Entretien avec Denis Peschanski
Historien français spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, directeur de recherche émérite au CNRS, président du conseil scientifique et d’orientation de la mission Libération, Denis Peschanski a publié de nombreux travaux sur le régime de Vichy, la propagande d’État et la Résistance en France. Il s’intéresse de près aux questions mémorielles : il interroge la mémoire vivante, celle qui se construit au présent, et travaille à donner toute la visibilité sur les faits du passé, notamment la construction de notre récit collectif relatif à l’engagement d’étrangers dans la Résistance.

S’ils ne sont pas majoritaires, les étrangers sont toutefois nombreux dans les rangs de la Résistance. Les Français ont-ils, en 1944, conscience de leur présence au sein de « l’armée des ombres » ?
Il faut déjà, en effet, éviter les mythes : oui les étrangers sont sur-représentés dans la Résistance, mais, d’une part, les étrangers ne pèsent pas plus de 6% de la population métropolitaine et, d’autre part, ceux qui sont résistants restent une minorité parmi eux. Pour autant la population a bien vu leur rôle dans la libération de villes comme Nice, Marseille, Villeurbanne ou Toulouse, dans les maquis du sud-ouest. Très vite, nombre de cadres ont rejoint les pays du nouveau bloc soviétique, pour les communistes bien entendu. Enfin, bien sûr, on ne négligera pas – ce qui est plus connu – la volonté des responsables politiques français de montrer que les Français, justement, ont joué un rôle central dans la libération du territoire, justifiant une place de choix dans le camp des vainqueurs. La reconstruction de la France passait, de même, par une forme de réaffirmation d’une identité nationale qui avait sombré à la fin des années 1930. C’est en 1955 qu’Aragon écrivit le poème inspiré de la dernière lettre d’un autre poète, Manouchian, « Groupe Manouchian » fut le premier titre, et en 1959 qu’un autre, Léo Ferré, le mit en musique dans l’éternelle chanson « l’Affiche rouge ». Donc, dans le même temps où ces étrangers étaient en partie marginalisés, Manouchian et ses camarades entraient dans la mémoire collective grâce à leur action, d’abord, et à la rencontre posthume avec ces deux poètes.
En février 2024, l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian, accompagné de son épouse, a symbolisé la reconnaissance, par la nation, de l’engagement de combattants étrangers pour la libération de la France. Tous les étrangers fusillés pour faits de résistance durant la Seconde Guerre mondiale sont-ils pour autant, aujourd’hui, reconnus comme « Morts pour la France » ?
Les années 2023-2024 ont connu une véritable révolution mémorielle : Manouchian, premier résistant étranger, mais aussi premier résistant communiste à être panthéonisé le 21 février 2024 ; cérémonie du 18 juin 2023, marquée par le chemin mémoriel du Président de la République au Mont-Valérien, premier à descendre à la clairière des fusillés un 18 juin en plus de la cérémonie de l’esplanade, marquant en cela, explicitement, une forme de convergence mémorielle ; mais aussi annonce de la reconnaissance « Morts pour la France » pour les 92 étrangers fusillés au Mont-Valérien. Ce fut un effet « collatéral », et pourtant essentiel, du processus de panthéonisation. En 2022, je découvrais en effet ce que nombre de militants de la mémoire savaient depuis des décennies, à savoir qu’étrangers et Français n’étaient pas traités sur un pied d’égalité : au Mont-Valérien, fusillé comme otage ou après procès, tout Français était dit « Mort pour la France » (MPF) quand, alors, c’était le cas d’un étranger sur deux ! 1 000 fusillés dont 185 étrangers – une sur-représentation déjà notable – mais 92 absents de la liste des MPF ! Le Président a donc réparé cette grave anomalie liée à l’origine de la loi qui, en pleine Première Guerre mondiale, en 1915, quand des armées régulières de nationaux (ou reconnus tels comme les légionnaires) étaient engagées, la mention MPF prévoyait comme condition… d’être de nationalité française. Après 1945, l’administration a répondu au coup par coup. Anomalie réparée pour le Mont-Valérien en 2023, mais examen à opérer sur tous les lieux d’exécution en France, comme souhaité par l’Élysée.
1944-2024. Comment expliquer cette longue occultation et cette tardive prise en compte, par les autorités, de l’engagement de combattants étrangers au sein de la Résistance ?
Pour la mention « Mort pour la France », on a vu que c’était lié à une loi adaptée à la Première Guerre mondiale. Pour la panthéonisation, on peut y voir deux origines. La première est d’ordre politique. Tous les résistants étrangers n’étaient pas communistes, mais ils étaient très nombreux à l’être, surtout parmi les très spectaculaires combattants de la lutte armée. Le fait qu’il n’y ait pas eu de résistant communiste panthéonisé, français ou étranger, avant Manouchian est donc un premier élément de réponse, alors même que les communistes ont joué un rôle important dans la Résistance. Sans doute, François Hollande aurait pu ajouter Manouchian à la liste des quatre résistants panthéonisés en 2015. Les archives devraient nous renseigner sur le poids des autorités militaires, et tel ou tel autre segment de l’appareil d’État, dans le retard mis à honorer aussi bien un communiste qu’un étranger.
Denis Peschanski est coauteur avec Claire Mouradian et Astrig Atamian de « Manouchian » (éditionsTextuel, 2023) ; coauteur du documentaire « Missak Manouchian et ceux de l’Affiche rouge » réalisé par Hugues Nancy pour France Télévisions (2024) ; conseiller historique de la bande dessinée de Didier Daeninckx et Mako sur « La vie héroïque de Manouchian » (éditions Les Arènes, 2024) et auteur du livret d’accompagnement sur « Les étrangers dans la Résistance ».
Défilé des guérilleros espagnols à Dax lors de la Libération.
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