens d'Okinawa.

Pendant la bataille d'Okinawa, l'armée japonaise a pris des mesures rigoureuses contre l'espionnage afin de protéger les secrets militaires. Elles ont été appliquées de manière particulièrement stricte à l'encontre des habitants d'Okinawa, car Okinawa possédait à l'origine sa propre histoire, sa langue et sa culture, qui étaient différents de celles du Japon (Hondo). En conséquence, pendant la bataille d'Okinawa, des "massacres de citoyens" par des soldats japonais ont eu lieu en divers endroits. C'était l'une des raisons pour lesquelles de nombreux habitants d'Okinawa critiquaient "la vision historique de l'armée japonaise". Et dans les années 1980, lorsqu’un avis a été émis pour que ces "massacres de citoyens" ne soient plus mentionnés dans les manuels scolaires, le rassemblement populaire okinawaïen ainsi que par l'Assemblé départementale d'Okinawa ont protesté en émettant une résolution.

 

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Pagode Daygo (Itoman City), dédiée à certaines étudiantes mobilisées lors de la bataille d'Okinawa. © Gen Kitaueda

 

Ensuite dans les années 2000, le Ministère de l'éducation a donné des avis de révision dans les manuels scolaires sur les descriptions concernant le "suicide collectif" lors de la bataille d'Okinawa. (En 1945, alors que les Alliés approchent du Japon, les autorités militaires japonaises auraient donné l'ordre aux citoyens de tuer leurs proches et de se suicider pour ne pas se laisser tuer par l'ennemi. N.d.T.) La suppression des explications sur "le suicide collectif" occulterait le fait que l'ordre, l'imposition et l'incitation par l'armée japonaise ont poussé les habitants d'Okinawa au "suicide collectif". Pour contester vivement contre cet avis de révision, le rassemblement populaire okinawaïen a réuni 110 000 personnes, toutefois, cet avis n'a pas encore été retiré à ce jour. Le passage explicatif sur ce sujet est décrit sous une forme différente du texte originalement rédigé. Ainsi, un débat politique est nécessaire pour que la mémoire de la bataille d'Okinawa devienne une mémoire partagée dans tout le Japon.

En outre, la question des bases militaires américaines est devenue une question politique et sociale majeure à Okinawa. Elle complique également le débat sur la mémoire de la bataille d'Okinawa. Il n'est pas possible d'entrer ici dans les détails du problème, mais aujourd'hui encore, environ 70 % de toutes les bases militaires américaines au Japon sont concentrées sur le terrain d’Okinawa, et de nombreux habitants d'Okinawa s’inquiètent de cette situation. De plus, ces installations ont été bâties lors de la bataille d'Okinawa par les forces américaines qui ont occupé cette île. Par conséquent, dans la discussion sur les bases militaires américaines, la perception de la bataille d'Okinawa est inévitablement remise en question, et il est difficile de dire que le gouvernement japonais et le département d'Okinawa ont une reconnaissance commune à cet égard.

Par exemple, lorsque le préfet d'Okinawa préconise la réduction des bases militaires américaines, il se réfère souvent à la bataille d'Okinawa, qui a été le point de départ de leur construction, ou encore à l'histoire de la création initiale des bases. Le gouvernement japonais, quant à lui, refuse de reconnaître la spécificité historique d'Okinawa affirmant que "la situation pré- et post-guerre était extrêmement difficile partout au Japon" et s'oppose de plus en plus à la position du département d'Okinawa sur la question des bases militaires américaines. Ces dernières années, il a été question de récupérer une partie de la mer dans la partie nord de l'île d'Okinawa et d'y construire une base militaire américaine en utilisant le sol et le sable de la partie sud de l'île, qui était un champ de la bataille acharnée d'Okinawa et où il reste de nombreux ossements. La position prise par le gouvernement japonais sur ce projet rend également difficile le partage de la mémoire de la bataille d'Okinawa à l'ensemble au Japon.

Dans ce contexte, nous ne pouvons pas dire que la mémoire de la bataille d'Okinawa soit pleinement partagée au Japon. En outre, l'importance de la bataille d'Okinawa n'est pas non plus reconnue par l'ensemble des citoyens d'Okinawa. Enfin, voici mes deux propositions pour remédier à cette situation à l'avenir :

  • Bâtir une relation cohérente entre la recherche historique et la politique.

Comme mentionné dans la dernière section, en ce qui concerne la mémoire de la bataille d'Okinawa, les résultats de la recherche historique ne sont pas pleinement exploités, mais les discussions et les décisions politiques sont souvent prioritaires. Par conséquent, le partage des résultats de la recherche historique est souvent relégué au second plan et le maximum de ressources n'y est pas investie. Il sera important d'améliorer cette relation recherche-politique à l'avenir.

  • Savoir comment transmettre la mémoire de la bataille d'Okinawa non seulement au Japon mais aussi dans une perspective mondiale.

Comme mentionné jusqu'ici, les discussions sur la bataille d'Okinawa ont eu tendance à être menées dans le contexte des relations entre Okinawa et le Japon (Hondo). Toutefois, comme je l'ai mentionné au début de cet article, la guerre dans les mémoires des habitants d'Okinawa ne se limite pas seulement au Japon, mais recoupe largement les mémoires de ceux qui ont vécu la guerre en Asie et dans d'autres parties du monde. À l'avenir, il faudra en tenir compte et situer la mémoire de la bataille d'Okinawa dans le contexte de la guerre en Asie dans le monde, et encore dans le contexte de la transmission de leur mémoire.


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