Le tourisme international de mémoire

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Le président François Mitterand et le chancelier Helmut Kohl se tenant la main devant l'ossuaire de Douaumont lors d'une cérémonie de réconciliation, 22 septembre 1984
Le président François Mitterand et le chancelier Helmut Kohl se tenant la main devant l'ossuaire de Douaumont lors d'une cérémonie de réconciliation, 22 septembre 1984 - © akg-images

Sommaire

    En résumé

    De la guerre de 1870 à la Seconde Guerre mondiale, le continent européen a vécu au rythme de conflits qui ont fortement marqué son histoire et ses paysages. Une diversité de mémoriaux, musées et sites mémoriels en témoignent aujourd’hui. Ils permettent aux touristes et visiteurs d’appréhender une mémoire européenne qui se caractérise par sa complexité et sa richesse.

    À l’échelle européenne, le tourisme de mémoire est un concept aux réalités disparates. Il se structure de manière hétérogène et autour d’acteurs multiples, qu’ils soient publics, associatifs ou privés. La mémoire partagée, qui renvoie à l’histoire commune qui lient plusieurs pays, favorise par ailleurs les synergies et les projets entre les territoires.

    Mémoire partagée et développement touristique

    Plus qu’une addition de plusieurs mémoires nationales ou qu’une recherche de consensus mémoriel, le concept de mémoire partagée se caractérise par une volonté de croiser les regards sur des événements historiques. Dans le contexte de réconciliation et de pacification qui prévaut à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, cette notion prend de plus en plus d’importance dans la manière d’aborder les questions mémorielles. Définie au sein du ministère des Armées comme « la volonté d’encourager et de valoriser les relations bilatérales avec les États et les peuples dont l’histoire militaire a croisé celle de la France, qu’ils aient été alliés ou adversaires », la mémoire partagée renvoie au dialogue entre une pluralité d’approches mémorielles en Europe.

    Cette vision partagée peut tout d’abord être abordée sous un angle opérationnel. Elle prend, entre autres, la forme d’un partage de compétences entre différents acteurs, d’une organisation conjointe d’événements ou de signatures d’accords, à l’image de ceux dits de « mémoire partagée ». Conclus entre 2002 et 2016, ces derniers lient la France à neuf autres pays : l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, l’Irlande, Madagascar, le Maroc, la Nouvelle-Zé­lande, le Royaume-Uni et la Tunisie. Une approche plus scientifique peut également être développée. Elle concerne le développement touristique des sites de mémoire et se traduit, par exemple, par des travaux de recherche ou l’in­tégration, dans la muséographie, d’espaces consacrés aux soldats et civils des autres pays belligérants. Le tourisme mémoriel apparaît alors comme un vecteur de mise en place de cette mémoire partagée : c’est la « fonction pacificatrice du tourisme de mémoire » (Hertzog, 2012).

    Si certaines thématiques portent particulièrement ces valeurs de mémoire partagée, telles la Résistance en Europe ou la Déportation, elles ne suffisent pas à faire de la mémoire européenne une entité homogène. Ainsi, les perceptions des guerres mondiales sont, par exemple, différentes à l’échelle du continent. En Bulgarie, la Première Guerre mondiale est pensée dans la lignée des guerres balkaniques, de 1912 et 1913, qui la précèdent. Il en va de même en Estonie où la Grande Guerre s’est prolongée par une guerre d’indépendance jusqu’en 1920. Concer­nant la Seconde Guerre mondiale, la date de 1945 n’est aujourd’hui pas perçue de la même façon selon que le pays ait, ou non, fait partie du bloc soviétique par la suite.

     

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    Kobarid Museum (Slovénie). © Katarina and Andrej Photography

     

    Ces différences de conception ont des impacts sur la manière dont le tourisme et la mémoire s’articulent. En Europe de l’Est, dans les pays anciennement sous influence soviétique, la Seconde Guerre mondiale est ainsi souvent associée à la période suivante. À titre d’exemple, le musée national de la Résistance de Lettonie présente, avec une certaine continuité, les mouvements de résistance natio­naux sur une période allant de 1940 à 1990.

    Perceptions et approches divergentes

    Plus de 700 lieux touristiques de mémoire parsèment le continent européen. Ils témoignent de l’importance des conflits contemporains dans la construction des paysages, des mémoires et des économies touristiques des pays concernés. Toutefois, certains d’entre eux se distinguent tout particulièrement. Ainsi, la France, la Belgique, l’Italie ou l’Allemagne admettent sur leur territoire national un nombre très important de sites en raison de la localisation des lignes de front. D’autres pays, à l’image de la Pologne qui abrite des lieux majeurs comme Auschwitz, se carac­térisent par l’importance de leurs sites dans l’histoire et la mémoire partagée de l’Europe.

    L’une des particularités dans la gestion de ces sites de tou­risme de mémoire concerne la multitude d’acteurs en jeu : d’une part ceux du tourisme « traditionnel », d’autre part, ceux de la mémoire. Cette association n’est toutefois pas une évidence pour tous les pays européens. Par exemple, « la notion de tourisme de mémoire ne va pas de soi outre- Rhin, où l’idée de tourisme (associée aux loisirs) et celle de mémoire (associée à la culture, au deuil) sont bien disso­ciées » (Viltart, 2021). Ainsi, ce sont les Länder allemands qui possèdent une compétence de structuration des sites mémoriels, sans toutefois qu’ils envisagent leur valorisation de la même manière qu’un site touristique. Les différentes visions, tant du tourisme de mémoire que du rôle de l’État dans ce domaine, ont donc un impact sur l’organisation du tourisme de mémoire à l’échelle européenne.

     

    2_cimetière_Bitola

    À l’issue de la Première Guerre mondiale, Bitola a été l’un des sites choisis pour accueillir les sépultures de plus de 6 000 soldats français de l’armée d’Orient tombés en Macédoine. Un ossuaire, dans lequel sont regroupés les restes de plusieurs milliers d’entre eux, a également été érigé. Depuis 2018, un mémorial accueille et informe les visiteurs. L’histoire du front d’Orient y est présentée en 4 langues (albanais, anglais, français et macédonien). Des photographies, un film documentaire et de nombreux objets d’époque témoignent des conditions de vie, lors du premier conflit mondial, de ces « poilus d’Orient » et des populations locales. © Dominique Gautier

     

    Créer des réseaux

    Le modèle français, dans lequel un acteur étatique, à savoir le ministère des Armées, notamment via son Réseau des musées et mémoriaux des conflits contemporains, oeuvre à la structuration des questions de tourisme de mémoire, semble être une singularité en Europe. Toutefois, certains États entreprennent de gérer des sites touristiques, le plus souvent des musées d’armes, à l’image du ministère de la Défense norvégien. Ce dernier est composé d’un service culturel, qui regroupe principalement des activités musicales et muséales. Sept musées sont à sa charge, dont celui du front intérieur de Norvège qui a pour thème la Résistance.

    Des mises en réseau existent également à plus grande échelle, sans qu’elles soient pour autant l’émanation d’une volonté étatique. La plupart de celles-ci prennent la forme d’associations de musées. C’est le cas du réseau italien « Trentino Grande Guerra ». Ce dernier regroupe les mu­sées et sites touristiques de la Première Guerre mondiale de la province autonome de Trente. Son représentant est le musée de la guerre de Rovereto. L’Italie compte aussi un réseau de musées pour la Seconde Guerre mondiale nommé « Italy War Route ». Il s’étend à une échelle plu­tôt nationale puisqu’il inclut neuf musées répartis entre la Lombardie et la Campanie. Leur mise en réseau se matéria­lise, par exemple, par la production d’une carte

    La richesse du patrimoine mémoriel européen et les différentes perceptions des conflits contemporains dans les histoires nationales sont donc des facteurs qui influencent le développement touristique des lieux de mémoire en Europe. Il en découle une pluralité de modèles de gestion de ces sites, voire des réseaux qu’ils forment, plus ou moins structurés par un acteur phare, qu’il s’agisse d’un acteur public ou de musées et d’associations.

    Un tourisme européen de mémoire ?

    Dans une volonté de valorisation de la mémoire parta­gée, cette structuration est également le fait d’acteurs de différents États souhaitant s’associer afin de promouvoir autrement leurs histoires et leurs sites. Ces formes de coo­pérations transnationales sont bien souvent encouragées par l’Union européenne, qui apparaît comme un nouvel acteur de la gestion du tourisme de mémoire.

    Dans ce contexte, le développement de relations franco-allemandes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale concerne les domaines de la culture, mais aussi ceux du tourisme et de la mémoire. Le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler-Struthof, en Alsace, met ainsi en place, depuis les années 2010, une série d’actions en partenariat avec les camps qui lui étaient annexés outre-Rhin. Regroupés au sein de l’Association des lieux de mémoire du complexe concentrationnaire du camp de Natzweiler, ou Verbund der Gedenkstätten im ehema­ligen KZ-Komplex Natzweiler, l’ensemble des quinze lieux de mémoire a reçu en 2018 le label « Patrimoine euro­péen ». Il s’agit de la première coopération transnationale à le recevoir. De la conception d’expositions itinérantes à l’organisation de colloques, en passant par la création de projets avec des groupes scolaires ou encore la mise en service d’une base de données mutualisée, les diverses actions de l’association illustrent les aspects tant pédago­gique, touristique, opérationnel et scientifique que revêt la mémoire partagée.

     

    3_Guillaume Pichard

    Installé dans une aile de l’ancienne halle aux draps de la ville d’Ypres, en Belgique, le musée In Flanders Fields rend hommage aux soldats tombés pendant la Première Guerre mondiale en Flandre-Occidentale, région particulièrement meurtrie pendant le conflit. Immergé au coeur d’un univers sonore et interactif, le visiteur découvre la réalité des bombardements, le quotidien des soldats et le destin de témoins de l’époque. Pendant le parcours, il est possible de s’aventurer en haut de la tour du beffroi pour contempler la ville et les paysages agricoles auxquels le champ de bataille a laissé place. © Guillaume Pichard

     

    Ces formes de coopérations transnationales sont aussi à penser dans le cadre des nombreuses approches mémo­rielles qui existent en Europe. Ainsi, l’Estonie et la Lituanie se sont associés pour former un réseau de sites touristiques portant sur la mémoire combattante, un projet intitulé « Military Heritage Tourisme ». Il vise à valoriser les lieux de mémoire de la Première Guerre mondiale et des guerres d’indépendance jusqu’en 1991, la période soviétique s’ins­crivant, encore une fois ici, dans la lignée de la Seconde Guerre mondiale. Ce projet s’adosse également à certaines initiatives prises par l’Union européenne puisqu’il fait partie d’un des programmes INTERREG. Ces programmes, finan­cés par le fond européen de développement régional, ont pour objectif la coopération européenne. Il en existe trois types (A, B ou C) - selon l’échelle prise en compte - qui se succèdent depuis les années 1990, sur cinq générations de projets. Bien que les thématiques soient variables d’une génération de programme à une autre, une étude de l’Observatoire en réseau de l’aménagement du territoire européen (ORATE), menée en 2013, démontre que la culture et le tourisme sont des thèmes qui prennent de l’ampleur au sein des INTERREG.

    Cette forme de coopération, qui ne met bien souvent en relation que deux États, peut toutefois concerner un périmètre plus large. En filigrane, est alors affir­mée la volonté de valoriser le caractère européen du territoire en question. À titre d’exemple, la destination « Land of Memory », au sein de la Grande Région (France, Allemagne, Belgique, Luxembourg), s’est constituée grâce à un programme INTERREG déployé dans les années 2020. Ce projet concerne l’ensemble des conflits contem­porains, depuis la guerre de 1870 jusqu’à la construction de l’Union européenne, avec une insistance sur les deux guerres mondiales. Les thématiques qu’il aborde sont plurielles et concernent plus spécifiquement des éléments socio-culturels. Cette initiative vise à mieux faire comprendre aux visiteurs l’ensemble du 20e siècle et la manière dont ce territoire s’est constitué comme « coeur de l’Europe ».

     

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    Le vecteur de mémoire de la Route de la Libération de l'Europe à Overloon, Pays-Bas. © LRE Foundation/2022
    Un chemin de la mémoire en Europe
    Sentier pédestre mémoriel transnational de près de 10 000 km, la Route de la Libération de l’Europe ambitionne de relier les principales régions parcourues par les troupes alliées entre 1943 et 1945. En passant par les sites historiques, musées et cimetières militaires des neuf pays qu’elle traverse (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, République Tchèque, Royaume-Uni), marcheurs et cyclistes se familiarisent avec l’histoire de la dernière phase de la Seconde Guerre mondiale. En 2019, le chemin a obtenu le label « Itinéraire culturel du Conseil de l’Europe ».

     

    Enfin, pour répondre aux exigences de ce domaine si parti­culier, à la croisée de la culture mémorielle et du tourisme, certains projets transnationaux mettent l’accent sur l’aspect touristique en associant la mémoire à d’autres formes de tourisme, comme celui de nature. Un projet INTERREG a ainsi été mené entre la Slovénie et l’Italie. Intitulé « The Walk of Peace », il prend la forme d’un itinéraire de ran­donnée qui se déploie sur un territoire transfrontalier, des Alpes à la mer Adriatique. Cette route correspond au front de la bataille d’Isonzo durant la Première Guerre mondiale. Elle permet de valoriser dans le même temps la beauté du panorama, entre mer et montagne, et les traces singulières laissées par la Grande Guerre dans ces paysages.

    La mémoire partagée, à laquelle s’intéressent de plus en plus les acteurs mémoriels, facilite l’émergence d’une démarche européenne en matière de tourisme de mémoire. L’Union européenne, au travers de différentes actions comme la labellisation ou le financement de projets, encourage et promeut les propositions transnationales. Ces initiatives mettent par ailleurs en exergue des valeurs pacificatrices comme la démocratie, la lutte contre les discriminations et pour les droits de l’Homme, caractéristiques du projet européen depuis la seconde moitié du 20e siècle. L’Union européenne devient progressivement l’un des acteurs structurants de cette filière à l’échelle du continent. Son implication conduit à la mise en place d’un dialogue et d’un partage des mémoires en Europe, dont le tourisme est l’un des moteurs phares.

     

    Barthel

    Auteur

    Amélie Barthel - Diplômée en géographie du tourisme

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