La drôle de guerre 39-40

Partager :

Couloirs à l'intérieur de l'ouvrage de Sainte-Agnès, Alpes-Maritimes.
Couloirs à l'intérieur de l'ouvrage de Sainte-Agnès, Alpes-Maritimes. Source : Tangopaso. Libre de droit

En 1938, la guerre paraît imminente quand l'Allemagne annexe l'Autriche et revendique une partie de la Tchécoslovaquie.

La signature, par le Président du Conseil français Daladier et par le Premier ministre britannique Chamberlain, des accords de Munich donnant satisfaction au chancelier Hitler, en ont reculé l'échéance. La crainte ressurgit quand les troupes allemandes entrent à Prague le 15 mars 1939. Puis le Führer allemand vise la Pologne qui, malgré les tentatives conciliatrices de Chamberlain, a mobilisé ses forces.

 

 

Un 11 novembre : un jour mémoire

Partager :

11 novembre 1918. © L'illustration : l'album de la guerre 1914-1919.
11 novembre 1918. © L'illustration : l'album de la guerre 1914-1919.

Pourquoi le 11 novembre est-il de nos jours une des grandes dates de la vie commémorative française ? Si le 11 novembre est devenu un jour de mémoire, c'est aussi la mémoire d'un jour, celui de l'Armistice de 1918 qui mit fin aux combats de la Première Guerre mondiale (1914-1918).

Reporters de guerre

Partager :

Sommaire

    En résumé

    DATE : Février (1) et mai (2) 1915

    LIEU : France

    ISSUE : Création de la section cinématographique de l’armée (1) et de la section photographique de l'armée (2)

    Durant la Grande Guerre, les seules images qui nous parviennent du front sont celles prises par des opérateurs d’images militaires. Aucun photographe civil n’est autorisé à couvrir les événements. Cent ans après, aux côtés de reporters civils, ces "soldats de l’image" continuent de témoigner de l’engagement de leurs camarades en opérations.

    Depuis plus d’un siècle, les photographes et les caméramans des armées (ou opérateurs) ont rapporté, avec les moyens techniques qui leur sont alloués et suivant la ligne de communication ministérielle, des témoignages sur les conflits qui ont marqué leurs contemporains et marquent encore aujourd’hui notre temps. Leurs images d’actualités ont participé, à travers leur diffusion dans tous types de médias, de la presse écrite à Internet, à la représentation de notre histoire contemporaine et à l’entretien du souvenir de l’engagement des soldats. Bien que sensibilisées à l’intérêt de la technique photographique, apparue dans les années 1830, les autorités militaires françaises ne s’appuient pas immédiatement sur cet outil pour représenter la stratégie et servir l’instruction des troupes. En 1895, les frères Lumière mettent au point le cinématographe, à la fois caméra de prise de vues et projecteur de cinéma.

    En 1915, l’armée française engagée dans le premier conflit mondial se dote, comme l’armée allemande, de deux organismes dédiés à la prise de vues fixes et animées de ses opérations : la section cinématographique de l’armée et la section photographique des armées. Dès lors, les autorités militaires n’auront de cesse d’utiliser ces outils pour réaliser et produire, en temps de guerre comme en temps de paix, les films et les photographies qui serviront à étayer leurs discours et à écrire leur histoire.

    SUR LE FRONT DE LA GRANDE GUERRE

    En mai 1915, suivant l'exemple de l'ennemi, trois ministères français (les ministères de la Guerre, des Affaires étrangères, de l'Instruction publique et des Beaux-Arts) s'unissent pour créer la Section photographique des armées (SPA). Les opérateurs sont soit des civils appelés sous les drapeaux, appartenant aux sociétés photographiques affiliées à la Chambre syndicale de la photographie, soit des militaires. La Section cinématographique des armées (SCA), créée parallèlement, réunit des opérateurs des quatre grandes maisons françaises qui réalisent des actualités filmées : Gaumont, Pathé, Éclair et Éclipse.

    En 1917, le ministère de la Guerre devient producteur et diffuseur exclusif à la suite de la fusion des deux sections en une Section photographique et cinématographique des armées (SPCA). Sa mission est triple : fournir des images pour la propagande, à travers les bandes d'actualité notamment, constituer des archives historiques et alimenter les archives militaires. Sur le front, photographes et caméramans travaillent de concert. Leurs actions sont rigoureusement encadrées. Ils ne se déplacent que sur ordre de mission du ministère de la Guerre ou du Grand Quartier général et sont pris en charge sur le front par un officier d’état-major. L’opérateur transporte caméra ou appareil photographique, trépied, bobines en nitrate de cellulose ou plaques de verre. Ces conditions de tournage des images, dans un contexte très encadré, avec la contrainte d’un matériel encombrant et lourd expliquent que la section filme surtout les à-côtés de la bataille : les transports de troupes ou d’artillerie, les blessés, les prisonniers, les cantonnements. Le front et les blessés ne sont montrés qu’après une victoire française.

     

    image interdite

    Image interdite : prisonnier allemand au milieu des poilus, au lieu-dit "La Fauvette", région de Talou dans la Meuse, 20 août 1917. © Albert Samama-Chikli/ECPAD/Défense

     

    Au début du conflit, le matériel utilisé est celui des sociétés de productions civiles, puis des caméras sont louées. Chaque opérateur envoie ses négatifs à la maison de production à laquelle il est rattaché, qui est chargée du tirage et du développement des films. Les épreuves montées et dotées de commentaires sur des cartons ainsi que les photographies légendées sont présentées en commission de censure militaire. Les représentations de la mort et des blessés, couramment saisies par les opérateurs comme Pierre Machard ou Albert Samama-Chikli, sont interdites par le comité de censure pour ne pas peser sur le moral de la nation. Les photographes et caméramans de la SPCA s’intéressent à tous les aspects de la Grande Guerre mais la diffusion de leur production demeure strictement encadrée. Les images réalisées n’ont pas vocation à être diffusées dans leur l’ensemble, mais l’intégralité de la production doit être archivée. La censure s’exerce donc au moment de la diffusion.

    Pendant l'entre-deux guerres, en particulier lors de la guerre d'Espagne, la figure du reporter de guerre, comme celle de Robert Capa ou de Gerda Taro, s’affirme dans le monde civil. À un moment où la presse illustrée connaît un grand essor, l’impact politique des photos publiées devient sensible sur l’opinion. Conscients de cette dimension et grâce à l’évolution technique des appareils de prises de vues, plus légers et plus maniables, ces photoreporters cherchent à s’engager au plus près de l’action. Cependant, la prise de risque demeure, notamment en raison de la limitation de leur champ visuel lorsqu’ils mettent l’œil sur l’objectif. Malgré cela, ils n’hésitent plus à exposer leur vie pour prendre leurs clichés. En 1937, Gerda Taro décède, écrasée par un char.

    "AU PLUS PRÈS DES SOLDATS"

    Conscients de l'enjeu qui réside dans la maîtrise de l'image par la photographie ou le cinéma, les pays belligérants qui s'affrontent dans le second conflit mondial utilisent ces deux médias comme une arme psychologique implacable au service d’une propagande savamment orchestrée en faveur de l'effort de guerre. Du côté français, la coexistence de deux gouvernements revendiquant chacun la légitimité se traduit dans le domaine de l'image. Des équipes officielles d'opérateurs sont actives à Vichy (rattachées au Commissariat général à l'information) mais aussi à Londres et à Alger (avec l'Office de l'information par le cinéma). À partir de 1944, sur le terrain métropolitain, d’autres opérateurs accompagnent les armées de libération et font face aux horreurs de la guerre. Ainsi, Germaine Kanova prend des photographies empreintes de réalisme et d’un profond humanisme, soulignant la dignité des hommes meurtris dans un environnement détruit par des années de guerre. Jacques Belin, quant à lui, suit les assauts des soldats, saisit la dynamique de la bataille et immortalise les combattants.

     

    Germaine Kanova

    Germaine Kanova, photographe du SCA, équipée d’un Rolleiflex, Bade-Würtemberg, 11 avril 1945. © ECPAD/Défense

     

    La Seconde Guerre mondiale suscite chez les reporters des armées la volonté d’être au plus près des soldats. Après-guerre, en France métropolitaine, les services photographique et cinématographique doivent contribuer à construire une identité de la défense nationale. Dans le même temps, des reporters sont envoyés en Indochine pour susciter l’adhésion de la nation à un conflit éloigné. Ils ont notamment pour mission de montrer la figure de l’ennemi. Mais ces directives sont difficiles à suivre par les reporters, comme c’est le cas pour Paul Corcuff, engagé dès juin 1944, qui part en Indochine en 1949 et suit au plus près les opérations militaires, accompagnant les replis, partageant les conditions de vie et l’épuisement général. Il suit de l’intérieur la réalité combattante mais est mandaté par le Service presse information (SPI), service lié au détachement de propagande des armées. Pierre Ferrari, photographe des armées, a lui aussi le souci constant d’être au plus près du sujet. Il réalise dans le feu de l’action des images qui n’éludent ni le combat ni la mort.

     

    Paul Corcuff

    Paul Corcuff, photographe du SPI (Service presse information), avec son appareil Rolleiflex autour du cou, lors de l'opération "Mouette" en Indochine, 23 octobre 1953.
    © ECPAD/Défense

     

    Cependant, ni l’un ni l’autre ne maîtrise le devenir de ses images, soumises aux impératifs du contrôle de l’information avant leur diffusion dans la presse internationale. Cette façon de procéder - qui sera par la suite le credo de nombre de photographes de presse tels qu’Henri Huet lors de la guerre du Viêt Nam - se heurte à la difficulté d’avoir un matériel encombrant et peu adapté (comme l’appareil Rolleiflex 6x6) à de tels sujets. La caméra Arriflex utilisée notamment par Pierre Schoendoerffer et dont se servent déjà les caméramans pendant la Seconde Guerre mondiale, ne dispose que de trois minutes d’autonomie et les pellicules sont courtes. L’opérateur doit emporter avec lui chargeurs, pellicules et batteries de rechange, soit plus de 20 kg de matériel. Avec une charge si lourde, les opérateurs ne filment pas au hasard et réalisent des plans courts mais réfléchis, qui aujourd’hui constituent des images emblématiques du conflit (parachutistes, Diên Biên Phu, etc.).

     

    libération Alsace

    Soldats du 1er RBFM et de la 2e DB à bord d'une jeep, lors de la prise de Strasbourg, près du pont ferroviaire de la Montagne Verte, novembre 1944.
    © Jacques Belin/Roland Lennad/ECPAD/Défense

     

    Les photographies des reporters des armées traduisent une réalité de terrain. Mais le choix éditorial doit s’intégrer à une stratégie de communication plus vaste de la France. Les images des opérations militaires en Indochine répondent en effet à des objectifs de communication propres au gouvernement français, dans un contexte international tendu. Si les reporters civils subissent moins le poids de la communication politique, les reporters militaires, alors parfois anciens combattants, ont davantage de facilité à intégrer les combats.

    Après l’Indochine, l’armée française est engagée en Algérie. Pendant ce conflit, le ministère de la défense nationale évite de présenter des images d'opérations militaires de grande envergure. Sur le terrain, le gouvernement général de l’Algérie s’applique à développer l’action de proximité, comme celle des compagnies de tracts et de haut-parleurs (sous les ordres du 5e bureau, chargé de l’action psychologique). L’annexe du SCA installée à Alger est organisée et dimensionnée afin de répondre à la demande croissante d’images d’actualité. La cellule bénéficie d’un monopole quasiment exclusif dans la réalisation des images dites "opérationnelles" à destination des organes de presse et du monde militaire. Il s’agit avant tout d’images de capture de prisonniers ou d’actions psychologiques (organisées par le 5e bureau) auprès des populations civiles. À l’époque, un opérateur sort des sentiers battus, il s’agit de Marc Flament, photographe attitré du lieutenant-colonel Bigeard. Il participe à toutes les opérations avec les hommes du 3e régiment de parachutistes coloniaux (RPC) et immortalise les parachutistes et les commandos dans des clichés esthétisés héroïsant les militaires. Ses images, produites hors du cadre du 5e bureau et qui échappent au filtre de la censure institutionnelle, reflètent la dureté du conflit.

     

    Marc Flament

    Le photographe Marc Flament, Algérie. © Arthur Smet/ECPAD Collection Smet

     

    LE TEMPS DES OPÉRATIONS EXTÉRIEURES

    Missionnés principalement pour réaliser des films d’instruction et d’information plus institutionnels, les reporters militaires suivent les armées en temps de paix, mais également lors des conflits internationaux. En effet, dans les années 1970 et 1980, les équipes de reporters de l’Établissement cinématographique et photographique des armées (ECPA) participent aux opérations extérieures à Kolwezi, au Liban ou au Tchad. L’armée française est alors partie prenante d’opérations internationales, et bientôt ses engagements se feront exclusivement sous mandat de l’ONU ou de l’OTAN.

    Le matériel photographique et audiovisuel se modernise encore. Ainsi les reporters gagnent-ils en autonomie et en liberté. Les reporters travaillent avec plusieurs boîtiers, en couleur et en noir et blanc. À partir des années 1980, les reporters de l’armée jouissent d’une certaine liberté, à l’instar de François-Xavier Roch, qui immortalise bien plus que l’action des armées françaises au Liban et s’inscrit dans le photo-journalisme. Toutefois, militaires avant tout, les reporters des armées ont sans doute tendance à pratiquer l’autocensure, qui s’explique par une pudeur dans les relations entre frères d’armes. Pierre Schoendoerffer par exemple s’est toujours refusé à filmer l’agonie d’un soldat. De même, lors de l’attentat du poste Drakkar à Beyrouth le 23 octobre 1983, dans lequel 58 parachutistes français perdent la vie, Joël Brun, photographe de l’ECPA sur place, ne filme pas les premières heures du drame mais attend le lendemain pour photographier les recherches et agir comme un opérateur de l’identité judiciaire, montrant l’identification des victimes et la collecte des plaques d’identité. Ainsi, le choc premier et la terreur des soldats ne sont-ils pas représentés.

     

    secours Drakkar

    Les secours dans les ruines de l’immeuble Drakkar à Beyrouth, après l’attentat du 23 octobre 1983. © Joël Brun/ECPAD/Défense

     

    Au cours des décennies 1970 et 1980, les opérateurs font parvenir leurs bobines et pellicules à la maison-mère du fort d’Ivry pour leur exploitation. La publication de ces images souffre alors d’un certain délai. Au début des années 1990, l’utilisation de la transmission par satellite des images vidéos analogiques, via l’antenne Inmarsat, va révolutionner les pratiques. Pendant la guerre du Golfe, les caméramans envoient directement leurs sujets sur le dispositif et les percées alliés en Arabie Saoudite et en Irak. Cette évolution permet une diffusion télévisuelle rapide, après une validation de l’état-major. Les années suivantes, ce système de transmissions reste coûteux et lourd d’utilisation (environ 10 kg) mais permet aux opérateurs de l’armée française de témoigner, presque en direct, de l’action des forces armées françaises dans les combats ou auprès des populations civiles au Rwanda, en ex-Yougoslavie ou encore au Kosovo, à travers des sujets d’actualité réalisés pour susciter l’adhésion des Français. Jusqu’aux années 2000, il arrive encore également aux opérateurs de confier leurs films à ceux susceptibles de les rapporter en France comme, par exemple, les pilotes d’avion.

    Depuis le début des années 2000, la technologie numérique remplace la technologie analogique. L’ECPAD, la Délégation à l’information et à la communication de défense (DICoD) et les Services d’information et de relations publiques des armées (SIRPA) déploient sur le terrain des photographes, caméramans, preneurs de son, ainsi que des journalistes (civils et militaires) qui ont la possibilité de publier leurs productions de manière quasi instantanée, après validation de l’état-major des armées (EMA), et de réaliser des reportages presse écrite pour les magazines d’armées ou à usage externe (médias télévisuels par exemple).

    Sur le terrain, la question technique n’est pas la seule contrainte. Les opérateurs peuvent avoir des ordres à suivre et des objectifs donnés par le conseiller communication militaire sur place. Leur production dépend alors des officiers communicants. En Côte d’Ivoire entre 2003 et 2005, ils réalisent moins d’images d’archives que d’images-preuves ou d’images d’actualité.

    Cet encadrement d’un sujet précis et délimité laisse penser que le contre-champ est invisible pour les armées, mais permet également de produire des images empreintes de certaines caractéristiques : la caméra est au plus près des soldats, notamment lors de moments que les caméras et les appareils photos des journalistes civils captent plus rarement. Les images deviennent ainsi des armes pour les deux camps, notamment dans les conflits asymétriques. On parle alors de Combat Camera team.

    "DES COMBATTANTS À PART ENTIÈRE"

    Les années 2000 voient également une évolution dans le traitement des sujets. En Afghanistan par exemple, les opérateurs montrent les principales missions dévolues à l’armée française. Cependant, les prisonniers et les morts de l’adversaire ne sont jamais photographiés afin de ne pas offrir ce sujet à la propagande. L’armée française embarque des journalistes extérieurs à l’institution qui doivent respecter les règles édictées par l’officier communicant. La couverture photographique et filmique des événements contemporains liés à la lutte contre le terrorisme impose une différence de traitement. C’est le cas au Sahel, où la France intervient depuis 2013. Au début de l’intervention, les photographes officiels sont les seuls à suivre les opérations, autant en raison des craintes de l’état-major de voir des journalistes pris en otage que par souci de maîtriser la communication autour des opérations militaires. De fait, lors du déclenchement des hostilités, les seules images disponibles sont celles des préparatifs et de la logistique, ce qui fait dire au monde journalistique que l’opération Serval, au Mali, est une guerre sans image. Les photographies de l’ECPAD, réalisées au plus près des combats, ne sont publiées qu’après les premières opérations, alors que les possibilités de suivre celles-ci sont réduites pour les journalistes. Dans la lutte contre le terrorisme, le contrôle de l’image, depuis sa réalisation jusqu’à sa diffusion, constitue une autre zone de guerre, notamment dans les nouveaux médias.

    En Afghanistan ou au Mali, les opérateurs se retrouvent à nouveau les témoins d’accrochages directs ciblant les soldats français. Cela explique pourquoi, depuis plusieurs années, les opérateurs des armées sont dotés d’armes à feu individuelles en plus de leur matériel de prise de vue. Ils peuvent en effet être amenés à échanger des tirs pour défendre leurs frères d’armes. Ils sont des combattants à part entière, encourant les mêmes risques, comme nous le rappelle la mort du sergent Sébastien Vermeille, photographe du Sirpa Terre de Lyon, le 13 juillet 2011 en Afghanistan. En octobre 2013, la Délégation à l’information et à la communication de la défense du ministère des armées a ainsi mis en place le "Prix Sergent Vermeille" pour lui rendre hommage. Il a pour objectif de promouvoir le travail des photographes professionnels civils ou militaires qui accompagnent, sur le terrain, les actions des hommes et des femmes du ministère des armées en Opex ou sur le territoire national.

    Depuis cent ans, les images produites par les reporters de guerre des armées, archivées depuis la création des premiers services, accompagnent la communication de défense en servant de témoignage, de preuve et d’information. Par ailleurs, à travers des usages pédagogiques, culturels et scientifiques, elles servent aujourd’hui la politique mémorielle engagée par le ministère des armées. Les expositions, productions audiovisuelles et publications réalisées à partir de ces images sont des fenêtres ouvertes sur l’histoire des conflits contemporains, et rendent hommage à ceux qui en ont été les acteurs et les victimes. Les fonds iconographiques sont notamment des supports essentiels pour des actions pédagogiques qui invitent les scolaires à se confronter à un document d’archive et à questionner la notion d’engagement, en particulier son actualité. En cela, le travail des reporters de guerre depuis plus de cent ans participe au travail de mémoire des Françaises et des Français, et notamment des plus jeunes.

    Auteur

    Constance Lemans-Louvet - Chargée d’études documentaires à l’ECPAD

    Enseigner la Défense

    Partager :

    Sommaire

      En résumé

      DATE : 1997

      LIEU : France

      ISSUE : Loi portant réforme du service national. L'enseignement de défense devient un des éléments du parcours de citoyenneté

      "La Défense ! C’est la première raison d’être de l’État. Il n’y saurait manquer sans se détruire lui-même". Ainsi s’exprimait le général de Gaulle à Bayeux, le 14 juin 1952. Le législateur, en suspendant en 1997 l’appel sous les drapeaux, a confié à l’Éducation nationale la mission de faire connaître et partager aux jeunes les notions indispensables de défense et de sécurité nationale.

      Centrée à l’origine sur le "parcours de citoyenneté" (recensement à seize ans, enseignement de défense au collège et au lycée, journée défense et citoyenneté), cette mission s’étend maintenant à l’ensemble du parcours scolaire et se prolonge à l’université.

      Enseigner la défense et la sécurité nationale, c’est se concentrer sur trois cadres. D’abord le recul historique qui permet de replacer les questions de défense dans un temps plus long : de la menace aux frontières à la menace sans frontières, et donc de la défense des frontières à la défense sans frontières, de l’indépendance nationale à l’autonomie stratégique, de la défense nationale (Livre blanc de 1972 sur la défense nationale) à la défense (Livre blanc de 1994) et à la défense et la sécurité nationale (Livres blancs de 2008 et 2013) . ensuite la France "... au milieu des peuples du monde", dans le contexte des menaces intérieures et extérieures, de ses alliances et de ses engagements, des opérations et actions militaires que ses armées conduisent, d’un continuum de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure, dont la lutte contre le terrorisme est un marqueur majeur . enfin, la défense comme politique publique, c’est-à-dire une autorité politique qui décide, des opérateurs qui exécutent, les moyens que la Nation y consacre, en analysant les dimensions terrestres, aériennes et maritimes, interministérielles, interalliées de la défense.

      La question centrale est bien celle de la participation des élèves, futurs citoyens, à la défense et à la sécurité nationale de leur pays. C’est la défense qui interroge d’abord la citoyenneté et non l’inverse. La suspension de la conscription suppose de nouveaux rapports entre citoyens, défense et sécurité nationale : un nouveau contrat de citoyenneté entre la France et son armée.

       

      classe élémentaire

      Classe élémentaire. © Phovoir

       

      Dans le même temps, l’organisation de la défense ne se limite plus au seul cadre national : au nom de traités multilatéraux et d’accords, en particulier européens, la France participe à de multiples opérations extérieures de sécurité internationale, au nom des valeurs qu’elle défend et du droit qu’elle promeut, dans le concert des nations. Les programmes d’histoire et de géographie du collège et du lycée s’inscrivent dans ce cadre. Face à des menaces qui s’affranchissent des frontières, les clivages traditionnels entre défense extérieure et sécurité intérieure s’estompent, et la résistance comme la résilience doivent s’appuyer sur l’ensemble de la communauté nationale.

      Le cœur de mission de l’Éducation nationale, dans ce contexte, est bien d’enseigner à l’ensemble des élèves les connaissances et compétences indispensables que recouvrent ces sujets, de consolider ces acquis dans le cadre d’une progression cohérente et d’en vérifier l’acquisition, dans le but de construire une culture de défense partagée. Les programmes officiels et la formation des maîtres en sont les conditions nécessaires.

      LA DÉFENSE ET LA SÉCURITÉ NATIONALE AU COEUR DE LA FORMATION DE L’ÉLÈVE-CITOYEN

      Les programmes du primaire font une large place à l’éducation morale et civique (EMC). Les repères qui permettent à l’élève de mieux se situer, compte tenu de son âge, dans le temps et l’espace le replacent, ipso facto, dans notre époque et notre pays. Dans le cadre du cycle dit "de consolidation" des apprentissages fondamentaux, l’élève apprend à reconnaître et à respecter les symboles et emblèmes de la République et les traits constitutifs de la Nation française, à situer le territoire français dans l’Union européenne, à replacer les Français dans le contexte européen et la France dans le monde.

       

      classe CM2

      Classe de CM2 de l’école Paul Bert. © Laurent Villeret/Picture Tank/Ministère de l'Éducation nationale

       

      En 3e et en 1re, deux modules "défense" étaient clairement identifiés (programmes 2010-2012). Le programme d’ "éducation civique" en classe de 3e consacrait 20% du temps au thème : "la défense et la paix". Les nouveaux programmes d’EMC ont modifié en profondeur cette situation. Non seulement ils ne sont pas articulés avec les programmes d’histoire et de géographie, mais il faut aller chercher les éléments pour enseigner la défense et la sécurité nationale dans les textes. L’absence de référence à un niveau d’enseignement pose également problème. La nécessaire articulation avec les programmes d’histoire et de géographie conduit à préconiser un enseignement en classe de 3e pour que soient enseignés les trois cadres évoqués plus haut.

      Dans la dimension "l’engagement", l’intitulé évoque "connaître les grands principes qui régissent la défense nationale". Face à des menaces qui s’affranchissent des frontières (à l’exception des tensions liées aux risques migratoires, qui les renforcent ou conduisent certains États à en inventer de nouvelles), la distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure s’estompe. L’action militaire extérieure de la France est présentée dans ce contexte. Sous la forme d’une entrée au sein de la rubrique "expliquer le lien entre l’engagement et la

      Responsabilité", est mentionnée "la sécurité des personnes et des biens : organisations et problèmes", qui permet de relier la défense et la sécurité nationale.

      Dans la dimension "le jugement", au sein de "comprendre que deux valeurs de la République, la liberté et l’égalité, peuvent entrer en tension" sont évoqués les "problèmes de la paix et de la guerre dans le monde et cause des conflits". Il nous appartient de conférer, à ces éléments épars, une cohérence, en les articulant fortement avec les programmes d’histoire et de géographie de la classe de 3e.

       

      collège Rameau

      Collège Jean-Philippe Rameau, Champagneau- Mont-d’Or. © Philippe Devernay/Ministère de l'Éducation nationale

       

      Au lycée, une partie du programme d’EMC en classe de 1re générale est consacrée à la défense. Il s’agit du thème 4 : "organisation et enjeux de la défense nationale". La "défense nationale" connaît depuis la fin des années 1980 des évolutions et des réformes en profondeur, en réponse aux évolutions du monde qui changent les conditions de la paix comme de la guerre . l’organisation de la défense ne se limite plus au seul cadre national . au nom de traités d’alliance et d’accords, en particulier européens, la France participe à de multiples opérations extérieures de sécurité internationale . la suspension de la conscription, la professionnalisation des armées, la sophistication et les coûts croissants des équipements supposent d’établir de nouveaux rapports entre citoyens, défense et sécurité nationale.

      L’analyse, à partir des recherches des élèves, de deux thèmes au choix parmi ceux proposés, permet de nourrir la réflexion sur ces questions : les missions de défense et de sécurité nationale (nouvelles formes d’insécurité telles que le terrorisme, la piraterie et la prolifération des armes et moyens de destruction, la défense globale, la France entre paix et guerre, protection du territoire national et opérations extérieures, la justification des missions internationales des forces armées) . les moyens de la défense (forces françaises, alliances et engagements internationaux de défense, accords bilatéraux) . les acteurs de la défense (les institutionnels, les citoyens, l’information, les métiers de la défense, la réserve militaire, la féminisation des armées, les débats en cours tels que la notion d’éthique militaire, le respect des règles de droit).

      DES NOUVELLES NOTIONS DANS LES PROGRAMMES D’HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE

      Au collège en 4e, le programme d’histoire permet d’étudier "la Révolution, l’Empire et la guerre". Il évoque aussi la généralisation du sentiment national en Europe. Il permet de comprendre une forme de renaissance de ce sentiment aujourd’hui. Le programme de géographie, consacré à la mondialisation, est fort heureusement articulé à partir d’une question consacrée à "Mers et océans : un monde maritimisé" par une étude des ports, des littoraux et des échanges maritimes, du rôle stratégique des détroits, ouvrant un champ de réflexion sur la géostratégie maritime.

      En 3e, le programme d’histoire qui part de la Grande Guerre pour aboutir aux conflits de notre temps prend en écharpe les deux conflits mondiaux, les totalitarismes, et englobe l’étude des opérations (Stalingrad, la guerre du Pacifique) à partir de cartes. Il se poursuit par la guerre froide et les grandes lignes de force de la géopolitique mondiale depuis le début des années 1990, dessinant ainsi le contexte des intérêts de puissance et de défense de la France. En 3e toujours, le programme de géographie traite de "la France dans le monde d’aujourd’hui". Il situe la France métropolitaine et ultramarine dans le monde et introduit la notion de "puissance" qui pourra être utilement explicitée et déclinée, tant pour la France que pour l’Europe. Il présente l’Union européenne comme un pôle économique majeur "appuyé sur la puissance financière de l’euro, mais dont le rôle diplomatique et militaire reste limité".

       

      collège Michelet

      Collège Michelet, Vanves. © Xavier Schwebel/Picture Tank/Ministère de l'Éducation nationale

       

      Ainsi, les bases du raisonnement historique, géopolitique et stratégique, mais aussi les enjeux politiques, matériels et moraux de la défense sont envisagés. De façon plus générale, les programmes d’histoire et de géographie englobent le passé récent, et donnent ainsi aux élèves les clés de compréhension des conflits actuels et de la construction, difficile et inachevée, de la paix dans le monde. Au collège, c’est et ce n’est que sur cette base disciplinaire (histoire, géographie et EMC), adossée à nos programmes, que se construiront des enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) : la défense et la sécurité nationale, sous tous ses aspects, y aura la place que les enseignants sauront lui donner.

      Les programmes des différentes filières des lycées (générale, technologique et professionnelle) traduisent une présence plus nette des questions de défense et de sécurité nationale, comme une articulation plus poussée avec les programmes d’histoire et de géographie (programmes 2010-2012, révisés en 2013).

      En 1re générale, le thème 2 d’histoire-géographie traite de "la guerre au XXe siècle" : les deux guerres mondiales, la guerre froide, les nouvelles conflictualités depuis 1990 (un conflit armé : la guerre du Golfe . un lieu : Sarajevo . un acte terroriste : le 11 septembre 2001). Les programmes d’histoire sont concentrés sur le passé récent, et confortent ainsi la compréhension, par les élèves, des conflits actuels.

      Le programme d’histoire des terminales S, ES et L a pour thème "regards historiques sur le monde actuel". Le thème 1 traite, au choix, de "l’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale" ou "l’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie". Ainsi et à titre d’exemple, l’étude de l’histoire de la Résistance (en 1re) et des mémoires de la Résistance (en terminale) permet-elle d’une part de distinguer l’histoire comme démarche et la mémoire comme objet d’histoire, d’autre part d’analyser l’histoire de la Résistance depuis 1945, et de celle des mémoires, emboitées et concurrentes, telles qu’elles apparaissent de nos jours.

      Le thème 2 en section S, 3 en ES et L traite des "grandes puissances et conflits dans le monde depuis 1945", "les chemins de la puissance" (les États-Unis et le monde depuis 1918/1945, la Chine et le monde depuis 1919/1945), "un foyer de conflits" (le Proche et le Moyen-Orient, un foyer de conflits depuis la fin de l’Empire ottoman/la Seconde Guerre mondiale).

      Les enjeux de défense et de sécurité y sont abordés en relation avec l’actualité de ces questions. Le thème de géographie de terminale des séries générales "Approche géostratégique des mers et des océans" s’inscrit également dans cette démarche.

      Dans les filières technologiques, les lycéens, selon leur section, ont le choix entre plusieurs sujets parmi lesquels : "vivre et mourir en temps de guerre". Par ailleurs, "l’Europe, un espace marqué par deux conflits mondiaux" est une question obligatoire pour les élèves de 1re "sciences et techniques du management et de la gestion" et "sciences et technologies de la santé et du social".

       

      classe de lycée

      Classe de lycée. © Sophie Brandstrom/Ministère de l'Éducation nationale

       

      En lycée professionnel, le programme d’éducation civique de 1re "insiste particulièrement sur le devoir de défense". En terminale, le chapitre d’histoire "le monde depuis le tournant des années 1990" évoque l’effondrement du modèle soviétique en insistant sur les "crises qui marquent le début de cette nouvelle période" : génocides en Afrique et en Europe, terrorisme, guerres contre le terrorisme, responsabilité internationale de la France et conscience de ses citoyens. En CAP, le thème 4 du programme d'histoire ("Guerres et conflits en Europe au XXe siècle") permet d’y présenter les enjeux de la défense et de la sécurité nationale.

      Il y a donc, dans les programmes scolaires, une matière riche et diverse, organisée selon une progression qui amène l’élève aux connaissances et compétences de défense et de sécurité nationale indispensables à l’exercice de ses devoirs de citoyen, d’acteur économique, social, culturel ou environnemental, à partir du socle des valeurs françaises et républicaines que l’École promeut. Les programmes permettent dès lors d’enseigner le recul critique, la distance par rapport à l’événement, la responsabilité du citoyen en devenir. Là aussi, la réflexion, la compréhension, l’acceptation de la complexité qui sont le fondement de l’éducation à la défense et à la sécurité nationale permettent de progresser dans l’éducation du jeune citoyen : ne pas accepter sans discuter, confronter, comprendre.

      Encore faut-il que les enseignants d’histoire, de géographie et d’éducation civique, mais aussi ceux des autres disciplines, soient préparés à enseigner ces notions et que celles-ci soient bien identifiées. Cette exigence est d’autant plus cruciale que le remplacement des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) par les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) a pu remettre en cause les acquis antérieurs en la matière.

      LA DÉFENSE ET LA SÉCURITÉ NATIONALE DANS LA FORMATION INITIALE DES ENSEIGNANTS

      L’Inspection générale de l’Éducation nationale a, à la demande du directeur général de l’enseignement scolaire, élaboré en 2012 un référentiel destiné à fournir aux nouvelles ESPE une base de travail. Ce document a été diffusé aux ESPE et a commencé à être utilisé dans un certain nombre d’entre elles, à compter de la rentrée universitaire 2013. Le travail proposé est destiné à accompagner les professeurs et personnels de l’éducation engagés dans un travail de formation générale portant sur les questions militaires, de défense et de sécurité nationale. Il s’articule en quatre moments de deux heures chacun et un moment de restitution et d’études de cas.

       

      formation enseignants ESPE

      Formation de futurs enseignants en École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE). © Xavier Schwebel/Ministère de l'Éducation nationale

       

      L’étude porte en premier lieu sur "l’importance du fait militaire dans l’histoire nationale", à travers les rendez-vous de la guerre et de la Nation, le rôle et la place de l’Armée et de la Marine dans le rayonnement de la Nation, la place des armées dans la défense et la sécurité nationale. Il s’agit d’étudier la défense comme une politique publique, dans une perspective historique, dans la longue durée d’une organisation et d’une institution, avec des éléments de comparaison dans l’espace et dans le temps et des vues en coupe sur les armées de Terre, de l’Air, la Marine nationale et la Gendarmerie nationale. L’étude débouche sur une analyse des fondements contemporains de la défense et de la sécurité nationale.

      "Du lien Armées-nation aux relations entre la défense et la société", c’est sur la défense dans son environnement politique, social et culturel que l’on met ensuite l’accent (missions, histoire, traditions militaires). La question de la participation des Français à la défense et de la participation des Armées à l’émergence de la citoyenneté y tient une place centrale. Les relations entre l’École et l’Armée y sont étudiées. Les influences entre le fait militaire et la littérature, la philosophie, les arts et les sciences font l’objet d’utiles rapprochements.

      "Nouveaux cadres, nouvelles références : la France dans son environnement de défense et de sécurité nationale (des années 1970 à nos jours)" se fonde sur l’évolution des risques et de la structuration de la vie internationale et analyse les fondements contemporains de la défense de la France, dans l’esprit des évolutions essentielles que traduisent les Livres blancs successifs. Les questions de défense et de sécurité nationale sont étudiées au prisme des risques majeurs, des armes de destruction massive, de la résilience nationale.

      La dernière partie du travail porte sur les aspects les plus récents de la problématique française de défense et de sécurité nationale : "Gouverner par gros temps. Comment organiser la sécurité de la Nation ?", en évoquant le cadre, le contexte et les acteurs qui composent l’architecture française de défense et de sécurité, ainsi que l’émergence d’une nouvelle culture de gouvernement en la matière, à partir de la continuité de la vie nationale comme objectif, les opérations extérieures comme prolongement, la dissuasion comme assurance ultime.

      L’ouvrage édité en décembre 2013 sous la forme d’un dvddoc intitulé Enseigner la défense permet de conforter l’enseignement par une mise au point académique et des propositions de mise en œuvre. Le portail national comprend également, sous l’autorité de l’Inspection générale, des références très à jour sur les questions de défense et de sécurité nationale. La formation continue des enseignants, si elle est un devoir pour chacun d’entre eux, doit enfin s’adosser à des formations dont les corps territoriaux d’inspection sont, dans les académies, les premiers responsables, en particulier au sein des "trinômes académiques". Il convient que ces formations soient mises à la fois en relation entre elles et en cohérence, au plan national, par l’Inspection générale.

      Auteur

      Tristan Lecoq - Inspecteur général de l’Education nationale - Professeur des universités associé (histoire contemporaine) à l’Université Paris Sorbonne

      Quelle "Europe de la mémoire" ?

      Partager :

      Sommaire

        En résumé

        DATE : 22 septembre 1984

        LIEU : Verdun, France

        ISSUE : Image de la réconciliation franco-allemande

        REPRÉSENTANTS : Helmut Kohl, chancelier allemand et François Mitterrand, président de la République française

        Peut-on proposer une définition de la "mémoire européenne" ? Ce dossier en esquisse en tout cas une histoire depuis 1945, présente les principaux éléments des politiques de mémoire européennes depuis une vingtaine d’années mais aussi ses lacunes et les phénomènes de rejet nationalistes que connaissent actuellement certains pays de l’Est.

        LE SOUVENIR DE LA SHOAH : "UN MARQUEUR DE L’IDENTITE EUROPEENNE"

        Il est d’usage de lire, souvent à juste titre, que les souvenirs les plus inassimilables de l’histoire récente ou plus ancienne ont été longtemps refoulés ou ont fait l’objet de silences et de tabous. Pour autant, cela fait maintenant près d’un demi-siècle que le rapport au passé des sociétés contemporaines se décline surtout sur le mode du "devoir de mémoire", de la demande de reconnaissance du sort fait aux victimes de l’oppression, des persécutions, des crimes de masse. Si l’on s’arrête à la Seconde Guerre mondiale, l’un des épisodes les plus significatifs de ces passés qui ne passent pas, non seulement son souvenir reste omniprésent depuis 1945 partout en Europe, mais il a largement contribué à faire émerger une nouvelle culture de la mémoire. Celle-ci résulte, en effet, de l’anamnèse de la Shoah, un processus enclenché dans les années 1960 en Allemagne fédérale et dans les années 1970 dans le reste de l’Europe occidentale sous la pression des jeunes générations, et qui s’est étendu à l’Europe centrale et orientale dans les années 1990, après l’effondrement du système soviétique. La confrontation directe avec le passé, avec l’événement central qu’a constitué le génocide des Juifs, aura donc duré autant sinon plus longtemps que la période de silences ou d’oublis, qui fut en définitive plus brève, une vingtaine d’années après la guerre.

        Brandt

        Le chancelier Willy Brandt s’agenouille devant le monument érigé en souvenir des combattants du ghetto à Varsovie, 7 décembre 1970.

        © Imago / Rue des Archives

        Plutôt que de continuer à se demander pourquoi il aura fallu attendre "si longtemps" avant de parler de la Shoah et d’en évaluer toutes les responsabilités, peut-être faut-il s’interroger sur le poids qu’a pris son souvenir, parfois aux dépens d’autres références historiques. Dans Après-Guerre, paru en 2006, l’historien Tony Judt, décrivant l’histoire de l’Europe comme une longue sortie de guerre depuis la chute du IIIe Reich enfin achevée avec la chute du communisme, voit dans la reconnaissance publique des responsabilités nationales durant la Shoah l’indispensable "péage" pour rejoindre l’Union européenne. La remarque vaut d’abord pour tous les pays d’Europe centrale et orientale, intégrés par les traités de 2003, 2005 et 2007. C’est là où l’extermination des Juifs a connu son paroxysme, avec 50% à 90% de victimes au regard des populations juives d’origine, comme en Pologne, en Hongrie ou dans les pays baltes. C’est là également que la reconnaissance des complicités locales reste souvent controversée non seulement à cause d’un antisémitisme renaissant mais parce que des collaborateurs des nazis y sont considérés comme des libérateurs face à l’oppression soviétique. La remarque de Tony Judt souligne cependant à quel point le souvenir de la Shoah constitue un marqueur de l’identité européenne, à quel point le principe d’une "mémoire négative" a fini par s’imposer.

         

        UNE MÉMOIRE EUROPÉENNE VICTIMAIRE

        Venue de la psychologie et utilisée dans l’historiographie allemande, l’expression ne signifie pas seulement que la mémoire nationale des différents états membres de l’Union européenne s’est construite autour d’événements tragiques de l’histoire récente, dont le souvenir des deux guerres mondiales. Elle indique également la transformation progressive d’une mémoire patriotique et héroïque en une mémoire victimaire. L’important n’est plus tant de se souvenir de qui a combattu et pourquoi, mais d’honorer ceux qui ont souffert et de dire par la faute de qui. Il ne s’agit plus uniquement d’encourager une meilleure prise de conscience, mais bien de reconnaître les fautes commises, notamment envers les victimes civiles, voire de "réparer l’histoire" sur un mode symbolique, financier ou judiciaire. La mémoire négative relève d’un engagement civique et moral volontariste qui cherche à agir sur le passé. Elle est négative car elle évoque des épisodes mortifères, mais elle est positive dans ses objectifs : le "plus jamais ça", le souvenir du pire devant permettre un monde meilleur, une idée née après la Grande Guerre et dont l’efficacité reste à démontrer.

        ceremonie

        Le président de la République, Jacques Chirac, lors de la cérémonie commémorative de la rafle du Vel d'Hiv du 16 juillet 1942, Paris, 16 juillet 1995.

        © J. Guez / AFP

        Le pays qui a été le plus tôt confronté à cette forme de contrition publique a été l’Allemagne fédérale. Lorsque Willy Brandt s’agenouille, le 7 décembre 1970, devant le monument de Nathan Rapoport, érigé en 1948 à Varsovie en souvenir des combattants du ghetto, il reconnaît spontanément la responsabilité de son pays et s’en excuse par un geste spectaculaire. C’est l’une des premières expressions en Europe de cette mémoire négative devant un monument qui constitue, au contraire, l’un des plus beaux exemples de mémoire positive de la dernière guerre. En France, la commémoration du Vel d’Hiv instaurée en 1993 par François Mitterrand, et qui a donné l’occasion à Jacques Chirac de reconnaître la responsabilité du régime de Vichy dans la déportation des Juifs de France, a été la première commémoration négative dans un pays habitué à célébrer depuis des siècles ses héros et ses martyrs. Même les grandes commémorations traditionnelles célébrées sur presque l’ensemble du continent connaissent une évolution similaire. C’est le cas du 11 novembre et, de manière générale, de la mémoire de la Première Guerre mondiale qui semble s’imposer à nouveau, notamment dans le cadre du Centenaire, comme élément de la mémoire commune européenne.

         

        VERS UNE MÉMOIRE TRANSNATIONALE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

        Il n’y a d’ailleurs rien de surprenant à cela puisqu’une bonne partie de l’identité européenne repose sur le rejet de la guerre et le principe de la réconciliation à l’image du chancelier allemand Helmut Kohl et du président français François Mitterrand se tenant la main, à Verdun, le 22 septembre 1984. Toutefois, l’idée de réconciliation rappelle par définition à quel point les alliés d’aujourd’hui ont été les ennemis d’hier. Or cette dimension tend à s’estomper dans les discours plus récents. La Grande Guerre apparaît de plus en plus comme une catastrophe qui s’est abattue sur des combattants unis par un même destin commun qui les a dépassés. Le 11 novembre 2008, lors d’une cérémonie internationale à Verdun, le président Sarkozy évoque "ces milliers de tombes toutes semblables, devant cet ossuaire où dorment ensemble pour l’éternité, sans que l’on puisse les distinguer les uns des autres, 130 000 soldats inconnus, amis et ennemis, que la mort a unis comme si elle avait voulu faire la leçon aux vivants", ajoutant que l’hommage s’adresse "à tous ceux qui ont combattu jusqu’à l’extrême limite de leurs forces avec dans le cœur l’amour de leur patrie et la conviction de défendre une juste cause." Le 11 novembre 2014, le président Hollande inaugure le Mémorial international de Notre-Dame de Lorette en hommage aux 580 000 combattants de toutes nationalités tombés sur les champs de bataille du nord de la France. La mémoire, c’est désormais le souvenir de la souffrance commune et non plus le sacrifice national. Les raisons de la guerre, les responsabilités des uns et des autres, les différends entre belligérants, sans même parler du possible consentement des soldats à la violence extrême de ce conflit, notamment pour défendre leur patrie, cette "juste cause", ont été évacués. La mémoire de la Grande Guerre est une référence désormais uniquement pacifiste, mais d’un pacifisme désincarné, différent de qu’il fut dans les années 1920. En ce qui concerne la commémoration du 8 mai, partout où la journée est célébrée, elle reste le symbole de la victoire sur le nazisme, donc inscrite dans le cadre d’une mémoire positive. Partout… y compris en Allemagne, depuis que le 8 mai 1985, le président de la République fédérale, Richard von Weiszäcker, a déclaré que, pour son pays aussi, "le 8 mai [1945] fut un jour de libération", une déclaration audacieuse qui rompt avec l’idée d’une défaite nationale pour lui opposer celle d’une libération politique.

        anneau

        L’anneau de la mémoire à Notre-Dame-de-Lorette recense 580 000 noms de soldats français et étrangers morts dans l’Artois pendant la Première Guerre mondiale.

        © J. Salles - ECPAD / Défense

         

        DES INITIATIVES EUROPÉENNES EN FAVEUR D’UNE MÉMOIRE PARTAGÉE

        Outre ces manifestations internationales, qu’en est-il des initiatives visant à forger une mémoire et donc une identité proprement européennes ? Jusqu’en 2000, il n’y avait qu’une seule commémoration émanant d’une institution européenne et non pas qui soit célébrée au même moment dans plusieurs pays : la "Journée de l’Europe" (Europe Day), instaurée en 1985, lors du Conseil européen de Milan. Elle célèbre le discours de Robert Schumann, prononcé le 9 mai 1950, à Paris, annonçant la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Exemple de mémoire positive s’il en est qui célèbre un avenir souhaitable et non un passé condamnable, cette journée ne s’est jamais imposée comme un anniversaire notable, pas plus que l’événement n’a donné lieu à des cérémonies, excepté en de très rares occasions. Au contraire, dans les années 1990, s’est développée l’idée que le seul ciment historique commun qui pouvait faire consensus, une mémoire européenne commune, c’était la célébration de la Shoah comme événement à la fois repoussoir et fondateur d’un nouvel humanisme européen, et même mondial. Celle-ci est ainsi devenue un enjeu politique, culturel, éducatif majeur de l’Union européenne, en même temps qu’elle s’internationalisait, notamment par l’investissement des États-Unis dans ce domaine à la fin des années 1980. En 1998, le premier ministre suédois, Göran Persson, lance l’idée d’une "Task force" pour la mémoire et l’enseignement de la Shoah. Aidé par le président américain Bill Clinton et l’historien israélien Yehuda Bauer, il parvient à convaincre 16 pays presque tous membres ou futurs membres de l’Union européenne : Allemagne, Autriche, France, Italie, Hongrie, Lituanie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Royaume-Uni, Suède, ainsi que l’Argentine, les États-Unis et Israël. Les 27 et 28 janvier 2000, est créée à Stockholm la Task Force for International Cooperation on Holocaust Education, devenue, depuis janvier 2013, l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA). Elle comprend aujourd’hui 31 membres, dont 26 pays de l’Union européenne. La Déclaration de Stockholm énonce toute une série d’actions à destination de l’enseignement, comme la création d’un manuel européen sur l’histoire de la Shoah (qui sera finalement rédigé par deux universitaires suédois), ou encore celle de la commémoration du 27 janvier qui devient la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste (International Holocaust Remembrance Day). Cette dernière a été instaurée d’abord par une décision du Conseil de l’Europe, en octobre 2002, avant de devenir une commémoration internationale par une décision des Nations unies, le 1er novembre 2005, à l’occasion du 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz.

        La déclaration de Stockholm contribue à faire de la Shoah le point d’appui originel de l’Europe. Non seulement le souvenir de la dernière guerre n’a pas été surmonté plus d’un demi-siècle après, mais les bases d’une refondation se font sur ce que l’Europe a commis et connu de pire dans son histoire récente. C’est un déplacement notable des références originelles de l’Union européenne, qui a suivi en cela la voie ouverte par certains de ses membres, à commencer par l’Allemagne et la France. La démarche des fondateurs s’inscrivait dans la perspective de la liquidation définitive des causes économiques ou politiques ayant déclenché les deux guerres mondiales. Elle reposait sur une forme d’oubli officiel et fonctionnel, assumé et marqué par son corollaire, la réconciliation entre ennemis, acquise quinze ans à peine après la découverte des camps nazis. Un demi-siècle plus tard, cette même Europe a cherché à s’incarner dans la victime – et singulièrement la victime juive – même si l’attention déploie aujourd’hui ses activités vers d’autres catégories, en particulier les Roms, et vers d’autres formes de persécution.

        kohl

        Le chancelier allemand Helmut Kohl et le président français François Mitterrand rendent hommage aux soldats des deux nations morts aux combats pendant la Première Guerre mondiale lors d’une commémoration à l’Ossuaire de Douaumont (Verdun), 22 sept. 1984

        © Rue des Archives

        On peut ajouter que la notion de mémoire négative ne se décline pas uniquement sur le mode commémoratif. Elle a débouché sur une conception plus normative du passé, à l’exemple des lois mémorielles en France. Le 28 novembre 2008, le Conseil européen a adopté une décision-cadre sur "la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal". Elle implique en particulier que les États membres adoptent des législations appropriées pour réprimer "l’apologie publique, la négation ou la banalisation grossière des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis dans le statut de la Cour pénale internationale [ou] la Charte internationale du tribunal militaire de 1945." Depuis 2014 et les discussions sur son entrée en vigueur, cette décision-cadre a suscité de nombreux débats sur la possibilité ou l’opportunité de pénaliser la négation ou la banalisation du génocide des Arméniens ou encore celui des Tutsi au Rwanda, sur le modèle de la répression des propos négationnistes concernant la Shoah.

         

        DU "DILEMME DU DOUBLE HÉRITAGE" EN EUROPE ORIENTALE

        À ce tableau très général, on peut apporter une série de nuances importantes. En premier lieu, l’évolution décrite ici ne concerne pas que l’Europe. Elle relève d’une évolution générale des pays démocratiques ou en voie de démocratisation : l’entretien d’une mémoire, la reconnaissance des responsabilités, la nécessité de juger et de réparer les conséquences des violences de guerre ou des violences politiques font aujourd’hui partie de l’arsenal des droits humains, à une échelle mondiale. En deuxième lieu, cette évolution ne concerne plus uniquement des événements ayant trait aux conflits s’étant déroulés sur le continent. La mémoire négative s’exerce depuis les années 2000 à propos de l’héritage colonial, au Portugal, en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie, en France avec la question de l’esclavage ou de la guerre d’Algérie. En troisième lieu, une partie de l’Europe centrale et orientale reste confrontée au dilemme du "double héritage", celui du nazisme et celui du communisme, lequel pose de nombreux problèmes puisque les deux systèmes, d’abord alliés, se sont combattus ensuite dans une lutte sans merci. Sur quel fléau faut-il mettre le plus l’accent ? Peut-on honorer des figures "héroïques" de la lutte anticommuniste qui furent membres d’organisations nazies ou pronazies, comme c’est le cas pour la légion Waffen SS lettone dont les derniers vétérans peuvent défiler dans la capitale ? Faut-il, comme par exemple en Pologne, débaptiser les noms de rue de ces héros antifascistes qui furent aussi des militants ou des cadres des régimes communistes oppressifs ? Le débat n’a cessé depuis la chute du Mur de Berlin. Le 23 septembre 2008, à la suite de l’action de personnalités comme le tchèque Vaclav Havel, le lituanien Vytautas Landsbergis ou encore l’allemand Joachim Gauck, le Parlement européen adopte une résolution faisant du 23 août, date de la signature du Pacte germano-soviétique, une "Journée européenne de commémoration des victimes du stalinisme et du nazisme". L’année suivante, le 2 avril 2009, est créée une "Journée européenne du souvenir", en hommage aux victimes du totalitarisme, un titre moins explicite qui s’adresse aux victimes de tous les totalitarismes, donc y compris le fascisme, le nazisme, et d’autres régimes autoritaires européens. Pour autant, cette journée est restée ignorée dans beaucoup de pays, notamment en France. Elle concerne la partie centrale et orientale de l’Union européenne, recréant ainsi l’ancienne frontière de la Guerre froide car elle n’a jamais eu ni l’ampleur, ni le caractère relativement intégrateur de la commémoration de la Shoah.

        ceremonie

        Commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale au Bundestag à Berlin, 8 mai 2015 en présence du président allemand Joachim Gauck, de la chancelière Angela Merkel.

        © ODD Andersen / AFP

        … À LA MONTÉE DES NATIONALISMES

         

        Toutefois, c’est une quatrième et dernière nuance de taille, la célébration de la Shoah comme événement fondateur suscite de plus en plus de réticences, et entraîne de plus en plus des tentatives officielles de révision de l’Histoire. En Pologne, où la mémoire a constitué depuis 1989 un enjeu politique de toute première importance, et alors que le pays a connu dans la dernière décennie une politique patrimoniale assez remarquable concernant l’histoire du communisme, du nazisme, de la collaboration, de la Shoah mais aussi du judaïsme en tant que tel, on assiste depuis quelques années à une forme de réaction qui vise à réécrire l’histoire du pays dans un sens "plus positif". L’actuel gouvernement populiste s’en est officiellement pris à l’historien américain Jan Gross, d’origine polonaise, qui fut l’un de ceux qui ont mis au jour les complicités polonaises dans l’extermination des Juifs par l’étude des massacres de Jedwabne, en juillet 1941, ou des pogroms de 1946. Ce même gouvernement a publiquement dénoncé le musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdansk, initié par le Premier ministre pro-européen Donald Tusk, qui a ouvert ses portes en 2017 avec le projet d’offrir à la fois une vision polonaise de la guerre et une vision européenne du conflit, notamment dans sa partie orientale. Dans le contexte d’une montée des populismes et des nationalismes hostiles aux principes européens, il n’est pas certain que cette mémoire négative puisse rester le seul ciment fondateur d’une identité européenne.

        Peut-on, au demeurant, imposer une telle mémoire négative sur plusieurs générations ? Jusqu’à quand les nouvelles devront-elles assumer les erreurs de leurs prédécesseurs et un passé qui n’est plus le leur ? La question reste ouverte alors que disparaissent les derniers survivants de la Seconde Guerre mondiale mais que l’on manque de recul sur les effets à terme de la politique de mémoire négative qui a placé la Shoah au centre du dispositif. Il faudrait être naïf pour croire que la dimension universelle du crime commis contre les Juifs a été acceptée à une large échelle. De larges fractions de l’opinion des pays européens rejettent le caractère exemplaire de cette mémoire, par antisémitisme, par nationalisme, par sentiment antieuropéen. La mémoire européenne se trouve ainsi face à un dilemme assez clair : comment éviter, d’un côté, les illusions de la table rase et la construction d’une mémoire artificielle sans fondements historiques réels, et, de l’autre, la rumination d’un passé mortifère, où dominent encore les passions nationales et qui ne peut constituer le seul horizon d’attente de plus d’un demi-milliard de citoyens ?

        musée

        Ouverture du musée de la Seconde Guerre mondiale à Gdansk en Pologne, 29 janvier 2017.

        © W. Radwanski / AFP

        Auteur

        Henry Rousso - Directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent, CNRS, Paris

        1918, sortir de la guerre

        Partager :

        Sommaire

          En résumé

          DATE : 11 novembre 1918

          LIEU : Clairière de Rethondes, en forêt de Compiègne

          ISSUE : Signature de l'Armistice mettant fin aux combats de la Première Guerre mondiale

          PAYS PARTICIPANTS : France, Grande-Bretagne, Allemagne

          L’armistice du 11 novembre 1918 inaugure une période complexe durant laquelle se met en place la sortie de guerre pour 4 millions de soldats. Il s’agit d’abord de les démobiliser, c’est-à-dire d’organiser leur retour au foyer. Pour certains, notamment les soldats venus des colonies, la démobilisation n’intervient pas avant la fin de l’année 1919.

          L’expérience des démobilisations qui suit la guerre de 1914-1918 est exceptionnelle par son ampleur, mais aussi par la diversité des situations des personnes concernées, originaires de métropole, mais aussi d’outre-mer, c’est-à-dire des anciennes colonies, soldats, mais aussi travailleurs et travailleuses recrutés pour l’effort de guerre.

          Dès la proclamation de l’armistice, la perspective du retour au foyer des quatre millions de mobilisés de l’armée française (dont peut-être 300000 soldats des anciennes colonies) est sans doute le plus grand facteur de joie des soldats et de leurs familles. Le gouvernement est conscient de ces aspirations. Mais il tient à conserver une armée puissante jusqu’à la signature de la paix définitive imposée à l’Allemagne vaincue, acte qui n’intervient que le 28 juin 1919, avec le traité de Versailles. D’autres préoccupations internationales (Europe centrale et orientale, Russie et pays du Levant) incitent également à la vigilance.

           

          troupes françaises Allemagne 1919

          Troupes françaises occupant le centre de la chimie de guerre de l’Allemagne : avant-postes à la sortie du pont devant Mannheim, mars 1919.
          Photographie parue dans le journal Excelsior du mercredi 5 mars 1919. © Excelsior - L’Équipe/Roger-Viollet

           

          ORGANISER LA DÉMOBILISATION

          Le renvoi des soldats à la vie civile s’effectue donc de façon échelonnée, avec priorité donnée à l’ancienneté. Dès la fin novembre, les hommes les plus âgés (49 à 51 ans) peuvent rentrer dans leurs foyers. Les hommes de 32 à 48 ans sont pareillement renvoyés chez eux de décembre à avril. À ce moment, les dirigeants alliés s’alarment des réticences exprimées en Allemagne à l’égard de conditions jugées trop dures, et envisagent explicitement une intervention militaire destinée à contraindre les vaincus à se soumettre.

          Le processus de démobilisation est donc interrompu. Les classes constituant la réserve de l’armée active, c’est-à-dire comprenant les soldats de moins de 32 ans, sont maintenues sous les drapeaux jusqu’en juillet 1919. Si plus d’un million de soldats ont été démobilisés à cette date, l’armée française compte encore 2,5 millions d’hommes aux armées contre un peu plus de 4 millions le 11 novembre 1918. Puis la démobilisation reprend, et s’opère en 4 échelons jusqu’en septembre. C’est seulement le 14 octobre 1919 qu’est signé le décret de démobilisation générale, annulant le tristement fameux décret de mobilisation du 1er août 1914. Le renvoi des originaires des colonies s’opère de la même façon. En revanche, pour ceux, nombreux, qui ont contracté des engagements pour la durée de la guerre, leurs contrats stipulent que la démobilisation ne doit intervenir que six mois après la fin des hostilités, ce qui signifie, au mieux, le mois de mai 1919, en retenant la date de l’armistice comme date de référence. En septembre 1919, il resterait en France environ 15 000 militaires "indigènes", dont 13 000 Indochinois, surtout vietnamiens, essentiellement infirmiers et conducteurs. Ils regagnent leur pays entre septembre et novembre.

           

          démobilisé

          Visite médicale d’un soldat démobilisé, Paris, École militaire, 13 février 1919. © Joly/ECPAD/Défense

           

          Cet échelonnement est rarement apprécié des intéressés, même quand il donne à certains d’entre eux le grand souvenir d’avoir participé au défilé du 14 juillet 1919 sous l’Arc de Triomphe. Il introduit un certain désordre dans la composition des unités, qu’il faut réorganiser pour tenir compte des départs. Par ailleurs, la discipline a tendance à se relâcher, les soldats-citoyens estimant que la fin de la menace allemande ne justifie plus l’application de règlements auxquels la grande majorité s’est soumise avec une sourde révolte, et à l’égard desquels elle conserve un vif ressentiment. Pour les démobilisés, le départ de l’armée ne va pas toujours sans difficultés. La procédure est pourtant simple : une visite médicale, la mise à jour des papiers militaires, puis l’envoi vers le centre démobilisateur qui est le dépôt du régiment d’appartenance de l’intéressé. Mais les désordres sont fréquents, particulièrement dans les transports ferroviaires : les soldats, pour protester contre la lenteur des convois et l’inconfort des wagons, brisent fréquemment vitres ou portières. Des manifestations se produisent chez les tirailleurs sénégalais du camp de Saint-Raphaël, qui, à l’occasion d’une revue, bousculent un général et demandent bruyamment leur retour. Il faut dire que, faute de moyens de transport maritimes, le rapatriement des soldats d’outre-mer est encore plus difficile.

          QUITTER L’ARMÉE, RETROUVER SON FOYER

          Les premiers retours créent bien des désillusions. Les hommes rentrent en effet dans l’indifférence des autorités, sans cérémonie d’aucune sorte. Pour remplacer les vêtements laissés à la caserne, abandonnés ou abîmés, ils ne reçoivent qu’un costume mal taillé (dit "Abrami", du nom du sous-secrétaire d'État à la Guerre Léon Abrami), ou, s’ils le refusent, la somme ridicule de 52 francs, peut-être 50 euros d’aujourd’hui. Ils sont même sommés par l’administration fiscale de payer leurs arriérés d’impôts, la fin du moratoire en la matière ayant en effet été décrétée dès la fin des hostilités. C’est seulement à partir de mars 1919 que des mesures plus compréhensives viennent remédier à ces maladresses : rétablissement du moratoire des impôts, paiement d’une prime à la démobilisation calculée selon un barème plus décent (250 francs plus 20 francs par mois de présence au front), loi sur les pensions versées aux invalides de guerre ou aux familles des décédés. L’accueil s’est modifié aussi.

           

          costume Abrami

          Un démobilisé essaie le costume national dit «Abrami», Paris, École militaire, 13 février 1919. © Joly/ECPAD/Défense

           

          À partir de la signature du traité de Versailles, les retours des régiments qui reviennent dans leur localité d’attache sont désormais célébrés : la fête commence par le défilé des soldats, acclamés par la foule de leurs compatriotes, dans des rues pavoisées et ornées de feuillages . l’émotion est d’autant plus forte que beaucoup de ceux qui défilent, en dépit du brassage survenus dans les régiments au cours du conflit, sont encore des enfants du pays. Le défilé est parfois, mais pas toujours, suivi de festivités diverses (concerts, bals, feux d’artifice, retraites aux flambeaux). Même quand elles ont lieu, ces fêtes ne peuvent, cependant, cacher le deuil que manifeste pour de nombreuses années la présence des mutilés, mais aussi celle des veuves ou des familles dont les vêtements noirs de deuil rappellent tous ceux qui ne reviendront jamais.

          Les démobilisés doivent aussi faire un gros effort de réadaptation. Ils ont vécu, pendant plusieurs années, 5 ans pour certains, au milieu de leurs camarades, loin de leurs familles, et coupés du milieu civil, à l’exception de rares permissions. Il leur faut d’abord retrouver du travail, ce qui n’est pas toujours aisé. Même si une loi de 1918 oblige les patrons à rembaucher leurs anciens ouvriers ou employés, encore faut-il que ces patrons soient encore en activité et en mesure de le faire. Il leur faut aussi accomplir toute une série de démarches, longues et souvent vécues comme humiliantes, pour obtenir les indemnités auxquelles ils ont droit. Mais il ne s’agit pas seulement de trouver du travail. L’homme libéré, dont jusque-là le quotidien était pris en charge par l’armée, a oublié comment régler son rythme de vie, pourvoir individuellement à ses besoins, choisir comment se nourrir ou se vêtir. Tout particulièrement, la vie familiale est à réorganiser, avec des épouses qui, bon gré mal gré, ont pris les responsabilités dévolues aux chefs de famille, des enfants qui ont perdu un temps leur père ou n’ont jamais connu sa présence. Des couples se sont défaits ou se défont, et les divorces sont plus nombreux qu’avant la guerre.

           

          spahis 14 juillet 1919

          Défilé des spahis lors des fêtes de la Victoire à Paris, 14 juillet 1919. © Albert Harlingue/Roger-Viollet

           

          Les démobilisés estiment enfin qu’ils ne peuvent rien communiquer de leur expérience à ceux qui n’ont pas partagé les mêmes souffrances, les mêmes peurs, la même solidarité avec les camarades. Une partie des six millions et demi d’anciens combattants (environ un homme adulte sur deux) trouvent cependant dans les associations un moyen d’exprimer leur solidarité et leurs revendications au sein de la société française. Leur état d’esprit se caractérise avant tout par la fierté d’avoir «tenu» dans l’épreuve, en s’accrochant à leurs positions, comme à Verdun, pour empêcher la masse des troupes allemandes de se déverser sur le pays. Ils ressentent infiniment plus la satisfaction du devoir accompli que l’exaltation de l’exploit guerrier, même si tous n’y ont pas été insensibles. Plus la guerre s’éloigne, plus se renforce chez la majorité d’entre eux un patriotisme très pacifique, voire pacifiste, marqué avant tout par la condamnation de la guerre, et un rejet de tout ce qui peut la faciliter : notamment le militarisme, l’exaltation de l’héroïsme guerrier voire même, dans certains cas extrêmes, il est vrai, de l’honneur qui fait préférer la mort à la servitude.

          QUEL SORT POUR LES AUTRES "MOBILISÉS" DE LA GUERRE ?

          La fin de la guerre concerne d’autres catégories de soldats. Les prisonniers français, dont le nombre peut être évalué à 500 000, ont eu la possibilité de quitter les camps dès l’armistice. Nombre d’entre eux prennent l’initiative de rentrer par leurs propres moyens, non sans difficultés. Les autorités françaises prennent en charge le rapatriement des autres. Deux mois, de mi-novembre 1918 à mi-janvier 1919, suffisent pour assurer l’essentiel des retours. Ceux-ci se font dans l’indifférence des autorités et de l’opinion, comme si une sorte de déshonneur s’attachait à la condition de ces anciens soldats, qui, pour la plupart, n’ont pourtant pas démérité. Les règlements les assimilent d’ailleurs aux autres anciens combattants pour les indemnités qui leur sont dues.

           

          prisonniers rapatriés 1918

          Prisonniers français rapatriés d’Allemagne, novembre 1918. © Maurice-Louis Branger/Roger-Viollet

           

          Tout aussi discrète, pour des motifs compréhensibles, est la démobilisation des Alsaciens et Lorrains des territoires annexés au Reich depuis 1871, qui ont servi dans l’armée impériale (au nombre de 250 000 pendant la durée de la guerre). Pour tenter de remédier aux incompréhensions et aux injustices que fait naître leur situation de Français ayant servi dans une armée ennemie, une première association est créée dès 1920 sous le patronage du grand écrivain patriote Maurice Barrès, et prend le nom explicite de "malgré-nous", appelé à être de nouveau employé, à la suite de circonstances encore plus tragiques, lors de la Seconde Guerre mondiale.

          Encore plus négligée est la démobilisation d’un certain nombre de femmes, appelées pendant le conflit à exercer des travaux jusque-là largement attribués aux hommes dans l’industrie et les services. Elles doivent accepter de quitter leur travail pour redevenir femmes au foyer ou employées de maison, sous la pression des autorités (circulaire du ministre de l’Armement Louis Loucheur du 13 novembre 1918). Ce transfert s’effectue sans beaucoup de bruit, et laisse peu de traces.

          REMISE EN CAUSE OU MAINTIEN DE L’ORDRE COLONIAL ?

          La rentrée des démobilisés des colonies est souvent marquée, elle aussi, par des solennités. Dans une allocution prononcée à Alger, le général Nivelle, venu souhaiter la bienvenue aux tirailleurs et aux zouaves qui regagnent leurs garnisons, exalte "leur héroïsme, leur esprit de sacrifice et leur foi invincible, dans la Marne, à Ypres, sur la Somme, au Chemin des Dames, à Verdun, à Château-Thierry, en Champagne". Il rappelle que lui-même les a toujours placés aux postes d’honneur. Cet accueil s’adresse surtout, il est vrai, aux premiers contingents rapatriés, les suivants débarquant dans une plus grande indifférence. Dans certains cas, les autorités paraissent se préoccuper de préparer la réadaptation des combattants. Une brochure est ainsi distribuée aux démobilisés d’Indochine pour leur indiquer les formalités à remplir afin de faire valoir leurs droits. Ils sont soumis à une visite médicale, les blessés ou malades étant soignés dans des formations sanitaires.

          Cette sollicitude ne signifie pas un abandon de la surveillance. Toujours en Indochine, un service des rapatriés, mis sur pied dès septembre 1917, reçoit pour mission de centraliser les informations sur les "indigènes" en métropole, de manière à signaler les problèmes éventuels, mais aussi les écarts divers dans les comportements individuels, dont mention est faite aux services de la Sûreté locale. Il faut dire que, dans certaines régions, les arrivées ont donné lieu à des incidents : à Djibouti, au printemps de 1919, les soldats démobilisés, dont certains se sont illustrés sur le champ de bataille (notamment lors de la reprise de Douaumont en octobre 1916), se mutinent. Certains, retournés dans leurs campements, se livrent au pillage. Des incidents éclatent en ville. D’autres agitations analogues se produisent en Afrique occidentale française (AOF), notamment au Sénégal et en Guinée. Aucune, cependant, ne dégénère en troubles graves. Les travailleurs recrutés dans les colonies à l’occasion de la guerre (dont le nombre est évalué à 200 000) regagnent, eux aussi, leur pays en très grand nombre. Les autorités ne désirent pas les maintenir sur place. Elles craignent qu’ils ne soient contaminés par les idées révolutionnaires qui paraissent faire de grand progrès au sein du prolétariat français. Elles trouvent en les renvoyant l’occasion de donner une satisfaction démagogique aux mécontentements populaires, alors que les combattants de retour du front sont encore à la recherche de travail. Enfin, les responsables des colonies souhaitent retrouver au plus vite l’intégralité de la main-d’œuvre "indigène", indispensable pour assurer la reprise économique des territoires en touchant des salaires ramenés à des niveaux plus bas grâce à la pression des rapatriés. Pour faire face aux besoins de la reconstruction en France, on juge préférable de faire appel à des originaires d’Europe, jugés plus efficaces et qui excitent moins la méfiance des syndicats, en raison de leur tradition ouvrière. On se contente d’employer un nombre réduit de coloniaux et de Chinois sur les premiers chantiers de déblayage du front, dans des conditions d’ailleurs souvent très dures et dangereuses. Le voyage de ceux qui rentrent est en principe pris en charge par l’État, mais l’administration ne s’empresse pas de satisfaire à ses obligations. Les Vietnamiens n’achèvent de regagner leur pays qu’en juillet 1920.

           

          travailleurs chinois

          Travailleurs chinois dans les manufactures de guerre, région de Lyon, septembre 1916. © Piston/Excelsior - L’Équipe/Roger-Viollet

           

          Comme leurs camarades en métropole, les anciens combattants, Européens ou "indigènes", évoquent peu les réalités de la guerre. Certains ont tendance à attribuer l’attitude de ces derniers à un «fatalisme», qui les rendrait indifférents aux plus prodigieux événements, et non au désir d’oublier très répandu chez les anciens combattants. De retour chez eux, ces mêmes "indigènes" ne contribuent pas moins à remettre en cause l’ordre d’avant-guerre, l’ordre imposé par l’autorité coloniale, mais aussi celui des sociétés traditionnelles. La soumission à leurs propres notables et à leurs anciens leur pèse.

          Ils excipent de leur qualité d’anciens soldats de l’armée française pour chercher à échapper aux injonctions de l’administration. En AOF, des chefs dénoncent l'arrogance des démobilisés et les accusent d’avoir acquis au service des habitudes de paresse qui les poussent à la délinquance. Beaucoup en revanche jouissent, dans le peuple, de la considération que leur vaut leur maîtrise apparente des "manières de Blancs" : ils fument le tabac, connaissent quelques mots de français, peuvent exhiber des "papiers" officiels. On admire leurs actions militaires, dans une société au sein de laquelle le guerrier jouit d’un grand prestige. Leur prime de démobilisation, versée en une seule fois et souvent dépensée en cadeaux, leur vaut, au moins dans les débuts, un certain prestige dans des milieux contraints à une existence frugale.

          Par ailleurs, certains rapatriés ont acquis, au contact de l’Europe, une nouvelle conscience politique et de nouvelles pratiques d’action. Un ancien combattant, Dorothée Lima, fonde en 1920 le premier journal dahoméen, la Voix du Dahomey. Un ouvrier, Tôn Duc Thang, de retour de France, et qui a peut-être participé aux mutineries de la Mer Noire, crée le premier syndicat de Saïgon. Chez d’autres, le passage par l’armée a plutôt confirmé une vocation politique, comme chez l’instituteur Jean Ralaimongo, qui s’est porté volontaire à trente-deux ans et va devenir un des premiers animateurs du mouvement d’émancipation malgache, ou le comptable Galandou Diouf, bientôt devenu rival sénégalais de Blaise Diagne. On peut se demander cependant si ces comportements sont très fréquents parmi les anciens combattants. En effet, la plupart d’entre eux semblent plutôt rentrer de la guerre avec le désir de jouir de la paix, en bénéficiant des avantages que leur dispense le gouvernement et de l’estime de leur entourage.

          Les vétérans et les anciens combattants d’origine européenne, notamment les Français d’Algérie, ont une attitude différente. Si leur mentalité apparaît assez proche de celle de leurs compatriotes de métropole, la situation coloniale donne à leur patriotisme une nuance particulière. Leur expérience de guerre, la fraternité d’arme qui a lié nombre d’entre eux à des soldats "indigènes", les innombrables exemples d’héroïsme et de dévouement fournis par ces derniers, paraissent plaider en faveur du maintien d’un ordre colonial qui a su engendrer ces comportements impeccables. Leur vision très positive de leurs anciens camarades de combat fait trop souvent peu de cas des conditions de vie, souvent difficiles, de ceux-ci ou de leurs aspirations, quand ils sont revenus à la vie civile, à échapper à la condition de "sujets". Tout en éprouvant à l’égard des "indigènes" plus d’affection et d’estime que par le passé, ceux qu’on n’appelle pas encore les "Pieds Noirs" ne sont guère davantage disposés à prêter l’oreille aux revendications de leurs représentants. Ces sentiments exagérément optimistes seront encore renforcés par la participation exemplaire des soldats des colonies lors de la Seconde Guerre mondiale.

          Au total, la démobilisation peut paraître une réussite : les soldats ont été réintégrés sans heurts dans la vie civile. Les anciens combattants de métropole continuent à exprimer leur fidélité à la République, qui paraît sortie grandie de l’épreuve. Mais leurs attentes sont à la mesure des sacrifices qu’ils ont consentis : une vie plus heureuse, des gouvernements plus attentifs. Quant aux hommes mobilisés dans les colonies, la fierté d’avoir été de bons soldats alimente une revendication de dignité qui contribuera à nourrir l’aspiration à l’indépendance.

          Auteur

          Jacques Frémeaux - Professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne (Paris-IV), membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer et membre émérite de l’Institut universitaire de France.

          1917 L’Entrée en guerre des États-Unis

          Partager :

          Sommaire

            En résumé

            DATE : juin 1917

            LIEU : France

            ISSUE : arrivée des premières troupes américaines

            FORCES EN PRÉSENCE :

            France, Royaume-Uni, États-Unis, Allemagne

            L’année 2017 marque le centième anniversaire de l’entrée en guerre des États-Unis, l’occasion de revenir sur le contexte politique de cet engagement, les principales batailles dans lesquelles les troupes américaines se sont illustrées, l’impact sur la société civile et la construction d’une mémoire américaine de la Première Guerre mondiale.

            UNE LONGUE TRADITION D’ISOLATIONNISME

            L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914, enclenche un engrenage qui, par le système d’alliances, conduit à la guerre entre les grandes puissances européennes, la Triplice (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie) contre la Triple Entente (France, Angleterre, Russie). L’Angleterre, qui a besoin de combattants et de matières premières, fait appel aux pays des dominions (Canada, Terre-Neuve, Nouvelle-Zélande, Australie, Afrique du Sud) et aux colonies de l’Empire britannique qui se trouvent alors entraînés dans le conflit.

            Les États-Unis, au contraire, s’appuient sur une longue tradition d’isolationnisme - le discours d’adieu du premier président, George Washington, en 1796, ou celui de James Monroe, en 1823, en sont des exemples - pour affirmer leur neutralité. Le président Woodrow Wilson, élu en 1912, est conscient que l’entrée en guerre menacerait l’unité de la nation. Depuis la fin du XIXe siècle, les États-Unis ont accueilli de nombreux immigrants, venus de toute l’Europe travailler dans les villes et les usines. Certains retournent dans leur pays dès la mobilisation générale pour combattre. Ambassadeurs et consuls les y encouragent et surveillent les réfractaires. D’autres veulent éviter que les États-Unis s’engagent pour l’un ou l’autre camp. Les Irlando-Américains, fortement opposés à l’Angleterre qui refuse toujours d’accorder l’indépendance à l’Irlande, sont politiquement puissants dans le parti démocrate, celui du président Wilson. De nombreux Américains d’origine allemande sont influencés par les mouvements socialistes internationalistes qui voient dans la guerre un complot des capitalistes et des nationalistes. Pacifistes, ils militent pour une neutralité totale, contre tout envoi de produits et de provisions aux belligérants.

            Le Sud, d’où Wilson est originaire, est aussi farouchement opposé à la participation à la guerre. Le blocus anglais, en empêchant la vente du coton aux Empires centraux, a provoqué une panique économique. Les Sudistes conservent le souvenir de la ruine causée par la guerre de Sécession dans les années 1860. Ils redoutent que le gouvernement fédéral profite de l’état de guerre pour augmenter son pouvoir et qu’un président républicain remette en cause l’ordre racial dans le Sud, affirmé par la ségrégation.

            Lorsque le 7 mai 1915, le Lusitania, paquebot transatlantique britannique, est coulé par un sous-marin allemand avec environ 1200 passagers dont 128 Américains, Wilson proteste et demande au Congrès des fonds pour développer l’armée et la marine et les "préparer" à toute éventualité. Convaincu que le gouvernement des États-Unis est disposé à s’engager contre l’Allemagne et lui-même hostile à une entrée en guerre, le ministre des affaires étrangères, William Jennings Bryan, démissionne le 9 juin 1915. Mais l’implication militaire des États-Unis est temporairement évitée.

            Seuls les conflits qui menacent la sécurité du territoire sont susceptibles d’être acceptés par la population américaine. La révolution mexicaine en est un exemple. Après le départ du président Porfirio Diaz le 27 mai 1911, le Mexique est secoué par des combats entre des chefs militaires et des mouvements rebelles, comme celui d’Emiliano Zapata pour une réforme agraire dans le sud et de Francisco "Pancho" Villa dans le nord. En 1914, les États-Unis occupent le port de Veracruz pour protéger les intérêts des résidents américains et fournissent des armes aux forces révolutionnaires de Venustiano Carranza, qui gouverne le pays de 1915 à 1920. En mars 1916, son rival Villa attaque la ville de Columbus, dans le Nouveau-Mexique, et tue seize personnes, dans le but de provoquer des représailles de la part des États-Unis, ce qui affaiblirait Carranza. Wilson décide une "expédition punitive" et envoie le général John J. Pershing, qui franchit la frontière et poursuit la petite troupe de Villa, sans succès. En janvier 1917, lorsque les menaces de guerre contre l’Allemagne se font plus précises, Wilson rappelle Pershing.

             

            Pershing

            Le général Pershing. © Daniau/ECPAD Défense

             

            VERS L’IMPLICATION

            Neutralité ne veut pas dire non-intervention. Face au sort tragique de la population civile dans les territoires de Belgique et du nord de la France occupés par l’Allemagne, des initiatives privées sont mises en œuvre. Herbert C. Hoover, ingénieur millionnaire et futur président, fonde en octobre 1914 puis dirige la Commission for Relief in Belgium (CRB) qui, en négociant avec les diverses forces en présence, réussit à nourrir neuf millions de Belges et deux millions de Français menacés de mourir de faim. D’autres organisations américaines, comme la Croix-Rouge américaine et la Fondation Rockefeller, s’engagent aussi pour soulager les souffrances des populations civiles, créant ainsi des modèles pour les interventions humanitaires ultérieures.

            Woodrow Wilson est réélu en novembre 1916. Durant sa campagne, il a promis de tenir les États-Unis à l’écart de la guerre. Mais cette position, dictée par la situation intérieure, est de plus en plus difficile à assumer face à l’escalade des tensions. Fin janvier 1917, Wilson expose devant le Congrès sa doctrine d’une paix sans victoire. Au nom de principes moraux et des intérêts de l’humanité, il refuse de remplacer l’ancien équilibre des forces par un nouveau, celui des vainqueurs. Il propose une "communauté de pouvoir" qui serait une organisation garante de la paix. Il défend la liberté de circulation sur les mers et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au nom de la "doctrine Monroe" de 1823.

            Le 31 janvier 1917, l’Allemagne annonce la reprise de la guerre sous-marine contre tous les navires commerçant avec les ports anglais ou français, sans sommation. Cela représente une grave menace pour le commerce américain. Le 3 février, la rupture des relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Allemagne est officielle. Entre cette date et le 4 avril 1917, neuf navires américains sont coulés par des sous-marins allemands, provoquant la mort de 43 marins, dont 13 Américains.

            Fin février 1917, les Britanniques interceptent, décryptent et communiquent à Washington un télégramme secret envoyé le 16 janvier par le ministre des affaires étrangères allemand, Arthur Zimmermann, à son ambassadeur au Mexique. Dans ce message, il annonce la guerre sous-marine et en cas de rupture de la neutralité américaine propose aux Mexicains une alliance militaire et l’aide de l’Allemagne pour récupérer des territoires perdus en 1848 (Texas, Arizona, Nouveau-Mexique). Publié dans la presse le 1er mars, le texte provoque une vague de fureur nationaliste aux États-Unis même si la proposition est rejetée par le président mexicain Carranza. Le basculement de l’opinion publique est la réaction à ces diverses agressions.

             

            poste recrutement

            Poste de recrutement dans l’armée, New York, 20 avril 1917. © Rue des Archives

             

            Le 2 avril 1917, comme la constitution l’y oblige, le président demande au Congrès de déclarer l’état de guerre avec l’Allemagne. Il propose une "association" (et non pas une alliance, trop contraignante) avec les puissances de l’autre camp. Dans son discours, il explique que les États-Unis n’ont pas de buts personnels à faire valoir . ils n’envisagent ni conquête, ni domination, ni indemnité, ni compensations matérielles. Wilson voit dans son pays "un des champions des droits de l’humanité", de la liberté des nations. Il interprète la guerre comme le résultat des intrigues des autocrates et critique la diplomatie secrète d’une "classe restreinte et privilégiée". "Le monde", dit-il, "doit être rendu sûr pour la démocratie". Son objectif n’est pas seulement de contrecarrer les buts de guerre de l’Allemagne mais de modifier son gouvernement.

            LA PARTICIPATION MILITAIRE DES ÉTATS-UNIS

            Le Congrès vote la guerre le 6 avril 1917. Après l’entrée en guerre, les tensions ethniques obligent le président à insister sur le caractère national de la participation au conflit. Il accentue sa campagne pour l’unité du pays et la lutte contre toute opposition. Les pacifistes sont accusés d’être pro-allemands, lâches, traîtres, et anti-américains. Parce que la guerre coûte cher et qu’il n’est pas souhaitable de recourir largement à l’emprunt, le gouvernement vend des Liberty bonds, qui remportent un grand succès (25 milliards de dollars), et le Congrès institue un impôt sur les revenus.

            Des bureaux spécialisés sont mis en place pour faire passer le pays à une économie de guerre et renforcer ainsi le pouvoir de contrôle de l’État. En juillet 1917, est fondé le War Industries Board, (modifié en mars 1918), dirigé par Bernard Baruch, un financier de Wall Street. En août, le Lever Act donne au président un pouvoir important sur la production agricole et sur la distribution, et la possibilité de pratiquer le contrôle des prix pour les denrées rares (au nom de l’approvisionnement du front). Wilson crée la Food Administration dont le directeur est Herbert C. Hoover, ex-directeur de la Commission for Relief in Belgium pendant la guerre. Hoover impose des jours sans viande et des jours sans pain. Les Américains sont incités à cultiver leurs jardins. C’est dans ce contexte, pour réserver les céréales aux troupes, que le Congrès interdit la vente de boissons alcoolisées, une mesure temporaire renforçant le 18e amendement proposé par le Sénat le 18 décembre 1917 et en voie d’être ratifié. La loi de prohibition de fabrication d’alcool est présentée comme un devoir national, d’autant que la bière est associée aux Allemands.

             

            adieux

            Jeunes femmes disant au revoir aux soldats américains, août 1917, New York. © Rue des Archives/Everett

             

            En août 1917, la Fuel Administration encourage l’exploitation de mines de charbon peu productives. En décembre, la United States Railroad Administration assure le contrôle fédéral sur les chemins de fer qui ont un rôle stratégique.

            En avril 1918, le National War Labor Board (dirigé par l’ancien président Taft et par Frank P. Walsh, un homme de loi) institue le United States Employment Service pour éviter les grèves et assurer la répartition de la main d’œuvre. Il emploie de nombreuses femmes. La journée de huit heures est instituée dans les industries de guerre, les conditions de travail sont convenables, les salaires décents. Même si le coût de la vie augmente de 50%, le revenu réel des salariés progresse de 20%. Cependant c’est une période transitoire, les mesures prises étant temporaires.

            L’entrée en guerre ravive les tensions ethniques. Les Allemands sont désignés comme ennemis, des journaux germanophones sont interdits et des mots à consonance germanique sont remplacés : la choucroute (Sauerkraut) devient le "chou de la liberté" (Liberty cabbage).

            Les pacifistes sont pourchassés et emprisonnés. En avril 1917 est fondé le Committee on Public Information. Le 16 juin, avec l’Espionage Act, des journaux d’opposition à la guerre comme The American Socialist sont interdits de diffusion postale. En 1918, le Congrès vote deux lois, les Sabotage Act et Sedition Act. Elles visent les opposants à la guerre, syndicats internationalistes, pacifistes et socialistes.

            Pour les Français et les Anglais, les besoins en combattants sont urgents. Les pertes sont élevées et le front russe s’effondre, permettant aux Allemands de renforcer leurs armées à l’ouest. La mobilisation américaine est lente. L’armée est peu nombreuse, les unités éparpillées sur un large territoire et il faut l’équiper et l’entraîner. Plutôt que le recours traditionnel aux milices, la conscription est instituée pour les hommes de 21 à 30 ans inclus, puis entre 18 et 45 ans, par le Selective Service Act du 18 mai 1917. Trois millions d’hommes sont mobilisés et deux millions d’autres sont volontaires. C’est l’occasion pour des populations marginalisées comme les Noirs et les Amérindiens de se porter volontaires pour affirmer leur loyauté envers leur pays.

             

            Américainsà Saint-Nazaire

            L’arrivée des troupes américaines à Saint-Nazaire, juin 1917. © Daniau/ECPAD Défense

             

            Le corps expéditionnaire américain (American Expeditionary Force) est dirigé par le général Pershing. Décidé à conserver l’unité de commandement de ces troupes, Pershing s’oppose aux chefs militaires français et anglais qui veulent intégrer les Américains dans les unités existantes pour remplacer leurs soldats tombés au combat. La première division arrive en France en juin et la deuxième en septembre 1917. Les États-Unis ont fourni des équipements et des uniformes aux armées anglaise et française quand ils étaient neutres, mais en attendant que l’économie américaine soit reconvertie en économie de guerre, ce sont les armées anglaise et française qui équipent et approvisionnent l’armée américaine. Les Français fournissent des canons (de 75 et 155 mm) tandis que les Anglais donnent des mortiers, des mitraillettes, des casques d’acier et même des uniformes.

            Pour soutenir le moral des troupes et maintenir leur unité malgré leur dispersion sur le front, Pershing encourage la fondation d’un journal, The Stars and Stripes, par référence au drapeau américain. Écrit par des soldats, dont certains journalistes mobilisés, publié pendant 71 semaines, du 8 février 1918 au 13 juin 1919, il est tiré à mille exemplaires au début, et compte plus d’un million de lecteurs au bout d’un an.

             

            Américains et Français 1917

            Soldats français et américains, 1917. © Maurice-Louis Branger/Roger-Viollet

             

            Face aux attaques allemandes du printemps 1918, le général américain Pershing réalise l’urgence. En juin et juillet 1918, plus de 584 000 hommes sont envoyés en Europe. Il faut transporter les troupes et la marine marchande américaine n’y suffit pas. Des navires anglais sont utilisés. En août 1918, il y a près de 1,5 million de combattants américains en France. Ils se distinguent dans les batailles de Seicheprey (26e division d’infanterie), de Cantigny (1re division d’infanterie), du bois Belleau (2e division d’infanterie et une brigade de Marines), ainsi qu’à Château-Thierry et pendant les offensives de Saint-Mihiel et de Meuse-Argonne. Des pilotes participent aux combats, souvent mortels, contre l’aviation allemande. Le plus jeune fils de Theodore Roosevelt, Quentin, est abattu avec son appareil le 14 juillet 1918 à Chamery (Aisne).

            LES CONSÉQUENCES DE L’ENGAGEMENT SUR LA SOCIÉTE AMÉRICAINE

            La participation militaire américaine est limitée, mais décisive face à des armées épuisées par trois ans d’une guerre particulièrement sanglante. Lents à intervenir, les Américains étaient prêts à assumer le poids de la guerre quand l’armistice a été décidé le 11 novembre 1918. Leur arrivée modifie les rapports de force et convainc les Allemands de demander l’armistice. Fidèle à ses principes de promotion de la démocratie, Wilson refuse de négocier avant l’abdication de l’empereur Guillaume II. Le 8 janvier 1918, dans la déclaration des "Quatorze Points", il a exposé la position des États-Unis dans la perspective d’établir une paix durable : liberté de navigation et de commerce, évacuation de la Belgique et de la France, autodétermination des nationalités, sécurité collective des nations garantie par une organisation collective. Ces principes moraux forment la base des discussions de la conférence de la paix.

            Aux États-Unis, la participation à la guerre augmente les pouvoirs du gouvernement fédéral et lui donne les moyens d’organiser le territoire, de mobiliser la population, et de décider qui fait partie de la communauté nationale. Avant l’entrée en guerre, les "suffragettes", des femmes militant pour obtenir le droit de vote, étaient opposées à une intervention des États-Unis dans le conflit. Après la décision du Congrès, elles s’engagent dans le soutien à la nation en guerre. Les femmes participent à l’économie de guerre en nombre légèrement supérieur à leurs effectifs pendant la paix, mais surtout la guerre accélère leur emploi dans de nouvelles professions (employées, secrétaires, standardistes, publicitaires) en plein essor. De nombreuses femmes servent dans l’armée comme volontaires, mais sans avoir droit à aucun des avantages et des protections dont les hommes bénéficient. Cependant, la participation des femmes à l’effort de guerre est reconnue par le 19e amendement, qui leur accorde le droit de vote en 1920.

            La guerre revêt aussi une grande importance pour les Afro-Américains. Ils ont servi dans des unités ségréguées, sous l’autorité d’officiers blancs, souvent cantonnés à des tâches de soutien, mais environ 20% ont participé aux combats et trouvé l’occasion de se distinguer. Ils ont le sentiment d’avoir combattu pour la démocratie en Europe et, à leur retour, ils luttent pour leurs droits politiques et leur inclusion dans le récit national.

             

            Independence Day 1917

            Le 1er bataillon américain défilant à Paris pour la fête de l'Independence Day, le 4 juillet 1917. © Paul Queste/ECPAD Défense

             

            ENTRETENIR LE SOUVENIR DE L’ENGAGEMENT AMÉRICAIN

            Au total, plus de quatre millions d’Américains et d’Américaines ont été mobilisés. Environ 126 000 ont été tués, 234 300 blessés, et 4 526 portés disparus pendant la Première Guerre mondiale, qui devait être la "guerre pour terminer toutes les guerres". De nombreux cimetières militaires et monuments commémoratifs témoignent sur le sol français du sacrifice des combattants américains : à Suresnes, à Montfaucon ou encore à Montsec.

            Aux États-Unis, le souvenir de la guerre est entretenu par des monuments aux morts locaux, érigés dans les années 1920 et 1930. Le plus important est une tour haute de 66 mètres, inaugurée le 11 novembre 1926, à Kansas City, Missouri, désignée comme Liberty Memorial. Cependant, aucun monument national commémorant la Première Guerre mondiale ne se trouve à Washington, alors que la capitale fédérale a pourtant vu ériger des monuments rendant hommage aux soldats américains engagés dans les guerres qui ont succédé à celle de 14/18. Le monument à la guerre du Vietnam, bien qu’ayant fait l’objet de nombreuses critiques, a été inauguré dès 1982, celui en mémoire des soldats engagés dans la guerre de Corée en 1995 et celui commémorant la Seconde Guerre mondiale en 2004.

            Ce n’est que ces dernières années qu’est né un projet de monument commémoratif national, qui a d’ailleurs fait l’objet d’une intense bataille législative. En décembre 2014, après plusieurs années de discussions au Congrès, une loi autorise enfin la construction d’un monument, dans Pershing Square, près de la Maison Blanche. Il doit être inauguré le 11 novembre 2018, à l’occasion du centenaire de la signature de l’armistice.

            Auteur

            Annick Foucrier - Professeure d'histoire, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Directrice du Centre de recherches d'histoire nord-américaine, CNRS UMR SIRICE 8138

            L’étrange année 1917

            Partager :

            Sommaire

              En résumé

              DATE : 16 avril 1917

              LIEU : le Chemin des Dames

              ISSUE : offensive française

              FORCES EN PRÉSENCE :

              France, Allemagne

              L’année mémorielle 2017 est l’occasion de revenir sur les grandes offensives du Chemin des Dames et de Passchendaele, et plus largement sur une année qui a marqué une rupture dans la Grande Guerre. Elle se voulait décisive sur le plan militaire. Elle aura été une année de doutes et de désillusions pour les soldats comme pour le peuple.

              L’année 1917 est régulièrement présentée comme l’année tournant de la Grande Guerre et, de fait, avec la révélation de la puissance américaine d’un côté et la révolution bolchevique de l’autre, on peut considérer que le XXe siècle est réellement né cette année-là. Toutefois, à l’époque, ces deux événements fondamentaux ne sont pas perçus comme ils le seront plus tard : l’Allemagne ne craint pas de provoquer les États-Unis en se lançant dans la guerre sous-marine à outrance parce que leur intervention militaire paraît sans conséquence à court et moyen terme. Quant aux révolutions russes, la France interprète faussement celle de février et considère ensuite que le pouvoir des Bolcheviks ne durera pas. En réalité, du point de vue français, 1917 est avant tout une année sans perspective, une année de désillusions et de doutes.

              1917, L’ANNÉE DÉCISIVE ?

              Et pourtant, en janvier, il ne fait aucun doute que l’année sera décisive. Le général Nivelle, tout juste promu à la tête des armées françaises, salue ainsi 1917 dans son premier message à la troupe : "Jamais notre armée ne fut plus entrainée, plus vaillante, en possession de moyens plus puissants. C’est sous ces brillants auspices que s’ouvre l’année 1917. Vous en ferez une année de victoire." Ce chef énergique et plein d’allant a justement été choisi parce qu’il promet la victoire en 48 heures. Avec lui, fini l’usure ou les longues et coûteuses batailles de matériel, à l’instar de la Somme (juillet-novembre 1916), place à un changement radical de méthode fondé sur la brutalité et la rapidité. Cette méthode, expérimentée à Verdun où le Nivelle a repris, d’octobre à décembre 1916, le terrain conquis par les Allemands entre février et juin, repose sur le canon et le chronomètre : un déluge de feu s’abat sur les positions ennemies, puis le feu roulant se déplace en profondeur, à raison de cent mètres toutes les trois minutes, ouvrant le chemin aux poilus qui profitent de la combinaison entre la brutalité et la surprise pour avancer au rythme de la canonnade. Ils font alors moisson de prisonniers hébétés et gagnent du terrain sans peine. La rupture du front ennemi aura lieu dès le premier jour de l’attaque, promet le général Nivelle, et la progression des poilus devrait atteindre 10 km en seulement 24 heures ! "On avait cru découvrir la martingale qui allait faire sauter la banque", s’attriste Paul Painlevé, alors ministre de la guerre, qui, pour sa part, n’y a jamais cru.

               

              Nivelle

              Le général Nivelle en 1916. © Roger-Viollet

               

              L’EXPÉRIENCE NIVELLE SUR LE CHEMIN DES DAMES

              Rien ne se passe en effet comme prévu. Le général anglais Douglas Haig, vexé de jouer les figurants et réduit à la préparation d’une offensive secondaire dans le Pas-de-Calais, manifeste sa mauvaise humeur, ce qui retarde la préparation de la bataille, le temps que Paris et Londres s’accordent . ensuite, les Allemands esquivent le coup de massue qui s’annonce par un repli stratégique sur une ligne fortifiée - la ligne Hindenburg - sur une longueur de 100 km et une profondeur de 45 km. Le général Nivelle peut bien s’en féliciter publiquement dans un communiqué daté du 17 mars - "L’ennemi bat en retraite, la guerre de mouvement est commencée" -, ses plans s’en trouvent bouleversés. Le temps de reconnaître ce nouveau front fera perdre des mois à l’offensive projetée. Aussi, le général en chef limite ses prétentions à un segment inchangé du front, entre Soissons et Reims, sur le Chemin des Dames. C’est un endroit impossible, avec les Allemands qui tiennent les hauteurs du plateau et les Français dans la plaine, mais Nivelle y croit parce que sa méthode repose aussi sur la surprise : jamais l’ennemi n’imaginera être attaqué sur un de ses points forts. Toutefois, les mauvaises nouvelles s’accumulent.

              Des généraux éminents comme Pétain et Castelnau désapprouvent les plans de leur chef et les politiques s’inquiètent d’un nouveau massacre inutile. Effectivement, le gouvernement Briand, qui soutenait la stratégie de Nivelle, s’effondre au mois de mars. Il est remplacé par l’hésitant Alexandre Ribot, tandis que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, doute fort de la réussite de l’opération. C’est qu’entre janvier et avril, deux événements considérables se sont produits : la révolution russe et l’entrée en guerre des États-Unis. Comme le général Nivelle prévoyait une offensive conjointe des Russes au moment où il frapperait à l’ouest, Paul Painlevé se demande s’il faut bien confirmer une offensive qui se fera alors sans le concours des Russes, en pleine désorganisation. Enfin, étant donné la participation américaine qui s’annonce, ne vaut-il pas mieux rester sur la défensive, comme le propose le général Pétain, et attendre d’être ainsi renforcé au lieu de tenter une nouvelle aventure militaire ? Nivelle enrage. Il menace de démissionner et les politiques capitulent. Tout juste le ministre Paul Painlevé parvient-il à lui arracher la promesse de ne pas s’entêter si la percée n’est pas obtenue au bout des premières journées.

               

              transport munitions

              Transport de munitions vers le front en préparation de l’offensive du Chemin des Dames, avril 1917. © Rue des Archives/Tallandier

               

              Avec tous ces retards, l’offensive prévue initialement pour le 15 février est sans cesse repoussée. Pire : la surprise est éventée ! On ne rassemble pas 60 divisions et près de 2 000 pièces d’artillerie sans passer inaperçu. Aussi, les Allemands ont eu le temps de renforcer leur front du Chemin des Dames. La surprise était pourtant une condition sine qua non de la  réussite dans le plan du général Nivelle. Il est donc décidé d’attaquer au point le plus fort de l’ennemi, sans aucun atout. Le 16 avril 1917, malgré la pluie et le brouillard qui empêchent de régler le tir de l’artillerie, les troupes se lancent à l’assaut du plateau du Chemin des Dames. C’est une boucherie. Les Allemands, en hauteur, ont bétonné leurs positions, concentré leurs renforts et transformé les carrières - comme la caverne du Dragon – en refuges inexpugnables. La centaine de bataille de la Somme n’ayant pas débouché sur la victoire, les soldats français croyaient fermement dans le succès de l’opération du Chemin des Dames en 1917. La concentration de tant de troupes et de matériel sur un petit secteur du front leur laissait augurer la rupture tant attendue du front ennemi. La nouvelle défaite les laisse sans perspective. Non seulement ils se sentent sacrifiés pour rien, mais l’horizon est totalement bouché. La Russie plongée dans la pagaille à l’est et l’échec militaire à l’ouest signifient que 1917 ne sera pas l’année décisive. Faudra-t-il passer un nouvel hiver dans les tranchées ? La colère prend alors le pas sur le désespoir et une vague de mutineries submerge l’armée française. De mai à juin, les deux tiers des divisions sont touchées par des refus d’obéissance et autres manifestations de protestation. Pétain y répond d’abord en multipliant les permissions et en cherchant à améliorer le ravitaillement et le cantonnement des soldats, puis, une fois que le mouvement reflue, il frappe et sanctionne, faisant condamner 3 200 soldats dont 629 à la peine de mort (plus de 90% seront graciés par le président Poincaré). Cette révolte des PCDF - "pauvres cons du front", comme ils s’appelaient eux-mêmes -, qui en ont marre de l’abattage, est étouffée par la censure. Le pays ne doit rien savoir des états d’âme de la troupe. Au nom de la discipline, les politiques soutiennent la répression, mais ils comprennent en même temps le ras-le-bol des soldats. "Ce que je vais dire va peut-être paraître osé, déclare le sénateur Chéron, le 11 juin, mais je m’étonne que cette démoralisation ne se soit pas produite beaucoup plus tôt. Il faut, en vérité, une solidité dans le moral et le patriotisme de nos soldats, digne de tous les éloges, pour qu’après ce qu’ils ont vu à Verdun et ailleurs, ils ne se soient jamais plaints."

               

              Craonne en ruine

              Les ruines de la grande rue de Craonne dans l’Aisne (dans le fond on aperçoit le Chemin des Dames), 1917. © Rue des Archives/Tallandier

               

              La désillusion de la troupe est au fond celle de toute la France. En mai et juin, une vague de grèves secoue le pays. Les revendications sont avant tout d’ordre économique mais les slogans "Rendez- nous nos maris", qui fusent dans les cortèges féminins, montrent que la lassitude est en train de l’emporter et l’Union sacrée de se déchirer. La paix occupe plus que jamais toutes les conversations et puisqu’on ne peut l’obtenir par la victoire, pourquoi pas une paix de compromis, une paix blanche, sans conquête ni indemnité comme le proposent les Russes en révolution ? Si l’on ignore les démarches secrètes de l’empereur autrichien Charles Ier, qui voudrait bien trouver une façon de sortir de la guerre, l’ambition des socialistes européens de se réunir en conférence à Stockholm pour trouver une solution et l’intervention du pape, en août, qui propose aux belligérants de se réunir autour d’une table pour négocier, sont largement discutées. La France doute.

               

              grèves Paris 1917

              Les grèves à Paris au sujet de la semaine anglaise et contre la vie chère, fin mai 1917. © Excelsior - L'Équipe/Roger-Viollet

               

              L’OFFENSIVE BRITANNIQUE DANS LES FLANDRES

              Sur le front, plus question de grandes opérations. On connaît la phrase apocryphe du général Pétain, "J’attends les chars et les Américains", qui illustre sa stratégie défensive. En réalité, en mai 1917, il n’est pas tout à fait un sectateur absolu de la défensive, mais des opérations à objectifs limités, en attendant d’avoir la supériorité numérique et matérielle. L’arrêt des opérations, ce sont les poilus qui vont le lui dicter. Avec les mutineries, les refus de remonter en ligne, les manifestations de colère des biffins qui en ont assez de se faire tuer pour rien, plus aucune opération n’est possible. C’est avec une prudence de Sioux que Pétain organise quelques offensives de détails, comme la bataille de la Malmaison, du 23 au 25 octobre.

               

              soldats dans une tranchée

              Soldats dans une tranchée, à la lisière de Craonne en ruines, 1917. © L’Illustration

               

              Les conséquences de la bataille ratée du Chemin des Dames sont donc lourdes du point de vue moral, politique et stratégique, et elles voient en plus le leadership militaire échapper aux Français au profit des Britanniques. Douglas Haig, qui souhaitait mener une grande offensive dans les Flandres depuis la fin de l’année 1916 mais qui a dû, sur ordre de son Premier ministre Lloyd George, se soumettre aux plans du général Nivelle, reprend effectivement son indépendance. Avec force et mépris pour l’armée française qu’il estime définitivement brisée et sans ressort, il considère que ses hommes sont seuls à même de remporter la guerre en 1917 par une victoire dans les Flandres. Si jamais la décision définitive n’a pas lieu, il pense que la délivrance de la Belgique sera déjà un grand succès.

               

              Passchendaele

              Les premiers blessés français lors de l'offensive en Flandre, fin juillet 1917. © ECPAD/Jacques Agié

               

              Comme le gouvernement français s’inquiétait des projets de Nivelle, le cabinet de Lloyd George prend peur et fait tout pour empêcher le général Haig de mener à bien son projet : il propose ainsi de prêter 300 canons lourds à l’Italie et même d’y envoyer plusieurs divisions afin de déclencher une offensive sur son front. Mais Haig l’emporte. De juillet à novembre, il attaque, aussi sûr de lui que l’était Nivelle. Cette bataille de Passchendaele, dans la boue gluante des Flandres, est une catastrophe. La Grande-Bretagne y perd un total de 250 000 hommes (morts, blessés, disparus, prisonniers) pour un gain de terrain des plus minimes. Seule réussite, la bataille de Cambrai, le 20 novembre, a confirmé l’importance de la nouvelle arme des chars : une action concentrée de 500 blindés a semé la panique dans les rangs allemands. Pas de quoi se réjouir, cependant, au vu des pertes immenses accumulées. Comme Lloyd George, Winston Churchill en veut beaucoup aux généraux qui "ont pu mener jusqu’au bout leur triste expérience" : "Ils ont épuisé les ressources aussi bien en hommes qu’en canons de l’armée britannique jusqu’à disparition presque complète."

              VERS UN NOUVEAU MONDE

              Or, cet épuisement imbécile de l’armée britannique survient au pire moment. Car rien ne va plus sur tous les autres fronts. L’Italie est rossée du 24 octobre au 9 novembre par une offensive austro-allemande et forcée d’appeler Français et Britanniques à l’aide pour maintenir son front. Cette défaite de Caporetto l’élimine pour longtemps de la carte de la guerre. Quant à la Russie, qui a tenté en juillet de mener une dernière offensive, il ne faut plus compter sur elle : ses soldats désertent en masse et le gouvernement républicain de Kerenski, qui n’a pas compris que le peuple n’en pouvait plus de la guerre, est balayé par la révolution bolchévique qui, elle, promet la paix immédiate. En novembre, Lénine s’installe à la tête du pays et entame des négociations avec l’Allemagne qui aboutissent à un armistice le 15 décembre. La tête dans le guidon de la guerre nationale, les États belligérants n’ont pas pris immédiatement la mesure de l’incendie qui était en train de s’allumer et qui allait consumer l’ensemble du XXe siècle.

               

              Caporetto

              Soldats austro-hongrois avec des prisonniers italiens, 26 octobre 1917. © Ullstein Bild/Roger-Viollet

               

              La guerre devenait idéologique. Un nouveau monde était en train d’émerger. Français et Anglais ne voyaient qu’une seule chose : avec cet armistice germano-russe, suivi par la paix signée le 3 mars 1918, les Allemands peuvent rapatrier un million de soldats du front oriental pour mener l’opération décisive à l’ouest. Or, l’armée française est convalescente, les Anglais pansent leurs blessures reçues dans les Flandres et on ne peut plus compter sur les Italiens. Reste les Américains, qui débarquent avec une lenteur effarante, qu’il faut entièrement équiper et former et qui ne monteront pas en ligne avant juin 1918. Bref, ce n’est pas 1917 le tournant, mais bien les six premiers mois de 1918. Pour les Allemands, il faut vaincre avant l’été 1918, avant que les Alliés ne soient en situation de supériorité numérique définitive. Pour les Français et les Britanniques, il faut se préparer à encaisser le choc, tenir, endurer.

              LA GUERRE JUSQU’AU BOUT

              Étrange année 1917. Elle commence avec des assurances de prompte victoire des deux côtés du front, préparation de l’offensive Nivelle en France et Chemin des Dames, et la déception allemande suivant l’échec de la guerre sous-marine qui n’a réussi qu’à provoquer l’entrée en guerre des États-Unis.

              Dans ces deux pays on s’interroge sur la poursuite de la guerre et l’on discute de l’opportunité d’une paix de compromis. Le 19 juillet, le Reichstag vote même, contre l’avis du gouvernement, une résolution en appelant à une paix de "réconciliation entre les peuples". Ce moment de flottement est vite effacé, côté allemand, par la victoire de Caporetto et la révolution bolchevique qui permettent de rapatrier les troupes sur le front occidental. Dès lors que la victoire paraît de nouveau possible, il n’est plus question de parler de paix. Curieusement, il en va de même en France. À partir du moment où le pays comprend qu’une grande offensive ennemie se prépare, la détermination à résister l’emporte sur le pacifisme, comme l’illustre, sur le plan politique, l’arrivée au pouvoir de Georges Clemenceau. Le contrôle postal l’atteste : les soldats, qui vomissaient la guerre et appelaient à la paix depuis le printemps 1917, sont décidés à ne pas reculer quand les Allemands attaqueront en 1918. Les dés sont jetés. "Mars est le maître de l’heure", écrit la très nationaliste Deutsche Tageszeitung, le 22 novembre.

              Après avoir tangué, les navires des différents belligérants mettent le cap sur la guerre jusqu’au bout. Comme l’écrit Clemenceau à longueur d’articles, avant d’accéder à la présidence du Conseil : on aura tout le temps de parler de paix quand on aura gagné la guerre ! Sa politique tient en une formule qu’il déclinera dans un célèbre discours de 1918 : "Je fais la guerre." Et faire la guerre, à la fin de l’année 1917, c’est se préparer à encaisser le choc de la ruée en masse sur le front occidental au printemps 1918. "Ça va barder", entend-on dans les rues de Paris au mois de décembre.

              Auteur

              Jean-Yves Le Naour - Historien, spécialiste de la Première Guerre mondiale

              Le tourisme de mémoire en Alsace

              Partager :

              Sommaire

                En résumé

                DATE : 3 août 2017

                LIEU : Hartmannswillerkopf, Alsace

                ISSUE : ouverture du premier historial franco-allemand de la Grande Guerre

                Du Moyen-Âge à la construction d’une Europe de la paix, l’Alsace fut de tous les combats ou luttes d’influence ! Territoire convoité, mais aussi terre d’échanges au centre de la vallée rhénane, elle a aujourd’hui à cœur de transmettre un riche patrimoine, pilier du développement du tourisme de mémoire dans la région. C’est l’une des missions confiée à l’agence Alsace Destination Tourisme.

                DE L’HISTOIRE AU PATRIMOINE

                C’est à partir du traité de Münster, en Westphalie, en 1648 que l’Alsace est progressivement rattachée au Royaume de France. Pour défendre la frontière du Rhin, Louis XIV crée alors une ligne de fortifications, dont Neuf-Brisach reste aujourd’hui l’exemple le plus achevé.

                Deux siècles plus tard, la guerre de 1870 amorce la "déchirure" de l’Alsace. Les batailles de Wissembourg et Froeschwiller ouvrent la voie à l’annexion allemande, que retracent aujourd’hui le musée de la bataille du 6 août 1870 de Woerth (tout juste rénové) et le sentier des Turcos. Dès lors, politique et culture allemandes s’implantent : l’université de Strasbourg, la Neustadt et le port du Rhin sont construits, ainsi que des fortifications stratégiques, dont la ceinture de forts détachés de Strasbourg et un peu plus loin, le fort de Mutzig, véritable laboratoire des techniques modernes de retranchement.

                Au déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, l’Alsace est donc allemande. De nombreux volontaires s’engagent néanmoins dans l’armée française dès le début du conflit, donnant ainsi lieu à des combats fratricides. En Alsace, l’année 1915 est celle des grands affrontements pour s’emparer des sommets vosgiens afin de contrôler les entrées de vallées et voies de communication sur le piémont et le front des Vosges. La région se transforme alors en champ de bataille avec les combats du Linge, où l’on peut visiter aujourd’hui les vestiges des tranchées et le musée mémorial qui a fait l’objet d’un agrandissement en 2015.

                Par ailleurs, le Hartmannswillerkopf, l’un des quatre monuments nationaux de la Grande Guerre, son champ de bataille et le futur historial franco-allemand de la Grande Guerre permettent d’appréhender l’âpreté des combats de l’hiver 1915.

                Le retour de l’Alsace à la France en 1918 et les nouvelles menaces de guerre entraînent, dès 1929, la construction de la ligne Maginot le long du Rhin, ainsi qu’à proximité de la frontière nord vers le Palatinat. Elle compte 2 000 ouvrages dont les immenses Four-à-Chaux à Lembach et l’impressionnant fort de Schoenenbourg.

                En 1940, la Seconde Guerre mondiale est, pour l’Alsace, une nouvelle "déchirure" : annexée de fait après la défaite française, elle est, avec la Moselle, placée sous l’autorité du régime nazi. Dès lors, les lieux de tourmente s’appellent Natzweiler-Struthof, unique camp de concentration situé en France, ou Schirmeck-Vorbrück, camp de sûreté et de redressement politique dont il reste peu de traces aujourd’hui. Témoignent aussi de ce passé dramatique le sentier des prisonniers reliant les deux camps et le sentier des passeurs, chemin de la liberté pour les évadés, déserteurs ou réfractaires à l’incorporation de force dans l’armée allemande. La libération de l’Alsace par les Alliés, avec la 2e division blindée et la 1re Armée française, est enfin achevée en mars 1945. Autant d’événements que retrace aujourd’hui le musée des combats de la poche de Colmar ou que l’on rappelle à l’occasion d’un moment de recueillement dans la nécropole nationale de Sigolsheim.

                L’histoire de l’Alsace a fait de cette région l’héritière d’un patrimoine mémoriel riche d’une cinquantaine de sites, qui permettent une compréhension de la complexité du territoire et des leçons universelles à tirer des conflits qui l’ont tiraillé. C’est en effet aussi en réaction à la folie meurtrière des deux guerres mondiales qu’a pu et su se construire l’idée d’une Europe permettant de réconcilier les peuples autour d’un idéal de paix. L’implantation des institutions européennes à Strasbourg - Conseil de l’Europe, Parlement européen, Cour européenne des droits de l’homme, Fondation européenne de la science... - sur une terre longtemps et durement éprouvée, n’est donc pas le fruit du hasard et enrichit d’autant plus le patrimoine historique de la région.

                QUI SONT CES "TOURISTES DE LA MÉMOIRE" ?

                Dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, des femmes et des hommes, tels des pèlerins, sillonnent les champs de bataille et entretiennent le souvenir de ceux qui sont tombés. Au même moment, des guides sont édités et quelques villes se dotent déjà d’infrastructures d’accueil. Du pèlerin qui se recueille au Hartmannswillerkopf ou dans le secteur de Woerth, au sortir du conflit, au touriste qui cherche, en 2017, à retracer le parcours de sa famille sous l’Occupation, s’écrit l’histoire d’un tourisme du souvenir qui deviendra le tourisme de mémoire. Au cœur de l’offre de visite en Alsace, la filière du tourisme de mémoire occupe aujourd’hui une place essentielle et est devenue presqu’incontournable. Elle représente une part importante de l’économie touristique du territoire. Source de flux de visiteurs, génératrice de recettes et créatrice d’emplois, cette filière est un levier économique à part entière.

                Qui sont ces touristes de la mémoire ? Parmi eux, 64% sont français et un tiers vient donc de l’étranger. Ce sont surtout les Alsaciens eux-mêmes qui participent au développement de ce tourisme (près de la moitié des visiteurs sont originaires de la région), signe qu’ils cherchent à comprendre ce qui les lie personnellement à l’histoire de leur région à travers le patrimoine mémoriel. Parmi les étrangers, plus de 54% sont allemands, ce qui témoigne d’une appétence particulière pour cette histoire commune et tourmentée franco-allemande, et 17% sont belges. Enfin, 35% des touristes de mémoire en Alsace sont des familles et 20% des enfants âgés de 10 ans en moyenne (principalement en voyages scolaires), des chiffres qui laissent penser que la transmission de la mémoire aux générations futures n’est pas un mince enjeu en Alsace.

                Que recherchent ces touristes ? En se rendant sur les lieux de mémoire alsaciens, ils souhaitent tout d’abord découvrir des sites dont ils ont entendu parler. Le contexte commémoratif exceptionnel de 2014 a, par exemple, attiré de nombreux touristes venus visiter les sites du front des Vosges qui ont acquis une grande notoriété grâce à une importante couverture médiatique lors des commémorations du centenaire de la Grande Guerre et du 70e anniversaire de la Libération (12% des visiteurs ont connu les sites de mémoire via les médias grand public). Par ailleurs, un quart des visiteurs cherche à s’informer en profondeur sur l’histoire du lieu et à la transmettre à ses enfants. Enfin, un public intéressé par la recherche généalogique est également accueilli sur les lieux de mémoire.

                Autant de motivations qui ont encouragé, face à cet afflux de visiteurs, le travail de promotion des offices de tourisme, d’Alsace Destination Tourisme et de l’Agence d’Attractivité Alsace. Cet investissement contribue lui aussi à jouer un rôle majeur dans le développement du tourisme de mémoire : 12% des visiteurs ont découvert le patrimoine mémoriel via le site internet des structures touristiques qui veillent depuis plusieurs années à définir et mettre en œuvre des programmes d’actions et de communication.

                LES GRANDES ORIENTATIONS DU TOURISME DE MÉMOIRE EN ALSACE

                Amorcé dès la fin des années 1990 avec notamment la fédération des sites alsaciens de la ligne Maginot et amplifié avec l’ouverture du Mémorial d’Alsace-Moselle en 2005, le tourisme de mémoire connaît une dynamique renforcée en 2008 avec l’édition de la brochure touristique "Alsace, Lieu de mémoires, Terre sans frontière".

                Dans le cadre des commémorations du centenaire de la Grande Guerre, il a paru important aux différents acteurs du tourisme en Alsace d’engager, dès 2012, une forte dynamique mémorielle témoignant de la particularité du contexte franco-allemand dans lequel le patrimoine alsacien s’inscrit. Pour cela, une stratégie a été mise en place autour de plusieurs enjeux : tout d’abord, préserver l'intégrité des patrimoines en tant que témoins de l'histoire contemporaine de l'Alsace . puis, mettre en réseau les sites de mémoire de façon à optimiser collectivement leur promotion et leur accueil. Enfin, construire un discours axé sur l'Europe des peuples, la paix, l'organisation des nations européennes et la place privilégiée de Strasbourg, au cœur de l’Europe.

                Des actions prioritaires ont alors été identifiées, afin d’améliorer la transmission de l’histoire, la visibilité des sites et la connaissance des visiteurs et des retombées économiques. Cela passe tout d’abord par un soutien aux associations de bénévoles et chaque fois que possible par une professionnalisation des lieux de mémoire alsaciens. Pour assurer une cohérence événementielle, un appel à projets autour du centenaire de la Grande Guerre en Alsace a été lancé auprès des associations et collectivités pour la période 2014-2018. Il est attendu des projets soumis qu’ils valorisent le territoire alsacien, notamment dans sa dimension franco-allemande, et qu’ils intègrent des partenariats avec d’autres structures.

                Les opérations retenues bénéficient ainsi du label régional "Alsace 14-18". Un deuxième chantier vise à assurer la mise en valeur des sites de mémoire, du travail de recherche historique, de médiation et de communication. Cela suppose une implication forte des différents acteurs concernés (collectivités, lieux de mémoire, associations…). Plusieurs outils de communication et de découverte ont été créés dans ce sens. Un site internet, une application téléchargeable "Front des Vosges 14-18", des panneaux explicatifs sur l’ensemble des sites de mémoire du front des Vosges, des brochures et des séjours ont été développés dans le cadre du Pôle d’excellence rurale Front des Vosges 14-18. Ils permettent aux visiteurs français et étrangers de repérer facilement la diversité de l’offre, et assurent une communication cohérente sur un territoire fortement marqué par l’histoire des conflits contemporains. Les publications comme la carte touristique "Traces d’Histoire" ou le magazine Passion Vosges "Sentiers de mémoire" en sont les meilleurs exemples.

                 

                mémorial Schirmeck

                Mémorial de l’Alsace-Moselle, Schirmeck. © Mémorial de l’Alsace-Moselle

                 

                Enfin, une réflexion est en cours sur l’organisation et la mise en réseau des sites de mémoire et de leurs partenaires. Les sites majeurs comme le Centre européen du résistant déporté, le mémorial d’Alsace-Moselle de Schirmeck ou le Hartmannswillerkopf, ainsi que le patrimoine civil préservé tel que la Neustadt à Strasbourg, voire des sites industriels d’armement à l’architecture remarquable, serviront de base à des offres de séjours spécifiques.

                Grâce à la mobilisation de l’ensemble des acteurs institutionnels du territoire, à la mise en place de structures mémorielles adaptées et d’actions de promotion et de communication, les lieux de mémoire en Alsace bénéficient désormais d’atouts supplémentaires pour accueillir un public nombreux et passionné. Afin de s’insérer dans une dynamique nationale, l’Alsace a également adhéré depuis 2013 au Contrat de destination Grande Guerre, qui concerne l’ensemble des territoires de l’ancienne ligne de front. L’objectif de ce dispositif porté par le ministère en charge du tourisme est de faire émerger une filière du tourisme de mémoire et d’histoire, fondée sur une pratique d’itinérance. Il vise aussi à structurer une offre touristique axée sur la découverte des lieux de mémoire. Les actions conduites par les participants au Contrat de destination visent à accroître les flux touristiques et les retombées économiques sur les territoires concernés, à améliorer la qualité de l’accueil des touristes et à faire connaître à l’international cette destination touristique.

                Aujourd’hui, le tourisme de mémoire en Alsace continue de bénéficier de l’effet "centenaire de la Grande Guerre". Il témoigne du besoin des Alsaciens et de leurs voisins outre-Rhin d’approfondir leur connaissance du patrimoine et de l’histoire de leur région. Pour autant, l’Alsace est, par ses dimensions historique et géographique, ouverte sur l’Europe et le monde. C’est ainsi qu’elle s’apprête à accueillir le premier historial franco-allemand de la Grande Guerre et qu’elle participe à la candidature présentée par la France et la Belgique auprès de l’UNESCO pour inscrire les "sites funéraires et mémoriels de la Grande Guerre - Front ouest" au patrimoine mondial de l’humanité. Un beau témoignage du fait que la terre d’Alsace s’inscrit, par son histoire et ses mémoires, dans une dimension universelle.

                 


                Guerre franco-prussienne 1870-1871
                Le musée de la bataille du 6 août 1870 Woerth

                 

                Woerth

                Le musée de la bataille du 6 août 1870 à Woerth. © ADT/C. Fleith

                 

                La bataille de Woerth fut engagée le 6 août 1870. Importante défaite française, elle obligea le maréchal Mac Mahon à battre en retraite en direction de Reichshoffen. Le musée évoque cette bataille, à travers un grand diorama rassemblant 4 000 figurines en étain, des documents d’archives, uniformes, armes et peintures... À l’ouest de Woerth, autour de Froeschwiller, on peut retrouver le lieu exact de la bataille où plus de 20 000 hommes furent tués.
                La "Route des Vergers et du Souvenir" permet de découvrir en vélo, sur 50 km de routes de campagne balisées, les nombreux monuments commémoratifs de la guerre de 1870.

                À découvrir autour : le fort Frère, le fort de Mutzig...


                Première Guerre mondiale
                Le sentier des bunkers

                 

                sentier des bunkers

                Le sentier des bunkers. © CCVDS

                 

                Sur 9 km, ce sentier qui démarre à Burnhaupt-le-Bas parcourt la ligne de front de 1914, jalonnée de bunkers et autres sites remarquables (moulins, lavoirs...). Des panneaux apportent, tout au long du parcours, des éléments d’explication. Ils permettent de comprendre le face-à-face franco-allemand lors de la guerre de position.

                À découvrir autour : le mémorial, la nécropole et l’historial franco-allemand du Hartmannswillerkopf, la nécropole de Dannemarie, la nécropole de Guebwiller, la nécropole de Moosch, la nécropole d’Altkirch, le mémorial du Linge...


                Seconde Guerre mondiale
                Le sentier des passeurs

                 

                sentier des passeurs

                Le sentier des passeurs. © Office de tourisme de la vallée de la Bruche/S. Spach

                 

                Depuis Salm jusqu’à Moussey, ce sentier est l’occasion d’une randonnée de 14 km à pied, avec plusieurs points d’intérêt historique. Moussey est le deuxième village français en nombre de victimes civiles après Oradour-sur-Glane ; le Donon était un point de passage vers la zone libre pour les évadés des camps nazis et les réfractaires alsaciens.

                À découvrir autour : le fort de Schoenenbourg, la nécropole de Natzweiler Struthof, la nécropole du Donon, la nécropole de Plaine, le mémorial d’Alsace-Moselle...

                Auteur

                Alsace Destination Tourisme

                Verdun 1916-2016

                Partager :

                Soldats dans les tranchées au lieu-dit le Monument, près de Vacherauville, après l’offensive du 15 décembre 1916. - © ECPAD / Albert Samama-Chikli
                Soldats dans les tranchées au lieu-dit le Monument, près de Vacherauville, après l’offensive du 15 décembre 1916. - © ECPAD / Albert Samama-Chikli

                Sommaire

                  En résumé

                  Date : 10 – 31 août 1944

                  Lieu : Paris

                  Issue : Libération de Paris

                  Forces en présence : 5e corps d'armée américain du général Gerow

                  2e division blindée du général Leclerc

                  Forces françaises de l'intérieur (FFI)

                  Garnison allemande du général von Choltitz

                  La bataille de Verdun incarne pour les Français la guerre de 14-18 dans toute son intensité et son horreur mais elle est aussi devenue "la" bataille, symbole de la résistance et de la victoire avant que Verdun ne devienne le lieu de la réconciliation franco-allemande. Antoine Prost et Gerd Krumeich croisent ici leur analyse pour interroger la mémoire de Verdun de part et d’autre du Rhin.

                  DANS QUELLES CONDITIONS LA BATAILLE S’ENGAGE-T-ELLE ?

                  Antoine Prost : À la fin de 1915, la guerre semble figée. Les Alliés n’ont pas réussi à percer et leurs échecs d’Artois et de Champagne ont persuadé Falkenhayn, le commandant en chef allemand, que la percée est impossible. Mais celui-ci veut remettre la guerre en mouvement. Il estime beaucoup l’armée britannique, mais il croit l’armée française à bout de forces. Comment ce peuple qui ne fait pas d’enfants pourrait-il continuer la guerre ? D’où l’idée de lui infliger une défaite majeure, dans un secteur où les Britanniques ne pourraient pas les aider. Il croit que cela l’amènerait à demander une paix séparée. Un mauvais calcul politique, fondé sur une sous-estimation de l’adversaire. Mais pourquoi attaquer Verdun ?

                  Une fois la bataille enlisée, Falkenhayn prétendit qu’il voulait saigner les Français parce que l’importance symbolique de la place les obligerait à la défendre coûte que coûte. C’est ce qui s’est passé. Mais dans les états-majors allemands, personne ne parlait de saignée avant la bataille. Au demeurant, Verdun était beaucoup moins important que Reims pour les Français. En septembre 1914, l’ordre avait même été donné de l’évacuer. En fait, les raisons de Falkenhayn étaient militaires. La région fortifiée de Verdun constituait dans ses lignes un saillant menaçant. D’autre part, elle était difficile à défendre. D’abord, elle était très mal reliée à l’intérieur : la ligne de chemin de fer conduisant à Nancy était coupée à Saint-Mihiel par les Allemands, et celle de Sainte-Menehould sous le feu de leur artillerie. Restaient un tortillard à voie étroite et une route empierrée, élargie en 1915, dont on ne pouvait prévoir l’usage intensif qu’en feraient les Français. D’autre part, ceux-ci auraient beaucoup de difficultés pour se battre sur la rive droite, car la Meuse constituait une coupure majeure sur laquelle il y avait moins d’une dizaine de ponts. Aussi Falkenhayn décida-t-il initialement d’attaquer seulement sur la rive droite, et non sur les deux rives comme le réclamait le chef d’état-major de l’armée d’attaque.

                   

                  cérémonie Douaumont 1927

                  Cérémonie à l’ossuaire de Douaumont en construction, 1927. © Suddeutsche Zeitung/Rue des Archives

                   

                  Ce choix était aussi celui d’une tactique destinée à économiser ses troupes. Il comptait sur son artillerie lourde, beaucoup plus puissante que celle des Français, pour écraser tellement leurs positions qu’ils ne pourraient plus les défendre. De fait, l’attaque allemande n’est pas une ruée, les fantassins ont confiance . s’ils rencontrent une résistance, l’ordre est d’attendre un nouveau bombardement. Cette tactique concentrait tous les feux sur une zone relativement étroite, mais profonde, pour obtenir le pilonnage le plus intense et interdire l’arrivée de renforts.

                  Décidée en décembre, l’offensive fut montée rapidement : elle était prête le 12 février, mais le mauvais temps la reporta au 21. Joffre, qui concevait les grandes batailles sur un large front, n’imaginait pas que le Allemands puissent s’engager massivement sur ce terrain profondément raviné, et il ne réalisa le danger que très tardivement. Il n’avait pas conscience de l’impréparation dramatique du front de Verdun, et son artillerie était quantitativement et qualitativement très inférieure à celle de Falkenhayn. Il prit les précautions nécessaires au dernier moment. On ne peut dire que les Français furent surpris, mais ils n’étaient pas prêts. La première semaine de la bataille faillit tourner au désastre.

                  POURQUOI LA BATAILLE DE VERDUN EST-ELLE DEVENUE UN SYMBOLE DE LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE ?

                  Antoine Prost : Verdun n’est pas le symbole de la Première Guerre mondiale partout. Pour les Anglais, la Somme ou Passchendaele comptent beaucoup plus. Mais pour les Français, oui, elle résume et symbolise toute la guerre. Les combattants le disaient déjà en 1916 : "Celui qui n’a pas fait Verdun n’a pas fait la guerre." C’est d’ailleurs, avec le génocide arménien, tout ce que les programmes jugent utile d’enseigner aux collégiens sur la guerre.

                  Pour les combattants, cette bataille représente l’apogée de la violence : ils n’avaient jamais vu un tel enfer . il était pire que celui des précédentes batailles. Mais ils ne pouvaient comparer Verdun aux batailles qui suivraient, comme la Somme ou le Chemin des Dames. Or celles-ci ont probablement été pires, car l’escalade de la guerre de matériel s’est poursuivie, les bombardements ont été de plus en plus massifs, les mitrailleuses plus nombreuses. Les témoins racontent partout les mêmes horreurs : la soif, la boue, les odeurs, l’épuisement, la détresse sous les obus qui tombent, les appels des blessés, les cadavres disloqués, la mort partout présente. Nous n’avons pas de balance pour mesurer l’horreur des batailles, et celle-ci s’est soldée par 143 000 morts allemands et 163000 français, mais les pertes mensuelles de la Somme ont été supérieures à celles de Verdun.

                   

                  Clemenceau Mort-Homme

                  Le président du Conseil Georges Clemenceau au Mort-Homme lors d’une visite au champ de bataille, septembre 1917. © ECPAD 1917/Albert Samama- Chikli

                   

                  On a invoqué d’autres raisons pour expliquer le statut exceptionnel de Verdun : le fait que ce soit la seule bataille de la guerre à laquelle les Alliés n’aient pas pris part directement, ou la "noria" qui a fait passer à Verdun 73 divisions sur la centaine que comptait l’armée française, si bien que de toutes les batailles de la guerre, c’est celle à laquelle a pris part le plus grand nombre de poilus. Ces explications sont pourtant secondaires.

                  En fait, Verdun a été vécu, au moment même, comme une bataille exceptionnelle, "la" bataille, celle qu’il ne fallait pas perdre. Depuis 1914, les Alliés avaient l’initiative. Et voici que les Allemands attaquaient. Et quelle attaque ! En quelques jours, ils avançaient de 6 à 8 kilomètres, le front craquait, la défaite menaçait. Les Français ont craint de perdre la guerre et ils savaient ce que cela signifiait : ils avaient perdu la précédente, et cela leur avait coûté l’Alsace et la Lorraine. Il fallait à tout prix empêcher les Allemands de passer. L’angoisse est générale : chez les hommes politiques, les journalistes et toute la population. Les soldats ont compris l’importance de l’enjeu, et aux moments décisifs de la bataille, fin février ou en juin, quand la poussée allemande parvient à moins de 4 km de la ville, ils se battent avec un acharnement inimaginable dans des conditions abominables. Ils en tirent d’ailleurs une légitime fierté, qui nous vaut de très nombreux témoignages, car les éditeurs et le public en étaient avides.

                  COMMENT EXPLIQUER LA PLACE PARTICULIÈRE DE VERDUN DANS L’IMAGINAIRE FRANÇAIS ?

                  Antoine Prost : J’ai déjà répondu en partie, mais il faut être plus précis. Le mythe de Verdun se focalise sur la rive droite de la Meuse : entre la ville et l’ossuaire de Douaumont. La rive gauche compte beaucoup moins, au point que les Français crient victoire en décembre 1916 après avoir repris les deux forts de Douaumont et Vaux, mais non la cote 304 et le Mort-Homme, qui avaient été l’objet de combats aussi violents et que les Allemands tenaient toujours. Cette dissymétrie s’explique par le choix fait le 25 février par les militaires et les politiques de défendre Verdun sur la rive droite. C’était jouer la difficulté, car il était militairement envisageable de se replier derrière la Meuse. L’éventualité a d’ailleurs été envisagée à plusieurs reprises. Mais, cette décision a conféré à la rive droite une valeur symbolique exceptionnelle.

                  Dès 1916, tout ce qui compte, ministres, parlementaires, journalistes, académiciens, artistes, veut aller à Verdun et pouvoir le dire. Poincaré s’y rend à six reprises. En septembre, il décore la ville de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre ainsi que d’une dizaine de décorations étrangères. En novembre, la Ville crée une médaille pour Ceux de Verdun. En 1920, c’est dans la citadelle de Verdun qu’on choisit celui des huit cercueils de soldats inconnus qui sera inhumé sous l’Arc de Triomphe. Les villes baptisent des rues du nom de Verdun. De multiples acteurs contribuent à sanctuariser le champ de bataille, où la vie ne reprend pas son cours. C’est la construction de l’ossuaire par un Comité qui réunit quatorze millions de souscriptions, en attendant que l’État lui en accorde un pour achever les travaux en 1932. C’est le regroupement de vingt-deux petits cimetières dans une nécropole de 16 000 tombes devant l’ossuaire. Les pèlerinages d’anciens combattants, le tourisme, les commémorations complètent ce travail. En juillet 1936, 30 000 anciens combattants de dix pays, surtout des Français, des Italiens et des Allemands, viennent à Douaumont prêter le serment de défendre la paix. Entre 1962 et 1967, le Comité national du souvenir de Verdun construit, à côté du village détruit de Fleury, un Mémorial pour perpétuer la mémoire des combattants quand les témoins auront disparu.

                   

                  soldat inconnu 1920

                  La dépouille du soldat inconnu quitte Verdun pour les cérémonies du 11 novembre 1920 à Paris. © Neurdein/Roger-Viollet

                   

                  Mais le contexte change. Parce que Douaumont était le haut-lieu de la fierté nationale, mais d’une fierté pacifique : celui d’une France qui n’attaque pas, mais sait se défendre, il n’était pas de meilleur lieu pour manifester par un geste silencieux mais fort, la poignée de mains de François Mitterrand et Helmut Kohl, la réconciliation des deux peuples qui s’y étaient si durement affrontés.

                  QUELLE PLACE OCCUPE LA BATAILLE DE VERDUN DANS LA CONSCIENCE EUROPÉENNE ?

                  Gerd Krumeich : Ce qu’on a dit de la "singularité" de la bataille compte également beaucoup dans le souvenir européen.

                  La Première Guerre mondiale a eu de formidables conséquences pour l’Europe . elle y a définitivement perdu sa prééminence mondiale. Et la bataille de Verdun a pris un caractère tel qu’elle restera à tout jamais l’emblème de la Grande Guerre. Elle le fut du reste depuis la bataille même, quand "Verdun" fut érigée par les politiques et militaires français en un lieu sacré, un lieu où "on ne passe pas" et qu’elle reçut la visite non seulement du président de la République française, Raymond Poincaré, mais de nombreux représentants d’États alliés et neutres qui vinrent visiter la ville et la décorèrent à maintes reprises et sous différentes formes.

                  La guerre finie, tous surent que Verdun était le lieu indépassable du massacre et de l’horreur . à tous ceux qui pouvaient envisager l’éventualité d’une guerre, il démontrait l’inanité de toute guerre. Verdun devint une sorte de capitale de la paix européenne. Et ceci d’autant plus que la mémoire française de Verdun n’était pas une mémoire triomphaliste de victoire, mais un mélange délicat entre fierté de ce qui avait été accompli et deuil profond pour les morts, dont l’horrible sort était au-delà des commémorations...

                   

                  cérémonie Douaumont 1927 bis

                  Cérémonie à l’ossuaire de Douaumont lors de l’arrivée des cercueils de 52 soldats non identifiés, 1927. © Albert Harlingue/Roger-Viollet

                   

                  La mémoire de la bataille de Verdun est donc rapidement devenue le souvenir du formidable sacrifice qu’on y avait demandé à autant de soldats - soldats des deux peuples voisins et ennemis depuis de longs siècles. On sut dans les deux pays qui furent et qui sont restés le noyau d’une Europe en formation, que Verdun ne fut que le triomphe de la mort. Et c’est la raison aussi pour laquelle on se mit à commémorer cette bataille ensemble, poilus et Feldgrau réunis. Ce fut le cas dès la fin des années vingt quand commencèrent les rencontres entre organisations d’anciens combattants. Ce mouvement vers un souvenir en commun trouva son apogée, indépassable à ce niveau-là, quand les 12 et 13 juillet 1936 plus de trente mille anciens combattants de dix pays, principalement français, allemands et italiens se réunirent dans la nécropole de Douaumont, face à l’ossuaire et prononcèrent un "serment" de la paix, ainsi conçu :

                  "Parce que ceux qui reposent ici et ailleurs ne sont entrés dans la paix des morts que pour fonder la paix des vivants…

                  Et parce qu’il nous serait sacrilège d’admettre désormais ce que les morts ont détesté

                  La paix, que nous devons à leur sacrifice, nous jurons de la sauvegarder et de la vouloir."

                  Ce fut le premier pas vers une réconciliation définitive, mais il n’eut pas d’effet notable sur le moment, puisque les Allemands voulurent la revanche avant que ne se fasse la paix. Mais l’"intermède" de la Seconde Guerre mondiale passé, Verdun put en fin de compte ressurgir comme lieu emblématique de la réconciliation, et confirmer la fonction de symbole de la paix que la ville avait prise dans les années vingt et trente.

                  Aujourd’hui, dans la conscience européenne, "Verdun" est toujours l’emblème d’une guerre si "absolue" qu’elle a en fin de compte écrasé toute velléité guerrière.

                  QUELLE EST LA PLACE DE VERDUN DANS LA MÉMOIRE ALLEMANDE ?

                  Gerd Krumeich : De nos jours, les Allemands ont très peu conscience du fait que Verdun les concerne comme partie intégrante de leur histoire. Pour la majorité de nos contemporains, c’est une bataille aussi lointaine que Sedan ou Leipzig. Cela découle du fait que la Grande Guerre, dans son ensemble, ne tient nullement ici la place majeure qu’elle occupe dans la mémoire des Français et des Anglais. Le souvenir de la Grande Guerre a été pour ainsi dire "avalé" par celui d’une guerre encore plus grande, celle de 1939 à 1945, où l’Allemagne fut dévastée et où sa responsabilité foudroyante continue à nous préoccuper prioritairement jusqu’à aujourd’hui. Si Verdun est bien présente dans la mémoire allemande, c’est sous un mode d’histoire de guerre et non d’histoire nationale. Il n’existe plus de communautés de deuil. On ne fait pas personnellement la différence, si son grand père ou arrière-grand-père est tombé à Verdun ou sur la Somme ou sur le front est. Tout cela c’est si loin...

                   

                  50e anniversaire_Verdun

                  50e anniversaire de la bataille de Verdun : le général de Gaulle et Pierre Messmer, ministre de la défense, à l’ossuaire de Douaumont, 29 mai 1966. © Rue des Archives/AGIP

                   

                  Et ceci d’autant plus, évidemment, que Verdun ne fut pas seulement une bataille perdue, mais qu’elle est aussi entachée d’un souvenir profond d’absurdité complète.

                  C’est l’effet du soi-disant "Mémoire de Noël" du chef d’état-major Erich von Falkenhayn, qui a prétendu ne pas avoir voulu prendre la place de Verdun, mais y avoir trouvé un lieu propice pour "saigner à blanc" les Français. Or on a établi que ce Mémoire est sans doute un faux, produit après-guerre pour expliquer l’échec. Il n’empêche que les Feldgrau de Verdun, puis l’ensemble du public, furent profondément choqués en 1920, en découvrant cette version de la bataille : les Allemands savaient très bien que leur armée avait été "saignée" devant Verdun aussi fortement que celle de leur ennemi. Bataille inutile donc, et le soi-disant plan de Falkenhayn fut ressenti comme une sorte de coup de poignard dans le dos des soldats : ils s’étaient sacrifiés devant Verdun pour y entrer et par cette victoire, faire finir une guerre dont personne ne voulait plus, et voilà qu’on leur disait qu’il s’était agi seulement de saigner les Français. C’est pour ça qu’on les avait eux-mêmes saignés ! Un sacrifice inutile donc, ce qui fit perdre tout "sacré" au souvenir de Verdun.

                  QUELLE EST LA SINGULARITÉ DE CETTE BATAILLE ?

                  Gerd Krumeich : Il y a plusieurs singularités de la bataille de Verdun. C’est la raison pour laquelle elle est restée une des très grandes batailles non seulement de la Grande Guerre mais de l’Histoire mondiale.

                  C’est d’abord le fait de la pérennité. Car le terrain de cette bataille, relativement circonscrit (entre 30 et 40 km2), est resté, cent ans après, un territoire bouleversé par la guerre. Un paysage où les trous d’obus - un peu nivelés - donnent toujours au lieu un caractère de pays de dunes, où la végétation a enfin gagné, mais difficilement. De manière qu’on imagine toujours facilement ce que cela fut à l’époque. Il y a d’autre part, les énormes forts, autant de lieux et de noms qui recréent l’horreur de l’époque : le fort de Douaumont, celui de Vaux, le tunnel de Tavannes, Le Mort-Homme etc. Et il y a, dominant le site, l’ossuaire de Douaumont, cet impressionnant bâtiment, où l’on peut apercevoir, difficilement à travers de petites fenêtres de cave, l’énormité des os qui y sont conservés. Environ 135000 soldats, dont personne ne connait le nom, français et allemands. "Tout cela" était disséminé sur les champs de bataille et enfoui dans la terre, puis recueilli dans les années vingt et plus tard, Tout cela rend palpable pour chacun et à tout jamais le carnage de Verdun, ce formidable - voire indicible - carnage de 10 mois. Un combat rapproché, un vrai "corps à corps" archaïque, qui avait la particularité de se faire accompagner par un pilonnage d’obus de tous calibres à grand renfort de gros canons placés à une dizaine de km de distance. Cette forme de combat fut unique . c’est comme une transition vers la guerre vraiment industrialisée qui, plus tard, apporta la mort à distance à travers un champ de bataille "vide", comme dans la Somme et les Flandres. Mais Verdun reste unique : il n’y a pas d’autre bataille qui ait combiné ainsi la guerre archaïque où l’on s’étranglait littéralement et la mort industrielle venue de très loin.

                   

                  22 septembre 1984 F Mitterrand et H Kohl à Verdun

                  François Mitterrand et Helmut Kohl à l’ossuaire de Douaumont, 22 septembre 1984. © Picture Alliance/Rue des Archives

                   

                  Commémorer "Verdun", c’est donc commémorer la Grande Guerre dans son ensemble, sur un site où règne toujours la mort, dont le paysage est dominé par des cimetières militaires où reposent - outre ceux de l’ossuaire - près de deux cent mille jeunes français et allemands. Français et Allemands - puisque la bataille opposa ces seuls belligérants, ce qui est aussi un cas unique pendant toute la Grande Guerre. Commémorer la bataille de Verdun s’impose donc à plusieurs niveaux et pour plusieurs raisons : Verdun est le symbole de la guerre sous toutes ses formes et ses dévastations. Verdun est aussi un lieu indépassable de la conflagration centenaire entre la France et l’Allemagne, une conflagration si absolue qu’elle ne pouvait conduire qu’à une paix définitive entre ces deux nations. Paix et entente symbolisées parfaitement par la main dans la main de François Mitterrand et de Helmut Kohl, le 22 septembre 1984. Une entente qui est à la base d’une Europe pacifiée dans laquelle plus personne ne pense à une guerre de conquête.

                  Auteur

                  Antoine Prost - Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne/Gerd Krumeich - Professeur émérite à l’université Heinrich-Heine de Düsseldorf et professeur associé à l’Institut d’histoire du temps présent

                  La Marseillaise d’hier à aujourd’hui

                  Partager :

                  Sommaire

                    En résumé

                    DATE : 25 avril 1792

                    LIEU : Strasbourg

                    ISSUE : composition de La Marseillaise

                    AUTEUR : Rouget de Lisle

                    Héritée de la Révolution française, La Marseillaise accompagne l’histoire de notre pays depuis plus de deux siècles, autant dans ses moments d’espoir et d’allégresse que dans ses bouleversements et ses épreuves les plus tragiques. Symbole d’unité, elle s’est imposée comme le point de ralliement des défenseurs de la liberté, en France et à travers le monde.

                    Composée dans la nuit du 25 au 26 avril 1792, sous le titre de Chant de guerre pour l’armée du Rhin, La Marseillaise est entonnée pour la première fois par son auteur, Joseph Rouget de Lisle, officier du génie apprécié pour jouer du violon et tourner les rimes. Plusieurs versions diffèrent sur les circonstances de sa création : le soir même lors d’un dîner chez Dietrich, le maire de Strasbourg, le lendemain matin après une nuit de composition, ou encore chantée lors d’un repas de corps. L’histoire a conservé le récit immortalisé par Lamartine dans son Histoire des Girondins et le tableau d’Isidore Pils, peint en 1849, dans l’euphorie de la proclamation de la IIe République. La première édition de la partition est imprimée sans nom d’auteur, à Strasbourg, par Dannbach et dédiée au maréchal Luckner, ce qui permet de la dater au plus tard de mai 1792, puisqu’il sera par la suite nommé commandant de l’armée du Nord avant de finir sur l’échafaud en janvier 1794. Dietrich connaîtra le même sort et sera guillotiné en 1793. Opposé comme les autres à la destitution du roi, Rouget échappera à la peine capitale mais sera tout de même emprisonné d’août 1793 à juillet 1794.

                     

                    Auguste Pinelli

                    Auguste Pinelli (1823-1878). "Claude Joseph Rouget de Lisle rédigeant La Marseillaise", 1792. Paris, musée d'Orsay. © Roger-Viollet

                     

                    L’hymne est d’abord diffusé en France par les clubs et les journaux. François Mireur, futur général, le fait connaître à Montpellier. Il est alors adopté par le bataillon des fédérés volontaires marseillais, appelé par la Convention pour participer à la journée du 10 août 1792 qui voit le renversement de la monarchie constitutionnelle et la Révolution basculer dans la Terreur. La chanson connaît alors un succès foudroyant. Les circonstances de son arrivée à Paris et son adoption par la population de la capitale lui donnent son titre de "La Marseillaise".

                    Gossec remédie à quelques faiblesses de la partition de Rouget et en fait la première harmonisation pour orchestre sous le titre L’Offrande à la liberté. Cette version est donnée en ouverture de tous les spectacles. Choisie par la Convention en 1793 comme hymne officiel, la Convention thermidorienne la décréta "chant national" le 14 juillet 1795 (26 messidor an III). La Marseillaise se diffuse rapidement à travers l’Europe. Elle est traduite en anglais et en allemand dès 1792, connue en Suède en 1793, introduite aux États-Unis en 1795.

                    Associée aux excès révolutionnaires, La Marseillaise est proscrite sous l’Empire au profit du Chant du départ et de Veillons au salut de l’Empire. Elle réapparaît pendant les Cent-Jours, mais est de nouveau interdite sous la Restauration. Puis elle est chantée pendant les Trois Glorieuses, en juillet 1830, et Berlioz en fait une magistrale orchestration avec chœurs, qu’il dédie d’ailleurs à Rouget de Lisle. Toutefois, La Marseillaise ne retrouve pas son statut d’hymne, pas plus sous la IIe République que sous le Second Empire. Sa résurgence dans les soubresauts populaires qui emportent les régimes au XIXe siècle confirme qu’elle est profondément ancrée dans les mémoires par des années d’interprétation et par le souvenir exaltant de la Révolution. La Marseillaise demeure un chant subversif qui est réservé aux quartiers populaires des grandes villes.

                     

                    partition La Marseillaise

                    Première partition de "La Marseillaise" de Claude Joseph Rouget de Lisle, 1792. BnF. © Roger-Viollet

                     

                    UNE PATERNITÉ CONTESTÉE

                    Bonaparte avait fait appel à Rouget pour créer un nouvel hymne, mais son Chant des combats donné le 3 janvier 1800 à l’Opéra-Comique fut un échec, comme Vive le roi composé pour le retour des Bourbons en 1815. Compositeur d’un seul air de génie, Rouget s’est vu contester la paternité de la mélodie de La Marseillaise, d’autant plus que les premières éditions ne comportent pas son nom. Certains y voient la signature de Pleyel, Holtzmann ou même Mozart... En 1863, le musicologue Fétis est assigné en justice pour en avoir attribué la composition à Navoigille, mais il se rétracte. En 1886, le chartiste Arthur Loth en retrouve le thème dans les Stances de la calomnie tirées de l’oratorio Esther, une partition antérieure à la Révolution, signée de Jean-Baptiste-Lucien Grisons, maître de chapelle de Saint-Omer de 1775 à 1787. L’affaire fait grand bruit, elle amène Constant Pierre à publier ses travaux sur les répertoires musicaux de la Révolution et Julien Tiersot son historique de l’hymne, tous deux défendant ainsi Rouget. Découverte plus récemment, une partition du violoniste virtuose

                    Giovanni Baptista Viotti, Thème et variations en do majeur, qui serait datée de 1781, donne aussi le thème de La Marseillaise. En fait, il n’existe pas de droit d’auteur à l’époque et les emprunts étaient fréquents : le débat est donc loin d’être clos.

                    UN HYMNE PERÇU COMME SUBVERSIF

                    Le Second Empire a voulu oublier La Marseillaise, l’autorisation de l’interpréter sur scène était systématiquement refusée, sauf à la déclaration de guerre en juillet 1870. Chant insurrectionnel, elle est reprise sous la Commune. Elle est chantée le 8 septembre 1877, lors des obsèques de Thiers. La même année, à la suite de son interprétation dans un théâtre nantais, des députés républicains tentent de rétablir son statut d’hymne. Le 30 juin 1878, M. Sellenick, le chef de la musique de la Garde républicaine, se voit infliger un blâme par le colonel commandant la Garde. Cette sanction exceptionnelle du chef de musique de l’orchestre de prestige de l’armée, et a fortiori du régime, se veut exemplaire pour le ministre de la Guerre, le général Borel. Il motive l’interdiction du chant en rappelant l’argument invoqué depuis la Restauration : "Sans parler de la signification politique qu’on pourrait lui prêter, ce qu’il importe d’éviter pour tout ce qui touche à l’armée, le chant de La Marseillaise, fait pour le temps de guerre, ne convient pas actuellement à l’armée, puisque nous sommes et que nous voulons rester en paix avec le monde entier". Cette affaire s’inscrit dans l’ultime période de la crise du 16 mai 1877 qui voit basculer le régime, d’institutions attendant la restauration de la monarchie à une république radicale qui va multiplier les gestes symboliques revendiquant son passé révolutionnaire. Certainement concertée avec l’autorité parisienne inaugurant un monument à la République, l’interprétation de Sellenick préfigure le retour en grâce du chant révolutionnaire. Cette affaire n’aura pas d’incidence sur sa carrière, puisqu’il sera élevé au grade de chevalier de la Légion d’honneur et que le ministre de la Guerre lui commandera un pas redoublé pour la fête du 14 juillet 1880. Il restera d’ailleurs en fonction jusqu’à la limite d’âge en 1884.

                    L’HYMNE NATIONAL DÉFINITIVEMENT ADOPTÉ

                    Le 14 février 1879, une proposition de loi est présentée par Gambetta, puis retirée. Six jours plus tard, sur proposition du général Gresley, ministre de la Guerre, le Parlement décrète La Marseillaise chant national officiel par confirmation du décret du 14 juillet 1795 (26 messidor an III). Une lettre du ministre de la Guerre du 24 février 1879 fait donc savoir que "l’hymne intitulé : Hymne des Marseillais sera exécuté dans toutes les circonstances où les musiques militaires sont appelées à jouer un air officiel". La lettre voudrait faire croire que ce chant n’a jamais cessé d’être l’hymne officiel, comme si les autres régimes n’avaient été que des parenthèses historiques : "Un décret-loi, en date du 26 messidor an III (14 juillet 1795), inséré au Bulletin des lois et qui n’a jamais été rapporté, porte que le morceau de musique intitulé : Hymne des Marseillais sera exécuté par les musiques militaires." En 1879, il est trop tôt pour une fête nationale, les républicains n’ayant pas encore arrêté de date définitive. La première fête nationale est donc celle du 14 juillet 1880, avec la remise des drapeaux à l’hippodrome de Longchamp, les défilés, les salves d’artillerie et les bals populaires. Depuis cette date, La Marseillaise est interprétée lors de toutes les cérémonies officielles.

                     

                    La Marseillaise 1881

                    "La Marseillaise", partition éditée en 1881, dessin de Falguière. BnF. © Roger-Viollet

                     

                    UNE PARTITION OFFICIELLE

                    L’adoption d’un hymne officiel nécessite celle d’une partition de référence pour éviter les divergences d’exécution quand plusieurs musiques sont réunies. En 1845, l’adoption des instruments d’Adolphe Sax avait réglé les problèmes d’instrumentation et d’organisation. Il restait à se mettre d’accord sur la partition. L’harmonisation de Gossec ne convenait pas et celle de Berlioz était destinée avant tout à l’accompagnement d’un chœur et non pour être jouée seule. En 1886, le général Boulanger, alors ministre de la Guerre, lance un concours auprès des chefs de musique et constitue un jury des plus grands musiciens de l’époque. La version officielle pour orchestre est adoptée le 20 mai 1887. Une nouvelle partition est adoptée en 1912 pour pouvoir être exécutée avec des chœurs. Elle est modifiée dans la version de Pierre Dupont, officialisée en 1938 et toujours d’usage, sauf sous la présidence de Giscard d’Estaing qui avait demandé d’en ralentir le tempo.

                    DES HYMNES DANS TOUTE L’EUROPE

                    À partir de 1792, les idées révolutionnaires apportées par les armées françaises embrasent les peuples européens. Entre 1809 et 1813, les étudiants et les soldats des corps francs germaniques reprennent les compositions de leurs poètes (Arndt, Weber, Uhland...). L’Ode à la joie (Ode an die Freude) de Schiller est mis en musique par Beethoven. Ce thème musical, dernier mouvement de la 9e Symphonie, deviendra l’hymne européen en 1986. En Pologne, La Varsovienne de Sienkiewski et Kurpinsky est créée en 1831. En Belgique, l’insurrection de 1830 qui mène à son indépendance est déclenchée à l’opéra par les paroles de La Muette de Portici d’Auber. En Italie, c’est Verdi dont le nom même symbolise l’unité, Viva VERDI utilisé par les partisans de l’unité signifiant Viva Vittorio Emanuele Re d’Italia (Victor-Emmanuel étant le prétendant au trône italien). Die Wacht am Rhein (La Garde au Rhin), écrit en 1840 et mis en musique en 1854, fait office d’hymne national officieux des peuples germaniques pendant la guerre de 1870. La question nationale a aussi inspiré le poète August Heinrich Hoffmann von Fallersleben qui écrit en 1841, sur une partition de Haydn, Das Lied der Deutschen ou le Deutschlandlied, dont le 3e couplet est l’actuel hymne allemand. Le modèle est venu des Britanniques qui sont les premiers à créer des hymnes patriotiques. Dès le milieu du XVIIIe siècle, ils adoptent Rule Britannia (1740), God Save The King (1745, la mélodie est empruntée à une composition de Lully, ce qui est toujours contesté par les Britanniques) et Heart Of Oak (1759), l’hymne des marins de la Navy.

                    UN DIALOGUE ENTRE LES PEUPLES

                    Outre l’expression d’une identité collective par le chant, les hymnes nationaux sont aussi un moyen de s’adresser aux autres nations. En ce sens, ils établissent une sorte de dialogue entre les peuples, un concert des nations. La musique et donc la chanson agissent dans le temps long de la mémoire des peuples. On se souvient toute sa vie des chansons apprises dans l’enfance, comme de celles entendues pendant l’adolescence. Ainsi, marquent-elles d’empreintes indélébiles les générations successives. Ces musiques imprègnent la mémoire collective, l’influencent dans son évolution, forcément lente dans ce contexte. L’Europe a chanté d’une seule voix jusqu’à Luther. Non pas les chansons populaires mais le répertoire sacré. Sans forcément parler le latin, les populations le chantaient et en comprenaient le sens. En faisant de l’allemand une langue liturgique, Luther brisait l’unité du latin. Les hymnes nationaux peuvent alors s’interpréter comme une tentative d’instaurer un dialogue entre les peuples, entre les nations, à défaut de pouvoir retrouver l’unité perdue. Dans ces temps qui ne connaissent pas encore l’enregistrement ni les techniques de communication modernes que sont la radio, le cinéma ou la télévision, la chanson est un média essentiel.

                     

                    Rude Arc de Triomphe

                    François Rude (1784-1855). "Départ des volontaires de 1792" ou "La Marseillaise". Haut-relief sur pierre, 1833-1836, Arc de Triomphe, Paris. © Iberfoto/Photoaisa/Roger-Viollet

                     

                    UN LIEN COLLECTIF EN PERPÉTUEL DÉBAT

                    Un hymne national est perçu dans le pays qui l’a adopté comme un outil de cohésion, d’identification collective. Au-delà des paroles, de la mélodie et de son histoire, cette composition acquiert une signification propre permettant à tous de s’y reconnaître. Le changement de statut du chant devenu hymne national atténue sa signification subversive. Alors que La Marseillaise est utilisée depuis la Révolution comme un chant politique, les ouvriers vont lui préférer L’Internationale dont la musique est composée en 1888. Ce changement est aussi perçu à l’étranger. De février à novembre 1917, La Marseillaise fait office d’hymne national pour le gouvernement provisoire de la Russie avant que les bolcheviques ne la remplacent par L’Internationale. En France, le film que Renoir consacre à La Marseillaise, en 1938, contribue à réconcilier le chant avec les masses populaires, même si cette institutionnalisation continue de susciter des questions. De nos jours, on ne chante que le 1er couplet, le refrain et le 6e couplet, qui sont de Rouget, ainsi que le 7e dit "couplet des enfants" attribué à l’abbé Pessonneaux. Les autres ne sont quasiment jamais interprétés.

                    Les interrogations, critiques et contestations, pour légitimes qu’elles puissent l’être parfois, sont aussi des remises en cause du bien-fondé de son rôle et donc des liens collectifs qui unissent les individus d’une même nation. Malgré une histoire complexe, voilà donc plus de deux siècles que La Marseillaise vibre au rythme de l’histoire de France. S’il n’est pas à l’abri des polémiques et même parfois boudé, l’hymne continue d’être perçu comme un symbole d’union et demeure irrémédiablement associé à la République. Il retentit à chacune de ses célébrations : commémorations, cérémonies officielles, célébrations mémorielles, rencontres sportives internationales. La Marseillaise est protégée par le délit d’outrage depuis 2003 et doit être enseignée aux enfants des écoles depuis 2005.

                    AVEC LES FRANÇAIS DANS LEURS ÉPREUVES

                    L’institutionnalisation de l’hymne passe par son enseignement aux jeunes générations. En 1911, face aux tensions de plus en plus vives qui traversent l’Europe, le ministre français de l’instruction publique, Maurice-Louis Faure, rend obligatoire l’apprentissage de La Marseillaise à l’école.

                    Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, elle s’impose comme le chant de "l’union sacrée", ultime rempart contre l’agression germanique. L’hymne est alors joué et chanté tant sur le front qu’à l’arrière, aux terrasses des cafés, aussi bien lors des cérémonies officielles que dans les spectacles. Symbole de cette ferveur, le 14 juillet 1915, les cendres de Rouget deLisle sont exhumées du cimetière de Choisy-le-Roi et déposées sous le Dôme des Invalides à Paris, à l’issue d’une cérémonie solennelle.

                     

                    transfert cendres Rouget de Lisle

                    Translation des cendres de Rouget de Lisle aux Invalides : le cortège, avenue des Champs-Élysées, Paris, 14 juillet 1915. © Wackernie/Excelsior - L'Équipe/Roger-Viollet

                     

                    Elle reste l’hymne national sous le régime de Vichy et n’est pas vraiment concurrencée par Maréchal nous voilà qui n’a jamais été officialisé. Elle est aussi chantée par les soldats français en Angleterre, par les prisonniers des stalags comme par les résistants à l’occupant. La constitution de 1946, puis celle de 1958, mentionnent expressément que l’hymne national est La Marseillaise. En 1962, elle est chantée aussi bien par les partisans de l’Algérie française que par ceux du général de Gaulle, qui pouvait l’entonner dans ses discours avant qu’elle ne soit reprise par l’assistance. Le 30 mai 1968, les manifestants venus soutenir le Général sur les Champs-Élysées la reprennent en chœur.

                    Quant à ses interprétations, elles peuvent être appréciées comme celles de Jessye Norman lors du bicentenaire de la Révolution, le 14 juillet 1989 sur la place de la Concorde, ou de Mireille Mathieu, d’autres peuvent être mal comprises, comme la version reggae de Serge Gainsbourg en 1979, et son emploi lors de l’ouverture des matchs de football est souvent sujet à polémiques. Plus récemment, lors de l’hommage rendu par l’Assemblée nationale aux victimes des attentats du 7 janvier 2015, les députés l’ont reprise à l’unisson, symbolisant ainsi l’unité nationale face à la menace terroriste. Ce fut encore le cas lorsque le Parlement s’est réuni en Congrès à Versailles après l’attentat du 13 novembre 2015.

                     

                    Gustave Doré La Marseillaise

                    Gustave Doré (1832-1883). "La Marseillaise", gravure allégorique, 1870. BnF. © Albert Harlingue/Roger-Viollet

                     

                    UNE SACRALISATION DU LIEN COLLECTIF

                    Expression des liens qui unissent un peuple, l’hymne national revêt une dimension sacrée. Son exécution impose de lui manifester le respect par la posture de ceux qui l’interprètent ou qui l’écoutent. On est censé se mettre debout et se découvrir. Ce n’est pas le chant en lui-même qui est sacré, mais ce qu’il représente pour la collectivité. Il est légalement acté dès les débuts de la Révolution quand La Marseillaise remplace le Te Deum traditionnel : "La Convention, au reçu de la nouvelle, avait décrété la célébration d’une fête civique : sur la proposition du ministre de la guerre Servan, il fut décidé qu’au lieu du Te Deum on y chanterait l’Hymne des Marseillais. La séance où cette consécration fut donnée au chant de Rouget de Lisle (28 septembre 1792) est la première où il fut fait mention dans l’Assemblée du futur chant national, et l’exécution qui suivit en fut la première audition officielle."

                    Dans la liturgie romaine, le Te Deum est chanté à l’occasion de services solennels d’action de grâce (victoires, fêtes nationales, naissances princières, rémission d’une maladie, saluts, processions, etc.) et dans toutes les circonstances où l’on veut remercier Dieu. Le remplacement de cette hymne par La Marseillaise pour fêter une victoire indique le transfert de sa fonction sacrée. Désormais, ce n’est plus Dieu qui est célébré par le peuple, c’est le peuple qui se célèbre lui-même comme maître de son propre destin.

                    Auteur

                    Thierry Bouzard - Historien de la musique

                    Le tourisme de mémoire, un enjeu national

                    Partager :

                    Sommaire

                      En résumé

                      DATE : 26 novembre 2015

                      LIEU : École militaire, Paris

                      ISSUE : Troisième édition des Rencontres du tourisme de mémoire

                      ORGANISATION : ministère de la Défense et ministère chargé du Tourisme

                      PRÉSIDENTS : Jean-Marc Todeschini, secrétaire d'État chargé des anciens combattants et de la mémoire

                      Matthias Fekl, secrétaire d'État chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l’étranger

                      Le tourisme de mémoire constitue un enjeu majeur pour l’État et particulièrement pour le ministère de la défense : un enjeu civique et pédagogique pour la transmission du patrimoine mémoriel aux jeunes générations, un enjeu culturel et touristique aussi, pour la préservation des témoignages de l’histoire et le développement des territoires.

                      Sépultures de guerre, hauts lieux de la mémoire nationale, musées nationaux, musées de tradition et autres sites mémoriels…, en France comme à l’étranger, le ministère de la défense dispose d’un patrimoine historique et mémoriel d’une richesse extraordinaire, qu’il est impératif d’entretenir, de rénover, de mettre en valeur. C’est donc tout naturellement que le ministère de la défense, qui est le deuxième opérateur culturel de l'État, est devenu un partenaire pour les territoires qui œuvrent en faveur du tourisme de mémoire.

                      LES HAUTS LIEUX : LA MÉMOIRE DES CONFLITS CONTEMPORAINS

                      Lieux de souvenir et de recueillement, les neuf hauts lieux de la mémoire nationale sont le théâtre des cérémonies commémoratives nationales. En rendant hommage à la mémoire et au sacrifice des combattants, ils participent aussi à l’éducation à la citoyenneté des jeunes, en transmettant les valeurs de la République. Ces hauts lieux évoquent chacun un aspect de la mémoire des conflits contemporains. Parmi eux, on retrouve les deux plus emblématiques cimetières militaires de France : les nécropoles nationales de Notre-Dame de Lorette, dans le Pas-de-Calais, et de Douaumont avec la Tranchée des Baïonnettes, dans la Meuse, rappellent le sacrifice des soldats tombés pendant la Grande Guerre. Cinq autres hauts lieux sont consacrés à la Seconde Guerre mondiale : le Mémorial de la France combattante au Mont-Valérien à Suresnes (Hauts-de-Seine), le Mémorial national de la prison de Montluc à Lyon, le Mémorial des martyrs de la Déportation, situé sur l’Île de la Cité à Paris, le site de l’ancien camp de concentration de Natzweiler-Struthof en Alsace et le Mémorial du débarquement et de la libération en Provence, au Mont-Faron à Toulon. Pour la période de la décolonisation, deux hauts lieux rendent hommage aux combattants des conflits coloniaux : le Mémorial des guerres en Indochine, à Fréjus, et le Mémorial de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, sur le quai Branly à Paris.

                      Chaque année, les hauts lieux attirent près de trois cent mille visiteurs. La hausse de la fréquentation, l’adaptation de l’offre aux nouvelles attentes du public, l’absolue nécessité de transmettre la mémoire aux jeunes générations ont conduit la DMPA à entreprendre, depuis plusieurs années, un important programme de travaux dans ces sites mémoriels. Il a débuté avec la création du Centre européen du résistant déporté (CERD) au Struthof, livré en 2005. De même, au Mémorial de Fréjus, la salle pédagogique rénovée a ouvert au public en 2010. Une exposition permanente et un centre de documentation ont été aménagés au Mont-Valérien. Depuis, ce programme se poursuit avec notamment les rénovations du Mémorial des martyrs de la Déportation et du Mémorial du Mont-Faron.

                      LE RICHE PATRIMOINE CULTUREL ET HISTORIQUE DE LA DÉFENSE

                      Trois musées nationaux sont rattachés au ministère de la défense : le musée de l’Armée aux Invalides, le musée de l’Air et de l’Espace au Bourget, le musée national de la Marine au Trocadéro et ses quatre annexes portuaires de Brest, Port-Louis, Rochefort et Toulon. Ces trois établissements publics, qui bénéficient de l’appellation "musée de France", accueillent plus de deux millions de visiteurs par an.

                      Le ministère détient également 17 autres musées répartis sur tout le territoire. 16 musées d’armes qui illustrent l’histoire, les traditions, les métiers et les techniques des différentes armes et services composant l’armée de Terre (artillerie, arme blindée, cavalerie, troupes de marine, Légion étrangère, parachutistes, génie, transmissions, matériel, train et équipages, troupes de montagne, aviation légère de l’armée de Terre…) et le musée du Service de santé des armées.

                      Par ailleurs, de nombreux édifices prestigieux protégés au titre des Monuments historiques sont propriété de l’État et confiés au ministère de la défense : l’Hôtel national des Invalides, l’École militaire, le château de Vincennes ou encore les citadelles de Vauban. Attachés à la sauvegarde et à la mise en valeur de ce patrimoine exceptionnel, les ministères de la défense et de la culture ont signé, depuis 35 ans déjà, un protocole de financement annuel des projets de restauration de monuments programmés sur l’ensemble du territoire national.

                      PRENDRE SOIN DES SÉPULTURES DES SOLDATS TOMBÉS POUR LA FRANCE

                      Près de 900 000 corps reposent dans 266 nécropoles nationales, 2 200 carrés militaires communaux et sept cimetières militaires étrangers en métropole. Un millier de lieux de sépultures sont aussi présents dans 80 pays où reposent 230 000 soldats français. Un programme pluriannuel (2011-2018) a été établi pour la restauration prioritaire des cimetières de la Première Guerre mondiale. Il prévoit la rénovation, en métropole, de plus de quarante nécropoles nationales et divers carrés communaux, ce qui représente près de 100000 tombes et 66 ossuaires, sans compter des travaux dans des sites à l’étranger, notamment en Belgique et sur l’ancien front d’Orient. Un programme de remplacement des panneaux d’information historique, implantés dans ces nécropoles et dans les principaux carrés militaires communaux, a également été lancé en 2014. Enfin, une charte paysagère, élaborée en 2015, établit les principes généraux d'aménagement et de mise en valeur des sites afin de permettre aux visiteurs de se recueillir dans de bonnes conditions, mais aussi d’apprendre et de comprendre l’histoire du lieu et des soldats qui y reposent.

                       

                      Metz Chambière

                      Nécropole nationale de Metz Chambière, Moselle. © ECPAD/J. Lempin

                       

                      ACCOMPAGNER LES PROJETS AU PLUS PRÈS DES TERRITOIRES

                      S’il est un acteur majeur du tourisme de mémoire, le ministère de la défense s’en fait aussi le promoteur en encourageant le développement de partenariats locaux pour améliorer ou réhabiliter les sites. Le ministère apporte son soutien aux collectivités et aux associations porteuses de projets mémoriels cohérents et de qualité. D’ores et déjà une vingtaine de projets ont été soutenus sur l’ensemble du territoire. Ainsi, le ministère a participé à la mise en valeur du Hartmannswillerkopf (Haut-Rhin) avec la rénovation de la crypte, du monument-ossuaire et la construction d'un historial franco-allemand, inauguré fin 2015.

                      De même, les actions conduites par le conseil départemental de la Meuse sont soutenues depuis six ans : réhabilitation du Centre mondial de la Paix à Verdun, restauration de l’ossuaire de Douaumont, travaux sur les forts de Vaux et de Douaumont, et rénovation du Mémorial de Verdun qui vient de rouvrir au public. Le ministère de la défense est également engagé aux côtés du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais dans un ambitieux projet de valorisation et de développement touristique de sites mémoriels, comme l’anneau de la mémoire et le Centre d’histoire Guerre et Paix à Souchez, à proximité de la nécropole nationale de Notre-Dame de Lorette.

                      Dans la Somme, le ministère participe à la refonte de la muséographie de l'Historial de la Grande Guerre à Péronne et au Centre d'interprétation de Thiepval. La création du Mémorial du camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), inauguré en octobre 2015 par le Premier ministre, la réhabilitation de l’ancienne gare de Bobigny (Seine-Saint-Denis) ou la mise en place d’un chemin de mémoire consacré à la Résistance en Morvan (Nièvre) ont aussi fait l’objet d’un soutien financier.

                      Le ministère de la défense accompagne également les lieux de mémoire dans leur programme de valorisation, en finançant des actions culturelles (expositions temporaires, publications…), des projets pédagogiques ou encore des outils touristiques comme des parcours de mémoire. Des conventions de partenariat sont passées dans ce sens avec divers sites comme l’Historial de Péronne, le Mémorial du Camp des Milles (Aix-en-Provence) ou le Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement dans le Loiret et la déportation juive (CERCIL).

                      En raison de l’intérêt que portent de nombreux pays à la mémoire des conflits contemporains, la politique de mémoire de l’État sort des frontières de la France pour prendre une dimension internationale : des monuments en hommage aux pays engagés dans les deux guerres mondiales sont rénovés ou créés. Ainsi, un monument français sera édifié au sein du Memorial Park de Wellington, en Nouvelle-Zélande. La France rend aussi hommage à ses alliés et plusieurs projets, comme la rénovation du Mémorial de l’escadrille La Fayette à Marnes-la-Coquette (Hauts-de-Seine) ou la construction d’un monument canadien à Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais) devraient attirer les touristes étrangers en France.

                      STRUCTURER LE SECTEUR : LE RÔLE DU MINISTÈRE ET LA CONSTITUTION D’UN RÉSEAU

                      La France dispose donc d’une offre aussi précieuse qu’impressionnante en matière de tourisme de mémoire. Pour fédérer les sites mémoriels et les partenaires du tourisme de mémoire, le ministère de la défense a créé le réseau des musées et mémoriaux des conflits contemporains (MMCC). Ce réseau professionnel favorise les synergies entre ses membres, coordonne leurs initiatives et facilite leur insertion, tant dans le cadre de la politique de mémoire portée par l'État que dans celle menée localement pour promouvoir les équipements touristiques.

                      De plus, le ministère de la défense et le ministère en charge du tourisme ont signé une convention de partenariat en 2004 pour structurer le tourisme de mémoire. L’objectif est de faire émerger une offre d’excellence à visibilité internationale, au-delà des commémorations liées aux deux guerres mondiales. La première action consiste à mesurer la fréquentation et le poids économique de ce secteur touristique. En 2010-2011, la première étude nationale consacrée au tourisme de mémoire a été réalisée. Elle a révélé que les sites historiques relatifs aux conflits contemporains ont attiré plus de six millions de personnes en 2010 et produit près de 45 millions d'euros de chiffre d'affaires.

                      Pour suivre l’évolution de ce véritable engouement, une plateforme d'observation, développée en partenariat avec le ministère chargé du tourisme et son opérateur "Atout France", a été mise en ligne en 2015. Cet outil permet de mesurer l'évolution du secteur, les grandes tendances et l'impact des grandes commémorations. Ainsi, la fréquentation des sites mémoriels est en augmentation constante : en 2014, le nombre de visiteurs s'élevait à 14 millions, soit une augmentation de 42% par rapport à l’année précédente.

                      Par exemple, le site du Struthof a accueilli 172 745 visiteurs en 2014 (+ 5% par rapport à 2013). L’ossuaire de Douaumont a compté 419000 visiteurs la même année (+ 72% par rapport à 2013).

                      La deuxième action vise à mettre en place un label "Qualité TourismeTM" spécifique aux lieux de mémoire. Cette démarche s’appuie sur la marque nationale "Qualité TourismeTM", portée par le ministère chargé du tourisme. L’objectif est d’améliorer l'accueil dans les établissements recevant du public. Une autre action consiste à participer aux contrats de destination "Grande Guerre" et "Tourisme de mémoire en Normandie". L’État est ainsi partenaire de ces deux contrats, avec "Atout France" et les collectivités territoriales concernées. Ces projets assurent aussi la promotion des deux destinations à l’étranger, visent à développer la professionnalisation des territoires en matière de tourisme de mémoire, en particulier autour de l’accueil.

                      La dernière action doit permettre de développer des outils de médiation innovants. Les deux ministères encouragent l’utilisation des nouvelles technologies afin de faciliter la compréhension de l’histoire et d’accompagner le cheminement des visiteurs dans les lieux de mémoire. Ils ont participé, en 2015, à un appel à projets numériques au profit du contrat de destination Normandie. De son côté, le ministère de la défense subventionne des projets autour des technologies numériques qui mettent en avant la mise en valeur des lieux de mémoire. L’an dernier, il a financé notamment un circuit de mémoire sur la "Bataille d’Abbeville" dans la Somme.

                      Formidable outil d’animation, le réseau des musées et mémoriaux des conflits contemporains regroupe aujourd’hui plus de 90 membres répartis sur l’ensemble du territoire. Depuis quelques mois, il s’ouvre aux sites étrangers qui souhaitent le rejoindre, comme le musée "In Flanders Fields" à Ypres en Belgique.

                       


                      La prison de Montluc à Lyon, haut lieu de la mémoire nationale

                       

                      Montluc

                      Visiteurs devant le mur des fusillés à la prison de Montluc à Lyon, Rhône. © ECPAD/A. Karaghezian

                       

                      Comme Jean Moulin et les enfants d’Izieu, près de 10 000 personnes ont été internées dans la prison de Montluc durant l’Occupation allemande. Klaus Barbie, ancien chef de la Gestapo de Lyon, y sera emprisonné symboliquement en 1983, avant le procès qui le condamna en 1987 à la réclusion à vie pour crime contre l’humanité.

                      Devenu mémorial, ce lieu rend hommage aux résistants, Juifs et otages qui transitèrent par Montluc, avant d’être déportés, exécutés ou exterminés.

                      Le site, géré par l’ONAC-VG, propose plusieurs activités, notamment une exposition permanente sur l’histoire de la prison de Montluc, des visites guidées et des ateliers pour les scolaires, mais aussi plusieurs commémorations liées aux différentes mémoires du site.

                      www.memorial-montluc.fr

                      www.cheminsdememoire.gouv.fr

                       


                      Le monument des fraternisations, Neuville-Saint-Vaast

                       

                      Neuville-Saint-Vaast

                      Inauguration du monument par le président de la République. © Présidence de la République

                       

                      Pendant la Première Guerre mondiale, des fraternisations entre les soldats français, britanniques et allemands ont eu lieu sur le front, de la Belgique à la frontière suisse. À l’initiative du réalisateur Christian Carion et de l’association "Noël 14", la Communauté urbaine d’Arras a souhaité ériger un monument à Neuville-Saint-Vaast, à proximité des cimetières militaires français, tchécoslovaque, allemand et britannique, et des sites incontournables du tourisme de mémoire du Nord-Pas-de-Calais.

                      L’ouvrage réalisé par Gérard Collin-Thiebaut et le paysagiste Sensomoto a été inauguré le 17 décembre 2015 par le président de la République. Le ministère de la défense a participé à ce projet.

                       


                      Le tourisme de mémoire en Belgique, l'action du ministère de la défense

                       

                      Maissin - Belgique

                      Nécropole de Maissin, Belgique. © SGA-DMPA/G. Pichard

                       

                      114 cimetières regroupent les corps de 34 556 soldats français tués au cours des deux guerres mondiales. Le Consulat général de France à Bruxelles, opérateur de la DMPA pour l'entretien, la rénovation et la mise en valeur des cimetières militaires français, s'attache à préserver la mémoire de ces soldats : il effectue les travaux de remise en état, de valorisation (mise en œuvre d’une charte paysagère) et participe aux nombreuses commémorations.

                      Dans le cadre du développement du tourisme de mémoire, le Consulat a soutenu le principal musée de la Grande Guerre en Belgique, "In Flanders Fields", à Ypres. Une base de données regroupant les noms et les lieux d’inhumation des soldats morts sur le sol belge en 14-18 sera bientôt accessible. En 2016, "In Flanders Fields" intègrera le réseau des musées et mémoriaux des conflits contemporains animé par le ministère de la défense.

                      www.inflandersfields.be/fr

                      Auteur

                      Laure Bougon - Chef de la section tourisme de mémoire, DMPA

                      1er juillet 1916, offensive sur la Somme

                      Partager :

                      Sommaire

                        En résumé

                        DATE : 1er juillet 1916

                        LIEU : la Somme

                        ISSUE : offensive anglo-française

                        FORCES EN PRÉSENCE : France, Royaume-Uni, Allemagne

                        En 1914, les belligérants étaient entrés dans le conflit armés d’une conviction profonde : la guerre qui commençait serait meurtrière, compte tenu de la capacité de destruction des armements modernes, mais courte. L’échec du plan allemand d’invasion de la France et la constitution progressive d’un front continu de la mer du Nord à la Suisse vont les amener à redéfinir leur stratégie.

                        Pragmatiques, les Allemands acceptent de tenir désormais une position principalement défensive en France, libérant des troupes pour affronter l’armée russe, mal équipée mais si nombreuse, et attendent que l’ennemi français s’épuise et demande un armistice. Joffre, le chef d’état-major français, souhaite, pour sa part, percer le front allemand et engager une bataille décisive où l’allant des troupes françaises forcera la victoire.

                        Deux fois en 1915, au printemps puis à l’automne, il lance en Artois et en Champagne des assauts massifs contre les lignes allemandes. Ces offensives, mal préparées et insuffisamment coordonnées entre infanterie et artillerie, sont autant d’échecs sanglants, sans gain de terrain significatif.

                        ATTAQUER POUR ROMPRE LE FRONT

                        À Paris comme à Londres, le débat est intense sur la pertinence de s’acharner à percer les défenses allemandes sur le front ouest en les attaquant frontalement comme le fait Joffre. D’où l’idée d’utiliser la force de pénétration de la Royal Navy pour contourner les positions des Empires centraux. Mais la tentative de percée du détroit des Dardanelles par une armada franco-britannique (avril 1915) est un échec, le débarquement qui suit de troupes alliées sur la péninsule de Gallipoli en Turquie d’Europe le sera tout autant.

                        En décembre 1915, dirigeants politiques et militaires français, britanniques, russes et italiens se retrouvent pour discuter d’une stratégie mettant fin rapidement au conflit. Ils s’accordent sur une action offensive simultanée de chacun des alliés. De cette manière, l’armée allemande pourra moins facilement transférer des troupes d’un front à l’autre. Les Russes attaqueront donc les Austro-Hongrois et les Allemands (ce sera l’ "offensive Broussilov", en 1916), les Italiens s’opposeront aux Autrichiens dans le Tyrol, tandis que Français et Anglais monteront une offensive commune sur le front ouest.

                        Pour ces derniers, le concept d’une offensive conjointe de leurs armées est inédit au plan historique. C’est sur la Somme que doit s’effectuer la jonction avec les armées françaises. Début février, il est confirmé que cette offensive commune y aura lieu avant l’été.

                         

                        fusiliers britanniques Somme

                        Régiment du Royal Warwickshire Fusiliers, soldats de l’infanterie britannique, en charge du câblage dans les tranchées. Beaumont-Hamel (Somme), juillet 1916. © TopFoto/Roger-Viollet

                         

                        De leur côté, les chefs militaires allemands savent que les Alliés préparent une offensive commune. Le 21 février 1916, l’armée allemande déclenche un assaut massif à Verdun. La bataille acquiert rapidement une dimension symbolique majeure, testant non seulement les capacités matérielles, mais également la volonté de combattre des hommes. Se met alors en place une bataille d’usure, extraordinairement consommatrice en hommes et en matériels.

                        La question de l’offensive commune anglo-française se pose désormais différemment. D’un côté, s’affirme l’urgence d’une offensive pour soulager l’armée française. De l’autre, il est clair que celle-ci ne pourra plus se faire à parité d’efforts entre Français et Britanniques. L’engagement principal va donc reposer sur la nouvelle armée britannique intégrant plus de deux millions de volontaires engagés entre 1914 et 1916.

                        LES BRITANNIQUES PRÉPARENT L’OFFENSIVE

                        C’est l’armée professionnelle qui, en août 1914, a fourni les six divisions et les 120 000 hommes du corps expéditionnaire en France. Alors qu’en France, comme en Allemagne, l’armée d’active a immédiatement été renforcée par le rappel d’une vingtaine de classes d’âge déjà formées au métier des armes par un service militaire d’au moins deux ans, les volontaires britanniques ont tout à apprendre. Le matériel (armes, uniformes...) manque pour les équiper et les instructeurs qui auraient pu les former sont déjà au combat en France. Une fois le front stabilisé à la fin de 1914, on peut faire revenir un certain nombre de sous-officiers et autres cadres pour façonner ces "pal’s battallions", ces "régiments de copains" qui se sont engagés ensemble sur une base géographique ou professionnelle. Mais la formation de centaines de milliers d’hommes prend beaucoup de temps, d’autant que s’y ajoute l’assistance aux unités des Dominions qui affluent de tout l’Empire (Canada, Terre-Neuve, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande...) pour prendre part à la défense de la "mère-patrie".

                        La préparation de l’offensive sur la Somme incombait principalement à deux hommes : Sir Douglas Haig, chef du corps expéditionnaire britannique, et Sir Henri Rawlinson, commandant la 4e armée. L’opération projetée reposait sur un bombardement massif d’artillerie de plusieurs jours, censé anéantir l’infanterie allemande dans ses tranchées. Les troupes britanniques n’auraient alors qu’à s’avancer pour occuper un terrain désormais vide d’ennemis.

                         

                        blessés Bazentin

                        Cantine mobile pour les blessés légers lors de la campagne de la crête de Bazentin (Somme). © TopFoto/Roger-Viollet

                         

                        Par ailleurs, les généraux anglais étaient convaincus de la nécessité d’attaquer sur un front large, d’une vingtaine de kilomètres au moins. Ils espéraient, de cette manière, mettre les unités formant le fer de lance de l’offensive hors de portée des tirs de flanc. En conséquence, les troupes britanniques s’avanceraient sur un front de plus de 25 kilomètres, sans compter les 10 kilomètres de front supplémentaires dévolus aux troupes françaises. Les Britanniques attaqueraient entre Gommecourt et Méricourt en Picardie, les Français prenant place sur leur gauche, au sud de la Somme, devant Péronne. Les Britanniques avaient prévu plus de 1 100 pièces de campagne, au calibre équivalent à celui du 75 français. S’y ajouteraient 400 pièces d’artillerie lourde, d’un calibre de 90 mm à 420 mm pour les pièces de marine. Enfin, autre innovation, le feu de l’artillerie s’allongerait suivant un horaire précis, correspondant à la vitesse attendue de déplacement des troupes vers l’avant.

                        Tout au long de la préparation de l’offensive, un débat s’est noué entre Haig, officier de cavalerie, et Rawlinson, officier d’infanterie. Celui-ci souhaitait se limiter à la conquête de la première ligne de tranchées allemandes quand Haig était partisan de chercher à enlever la deuxième ligne également. La différence est loin d’être anodine. Si l’on veut conquérir deux lignes de tranchées et non pas une seule, il faut, avec le même nombre de canons et d’obus, détruire à peu près le double d’objectifs.

                        En tentant de percer en profondeur les lignes allemandes, Haig cherchait à dégager un espace où la cavalerie parviendrait à s’engouffrer. Rawlinson, lui, était convaincu que, compte tenu de l’efficacité des défenses ennemies, il fallait progresser par une succession de gains modérés et continus. Le débat ne fut pas tranché et se termina par un compromis relativement opaque qui incorpora des éléments des deux doctrines.

                         

                        soldats britanniques Somme

                        Soldats britanniques sortant d'une tranchée pendant la bataille de la Somme, juillet 1916. © Lightroom Photos/TopFoto/Roger-Viollet

                         

                        LA PARTICIPATION FRANÇAISE À LA BATAILLE

                        L’année 1915 fut catastrophique pour l’armée française qui, en dépit des offensives lancées par Joffre, n’est pas parvenue à repousser les Allemands de France, et encore moins à percer le front. Près de deux millions de soldats français furent tués, blessés ou faits prisonnier au cours des dix-sept premiers mois de la guerre. Le choix d’une grande offensive commune avec les Anglais reflète alors l’espoir de mettre rapidement un terme à un conflit qui épuise économie et populations.

                        Malgré l’importance des troupes et des moyens engagés à Verdun, les ressources humaines et matérielles affectées à l’offensive sur la Somme par les Français sont loin d’être négligeables. En ce qui concerne les effectifs, ce sont finalement trois corps d’armée (soit huit divisions), les 20e et 25e, ainsi que le corps colonial que Joffre attribue à la 6e armée, commandée par le général Fayolle, un artilleur. Un corps d’armée supplémentaire, le 2e, se tient à proximité. Ces troupes sont toutes expérimentées. La 6e armée est bien dotée en artillerie lourde (environ 600 pièces). Ainsi, compte tenu de l’étroitesse du front d’attaque, la densité de l’artillerie française est supérieure à celle des Britanniques. Par ailleurs, les fortifications allemandes, face aux troupes françaises, ont été moins soigneusement renforcées au cours des derniers mois. Le commandement allemand, à tous les échelons de la hiérarchie, est sceptique sur la capacité française à mener une offensive ailleurs qu’à Verdun. Le 1er juillet, à la différence des Britanniques, les Français vont bénéficier d’un bien improbable effet de surprise.

                        L’ARMÉE ALLEMANDE SUR LA SOMME

                        Les systèmes de tranchées et de fortifications allemands étaient plus complets, plus étendus et bâtis avec plus de moyens que ceux des Alliés. Ils étaient généralement construits par les troupes ayant vocation à les occuper et non par des territoriaux âgés, comme cela se faisait du côté français. Cette stratégie sera payante : les pertes allemandes, qui restent lourdes en chiffres absolus, sont cependant moitié moindres que celles subies par les assaillants. Malgré ce succès relatif, l’état-major allemand commence à s’inquiéter de l’enlisement du conflit et à se soucier de l’attrition lente de ses troupes et de ses ressources. D’où sa décision de rompre - partiellement – avec sa tactique défensive et de lancer une offensive sur Verdun.

                        Pendant ce temps, le général Fritz von Below, commandant la IIe armée allemande stationnée sur la Somme, constate que des unités britanniques viennent progressivement remplacer les unités françaises. Il lance alors un programme de renforcement massif de ses lignes et de ses fortifications. Les abris sont bétonnés, les réseaux de barbelés densifiés et on ajoute une troisième ligne de défense, qui commence d’être creusée derrière les deux premières. Il demande aussi des renforts tout au long du printemps. Malgré l’offensive russe qui vient de commencer en juin, Falkenhayn lui accorde quatre divisions supplémentaires, soit 60 000 hommes. De plus, un certain nombre de nouvelles pièces d’artillerie vont arriver juste avant le début de l’offensive britannique.

                        Au 1er juillet 1916, les troupes britanniques s’apprêtent donc à affronter des soldats allemands bien entrainés, au moral élevé, et protégés par des défenses denses et efficaces.

                         

                        blessés Beaumont-Hamel

                        Bataille d'Albert, soldats du 1er bataillon du régiment britannique des Fusiliers du Lancashire prenant soin de leurs blessés dans les tranchées, Beaumont-Hamel (Somme), 1er juillet 1916.
                        © TopFoto/Roger-Viollet

                         

                        THE "BIG PUSH"...

                        Les Britanniques et les Français pensent être prêts pour "The Big Push" ("grande poussée"). Commence alors le bombardement des positions allemandes le 24 juin qui devait durer cinq jours. L’artillerie britannique utilise 1 500 pièces, soit une tous les dix-huit mètres de front. Durant cette semaine, plus de 1 500 000 obus vont être tirés sur les lignes ennemies. Du côté allemand, la pression sur les troupes terrées dans leurs abris est épouvantable. Certains craquent et deviennent fous. La résistance de l’immense majorité d’entre eux n’en est que plus remarquable : la plupart des positions resteront tenues jusqu’au déclenchement de l’assaut. Celui-ci devait être lancé le matin du 29 juin mais après des pluies diluviennes, il est décidé de repousser l’attaque au 1er juillet.

                        Le 30 au soir, à la nuit tombée, les troupes britanniques se mettent en route vers leurs tranchées de départ. À 7h28, le 1er juillet, les mines explosent sous les positions allemandes. À 7h30, les coups de sifflet retentissent et les premiers hommes s’élancent par-dessus le parapet.

                        Dès les premières minutes de l’assaut, le constat des observateurs est accablant : le bombardement britannique n’est pas parvenu à anéantir la défense allemande particulièrement vigoureuse. La majorité des abris n’ont pas été détruits. Leurs défenseurs peuvent se précipiter à l’air libre et rejoindre, avec leurs armes, leurs positions de tir. Les lignes de barbelés sont également le plus souvent intactes, ralentissant énormément la progression des attaquants. Surtout, l’artillerie allemande intervient massivement. La plupart de ses pièces n’ont pas été détruites par le bombardement anglais. C’est donc sous un déluge d’explosions et de mitraille que les soldats britanniques vont avancer. Le résultat est le même que celui enregistré dans des circonstances similaires tout au long du premier conflit mondial : le massacre des assaillants.

                        Du côté britannique, 66 000 hommes de la première vague, répartis en quatre-vingts régiments, se sont lancés à l’assaut à 7h30. Une heure plus tard, 30 000 d’entre eux ont été tués, blessés ou ont disparu.

                        Comment expliquer un tel revers ? Tout d’abord, le million et demi d’obus envoyés sur les lignes allemandes dans la semaine précédente n’a pas rempli son objectif pour trois raisons principales. La première d’entre elles est le manque de précision du tir des artilleurs anglais, encore relativement inexpérimentés à ce stade du conflit. Par ailleurs, une forte proportion des obus tirés sont des obus à projection d’éclats, efficaces contre des soldats exposés au cours d’une attaque mais beaucoup moins contre des positions enterrées. Enfin, une proportion très élevée de projectiles, de l’ordre du tiers, n’a pas explosé à l’impact. La croissance de la production d’obus par l’industrie britannique s’est faite, dans un premier temps, au détriment de la qualité, notamment au niveau des détonateurs.

                        L’ÉCHEC DE L’ASSAUT DU 1ER JUILLET

                        À 8h30, il était prévu que quarante-trois régiments supplémentaires se lancent à leur tour à l’assaut. Dans la plupart des cas, les commandants locaux décidèrent de les y envoyer, avec un résultat désormais prévisible.

                        L’artillerie britannique, conformément au plan arrêté, allongea son tir vers la deuxième ligne allemande pour couvrir la progression, désormais toute théorique, de la première vague. Au nord du dispositif britannique, autour de Gommecourt, les unités de la 3e armée et deux divisions de territoriaux s’élancent, sans pouvoir conquérir les premières lignes ennemies. Dans les rares cas où elles y sont parvenues, elles subissent la férocité des contre-attaques allemandes et doivent abandonner dans la journée les tranchées conquises.

                        C’est la 4e armée britannique, celle de Rawlinson, qui fournira l’essentiel des assauts de la journée. Au nord de son dispositif, les attaques ne seront également qu’une série d’échecs. La seule exception est la percée inattendue, entre Thiepval et la rivière Ancre, de la 36e division, dite "Division de l’Ulster". Mais elle se retrouve isolée, épuisée, et à court de munitions. Pour éviter l’encerclement, elle se replie finalement sur ses lignes de départ, mais au cours de cette opération, 2 000 hommes auront été tués, 2 700 autres blessés et 165 faits prisonniers.

                         

                        blessé Ancre

                        Soldats britanniques portant un blessé après la bataille de l'Ancre. Beaumont-Hamel (Somme), 16 novembre 1916. © TopFoto/Roger-Viollet

                         

                        Au centre du dispositif de la 4e armée, la 8e division, composée de vétérans, et la 34e, d’engagés récents, attaquent toute la journée. Leur sort sera identique : la 8e division perdra plus de 5 000 hommes, tués ou blessés, et la 34e sera la plus éprouvée de toutes, avec une perte totale de 6 500 hommes. Les seuls succès de ce 1er juillet sont enregistrés sur l’aile droite de la 4e armée. La 30e division, en particulier, qui jouxtait la 6e armée française et qui a profité de la couverture de son artillerie, est la seule des divisions britanniques parties à l’assaut le matin à avoir atteint ses objectifs.

                        Les troupes françaises ont, quant à elles, progressé très rapidement et avec un minimum de pertes. Il est vrai qu’elles ont bénéficié d’un certain nombre de facteurs extrêmement favorables. Les Allemands ne pensaient pas vraiment que les Français allaient participer à l’assaut. Ils n’avaient pas autant renforcé leurs fortifications que face aux Anglais, et avaient même parfois évacué leurs troupes des premières lignes pour les soustraire à l’intensité du bombardement. Le bombardement français, plus dense et mené par des artilleurs plus expérimentés que ceux des Britanniques, fait des ravages.

                        À midi, le 20e corps français a atteint tous ses objectifs. Au sud de la Somme, le corps colonial et le 25e corps constatent que les deux premières lignes allemandes ont été détruites et que la route de Péronne semble ouverte. Cette opportunité, la seule de la journée, ne sera pourtant pas exploitée.

                         

                        Allemand Péronne

                        Soldat allemand dans Péronne en ruine, novembre 1916. © Akg-Images

                         

                        LE BILAN HUMAIN ET STRATÉGIQUE DE L’ATTAQUE

                        Au soir du 1er juillet, le total des pertes britanniques s’élève à 57 470 hommes : 19 240 tués, 35 493 blessés, 2 152 disparus et 585 prisonniers.

                        Si l’on admet que la plupart des disparus ont été tués dans des circonstances qui n’ont pas permis d’identifier leurs restes, c’est plus de 21 000 soldats britanniques qui sont morts ce jour-là. Au total, ce 1er juillet 1916 fut, et reste, le jour le plus meurtrier de l’histoire militaire britannique.

                        Du côté français, l’assaut s’est déroulé comme prévu et les pertes totales de la journée sont d’environ 1 500 tués et blessés. En face, les pertes allemandes, plus difficiles à évaluer, sont estimées entre 8 000 et 10 000 hommes, dont 2 000 prisonniers.

                        Durant les quatre mois et demi que durera la bataille de la Somme, l’opportunité de percer les lignes allemandes ne se représentera plus. La bataille s’arrêtera mi-novembre, sous l’effet conjugué de l’épuisement des combattants et du mauvais temps. Dans l’intervalle, une série continue d’attaques limitées, avec le soutien massif des troupes des Dominions, n’aura permis d’atteindre que les objectifs de gains territoriaux du premier jour de l’offensive. Malgré ce manque de résultats décisifs, l’offensive sur la Somme aura effectivement contraint l’armée allemande à relâcher la pression devant Verdun. De plus, malgré le succès de sa défense, celle-ci commence à douter de sa capacité à tenir indéfiniment le terrain en France, face à un adversaire dont les moyens humains et matériels ne cessent d’augmenter.

                        Auteur

                        Jean-Michel Steg - Étudiant à l’EHESS, spécialiste de la Grande Guerre

                        1915 - En finir avec les tranchées

                        Partager :

                        Sommaire

                          En résumé

                          DATE : 25 avril 1915

                          LIEU : Gallipoli, presqu’île turque à l’entrée du détroit des Dardanelles

                          ISSUE : Débarquement allié

                          FORCES EN PRÉSENCE : France, Royaume-Uni, Empire ottoman

                          Les hécatombes de 1914 ont surpris et décontenancé les états-majors. Une fois le front enlisé, la guerre des tranchées s’avère tout aussi meurtrière que la guerre de mouvement et ne permet à aucun des belligérants de prendre un quelconque avantage décisif. Comment, alors, en finir avec les tranchées et gagner cette guerre au plus vite ?

                          Quand l’année 1914 s’achève, c’est peu dire que les états-majors sont plongés dans le désarroi. Six mois plus tôt, en août 1914, ils partaient plein de confiance en campagne avec l’illusion de la guerre courte, des rêves napoléoniens pleins la tête. La guerre, c’était avant tout une question de courage, de cran, d’élan, c’était une affaire de jarrets, de charge de cavalerie sabre au clair et de furieux assauts de l’infanterie, baïonnette au canon. Ils vont bien vite déchanter et découvrir que ce modèle, celui du XIXe siècle, est complètement révolu.

                          Dès les premiers affrontements, les Français comprennent qu’ils sont entrés dans l’ère de la guerre industrielle, de la puissance du feu qui couronne le canon comme roi de la guerre et oblige les fantassins à s’enterrer s’ils veulent pouvoir encaisser le choc sans être anéantis. Entre octobre et novembre, une ligne de tranchées se forme ainsi sur 700 km, de la mer du Nord à la Suisse, et transforme la guerre de mouvement en une guerre de siège.

                           

                          Souain 1915

                          Dans les tranchées avant l’attaque, Souain (Marne), septembre 1915. © ECPAD/Victor Chatenay

                           

                          La situation est à peu près identique sur le front oriental. Même s’ils ont été rossés en Prusse Orientale par les Allemands, les Russes ont bousculé les forces austro-hongroises et poussé leurs troupes jusque sur les Carpates, mais, là aussi, l’offensive s’est enlisée : le manque de munitions, les déficiences de l’intendance, et la trêve sifflée par le général hiver a bloqué la situation jusqu’au printemps. La question qui taraude les états-majors à la fin de l’année 1914 est donc la suivante : comment sortir de cette guerre de tranchées ? Comment surmonter ce blocage ? Comment en finir avec les fils de fer barbelés, les barrages d’artillerie et les tirs de mitrailleuses qui assurent la défaite à celui qui est assez fou pour attaquer ? Dans les deux camps, la réflexion s’engage sur les moyens de dépasser cette nouvelle forme de guerre que l’on comprend encore assez mal, à la recherche d’une méthode originale ou d’un nouveau front qui permettrait de tout débloquer.

                          LE PLAN SCHLIEFFEN À L’ENVERS

                          Devant l’expérience des offensives de détails ou d’envergure, celle des Allemands sur Calais par exemple, il apparaît très vite que la défensive est supérieure à l’offensive. Même si l’on y met les moyens et que l’on sacrifie des milliers d’hommes pour prendre la tranchée à l’ennemi, celui-ci se replie sur une tranchée de seconde ligne à quelques centaines de mètres de là et tout est à refaire. Aussi, à la charnière des années 1914 et 1915, il est des généraux et des hommes politiques pour comprendre que, si l’on ne veut pas aboutir à de grandes hécatombes sans résultats en 1915, il faut regarder la carte de la guerre et prendre de la hauteur. Deux considérations animent ces individus clairvoyants qui ont pris acte de la situation de blocage sur le front occidental : reprendre la guerre de mouvement et, puisque l’on ne parvient pas à vaincre le plus fort, s’attaquer au plus faible.

                          Ce débat vaut autant en France et en Grande-Bretagne qu’en Allemagne. À Berlin, en effet, on a toujours craint de se battre sur deux fronts - la Russie et la France - et, pour ne pas diviser ses forces, l’armée allemande a conçu le plan Schlieffen qui consistait à l’emporter rapidement sur la France avant de s’en retourner contre la Russie, plus longue à mobiliser vu son immensité. Mais la bataille de la Marne a fichu ce plan par terre. La France a largement été envahie mais elle a tenu et l’armée allemande se retrouve dans la situation qu’elle redoutait.

                           

                          soldats allemands Russie 1915

                          Soldats allemands dans une tranchée près d’Ivangorod (Russie), juillet 1915. © PA Archive/Roger Viollet

                           

                          C’est pourquoi, un certain nombre de stratèges, à commencer par Hindenburg et son quartier-maître Ludendorff, chefs du front oriental, préconisent d’inverser le plan Schlieffen en 1915 : rester sur la défensive à l’ouest et en finir avec la Russie à l’est. L’armée du tsar Nicolas II compte de nombreux soldats mais peu de canons et ses stocks d’obus sont vides . il sera donc facile de la bousculer avec un peu de matériel. Le chef des armées allemandes, le général Falkenhayn, qui a l’oreille de l’empereur Guillaume II, est cependant opposé à reporter massivement ses forces vers l’est. Napoléon ne s’est-il pas cassé les dents sur la Russie ? Par ailleurs, en profitant de son immensité, les troupes russes peuvent toujours reculer et forcer les Allemands à frapper dans un oreiller. Devant les pressions du maréchal Hindenburg, immensément populaire depuis qu’il a vaincu les Russes en Prusse Orientale, en août, Falkenhayn cède à moitié. Au lieu de rassembler 80% des troupes allemandes sur le front occidental, il consent à abaisser ce chiffre à 60% pour donner aux chefs du front oriental les moyens de corriger les Russes.

                          PORTER LA GUERRE DANS LES BALKANS

                          À Paris comme à Londres, on en vient à peu près aux mêmes réflexions. Le blocage est total à l’ouest et il est peu probable que l’on puisse bousculer les Allemands. Alors pourquoi ne pas chercher un autre terrain d’opération dans les Balkans, reprendre la guerre de mouvement et vaincre le plus faible, à savoir l’Autriche-Hongrie, pour isoler l’Allemagne et l’attaquer ensuite sur le flanc sud ? Pour ce faire, il faudrait envoyer des forces considérables, au moins 500 000 hommes en Grèce, à Salonique, remonter par la Macédoine et rejoindre la Serbie qui tient toujours contre l’Autriche. Enfin, de concert avec les Russes, lancer une grande opération qui devrait écraser les forces austro-hongroises. Sur le papier, le plan est génial. Surtout qu’il est autant politique que militaire. En effet, quand les neutres balkaniques entreverront la défaite probable de l’Empire austro-hongrois, nul doute qu’ils voudront entrer en guerre pour avoir leur part du butin : l’Italie, qui lorgne sur le Trentin et sur l’Istrie, la Roumanie, qui rêve de s’emparer de la Transylvanie, iront sans doute mais aussi la Bulgarie et la Grèce très certainement. Telle est l’idée des généraux de Castelnau et Franchet d’Esperey dès octobre 1914, mais aussi des politiques comme Aristide Briand, en France, et David Lloyd George, en Grande-Bretagne.

                          Mais là aussi, il y a des oppositions… et de taille : lord Kitchener, ministre de la Guerre de Sa Majesté, après avoir montré de l’intérêt à ce projet d’une armée d’Orient qui pourrait bouleverser la carte de la guerre, se reprend. Il n’a déjà pas assez d’hommes et de matériel pour approvisionner le front occidental, alors il ne va pas se laisser emporter dans une aventure balkanique lointaine et coûteuse.

                           

                          Autrichiens Dardanelles

                          Troupes autrichiennes dans les Dardanelles, 1915. © Library of Congress/George Grantham Bain Collection

                           

                          Mais c’est Joseph Joffre, le généralissime français, qui est le plus hostile au projet. Lui, qui prend la fâcheuse habitude de promettre la victoire de trois mois en trois mois, assure qu’il vaincra les Allemands au printemps et donc qu’il a besoin de tous ses hommes et de tous ses canons. Et puis, vaincre l’Autriche, le plus faible, est pour lui une mauvaise idée : "Ce n’est pas l’Autriche qu’il faut battre, c’est l’Allemagne", s’énerve-t-il le 8 janvier 1915.

                          DEMI-VICTOIRE ALLEMANDE EN RUSSIE

                          Si Falkenhayn accepte l’idée d’une grande offensive contre la Russie, il ne se fait pas d’illusions pour autant : il ne pense pas pouvoir la terrasser mais lui infliger de telles pertes qu’il l’amènera peut-être à conclure une paix séparée. En tout cas, il n’est pas question pour lui de renforcer la popularité du tandem Hindenburg-Ludendorff, aussi confie-t-il la direction de l’offensive au général Mackensen qui commandera également les troupes autrichiennes placées aux côtés des Allemands.

                          Durant tout le mois d’avril, des troupes sont concentrées dans le plus grand secret sur une ligne d’une cinquantaine de kilomètres, plus de 2 000 canons sont rassemblés et pas moins d’un million d’obus. On n’a jamais préparé une bataille aussi formidable. Le 1er mai, le bombardement écrase les positions russes durant toute la journée. C’est un déluge de feu inédit. Le lendemain, quand l’assaut est ordonné, les lignes russes sont bouleversées et les soldats se rendent en masse ou fuient à grandes enjambées. Avec à peine un fusil pour trois soldats, ils avaient quelques raisons de se soustraire au combat ! En un mois, les Allemands font 300 000 prisonniers. Et rien ne semble pouvoir arrêter l’avancée de Mackensen : le rouleau compresseur russe n’est plus qu’une blague. Le 4 août, Varsovie est investie et toute la Pologne russe tombe aux mains des Allemands. Mais, en progressant, les Allemands étirent leurs lignes de ravitaillement tandis que celles des Russes se resserrent.

                          En septembre, l’offensive prend fin : il faudrait bien plus d’hommes et bien plus de canons pour marcher sur Petrograd via les pays baltes. Hindenburg et Ludendorff les réclament à grands cris mais Falkenhayn ne peut les accorder, étant donné que les Français préparent une grande attaque en Champagne et qu’il doit se préparer "à passer un mauvais quart d’heure".

                          Tel est le dilemme de l’Allemagne en 1915, obligée de se battre sur deux fronts et donc de ne jamais pouvoir porter un coup décisif.

                          LA FAUSSE BONNE IDÉE DES DARDANELLES

                          Chez les Français et les Anglais, compte tenu de l’opposition de Joffre et de Kitchener, le projet d’une armée d’Orient qui opérerait dans les Balkans piétine et s’enlise. Puisque le haut-commandement rechigne, l’affaire devient essentiellement politique. En février, les deux gouvernements s’accordent, par exemple, sur l’idée de créer un corps expéditionnaire franco-britannique destiné à rejoindre le front serbe mais les oppositions sont trop fortes : alors que la France est envahie et que les Allemands sont à peine à plus de 100 km de la capitale, le moment est-il venu de dégarnir les tranchées pour tenter un coup de poker sur un front aussi lointain que secondaire ? L’opinion comprendrait-elle que l’on reste sur la défensive à l’ouest et que l’on ne tente rien pour repousser l’envahisseur ?

                           

                          Britanniques à l'assaut

                          Troupes britanniques à l’attaque près d’Achi Baba sur la presqu’île de Gallipoli, 25 avril 1915. © Akg-images

                           

                          Par ailleurs, le généralissime prépare une petite offensive "de derrière les fagots" dont les Allemands lui diront des nouvelles. En conséquence, il trouve le projet de l’armée d’Orient complètement inutile sinon aberrant. "Pourquoi chercher ailleurs et si loin ce que j’obtiendrai en mars 1915 ? Je suis alors sûr de percer et de reconduire chez eux les Allemands". C’est dans cette situation de blocage que Winston Churchill, premier lord de l’Amirauté, c’est-à-dire ministre de la Marine, présente son propre projet, directement concurrent de celui de l’armée d‘Orient : forcer les détroits turcs des Dardanelles et du Bosphore et s’emparer de Constantinople. Comme seule la Royal Navy est chargée de cette action d’éclat, que le ministre ne demande pas le moindre canon supplémentaire ni le moindre régiment à l’armée, sa proposition fait l’unanimité. Les Français, eux, n’y croient pas. Dans le doute, ils se joignent à l’opération car il ne faudrait pas, en cas de réussite, que les Anglais se retrouvent seuls maîtres du jeu en Méditerranée orientale et remodèlent à leur guise la carte du Proche-Orient.

                          Le 18 mars, une armada franco-britannique se présente donc devant les Dardanelles pour une expédition que l’on croit aisée. Rien ne se passe comme prévu. Encadrés et équipés par les Allemands, les Turcs ont multiplié les batteries et jeté dans le détroit des mines dérivantes. Les navires de la flotte alliée ne parviennent pas à franchir les Dardanelles. Humiliés, Anglais et Français réfléchissent alors à une opération amphibie et organisent un débarquement sur la presqu’île de Gallipoli le 25 avril, avec force troupes coloniales (le tiers des forces françaises sont des Sénégalais et les troupes australiennes et néo-zélandaises forment le gros des bataillons britanniques). Comme les Turcs tiennent les hauteurs, l’opération tourne au fiasco meurtrier, et les mêmes tranchées et le même blocage prévalent ici, la soif et les moustiques en plus. Au final, l’opération se révèle très coûteuse en hommes et en matériel (plus de 500 000 hommes y ont été engagés), en pure perte. La seule réussite des Dardanelles est encore son évacuation sans pertes en décembre 1915 et janvier 1916.

                           

                          Ottomans 1915

                          Soldats ottomans pendant la campagne de Gallipoli, 1915. © Library of Congress/George Grantham Bain Collection

                           

                          TROP TARD POUR L’ARMÉE D’ORIENT

                          L’aventure désastreuse des Dardanelles est lourde de conséquences : non seulement elle parasite le projet d’armée d’Orient, qui devait débarquer en Grèce et rejoindre le front serbe, mais elle refroidit les neutres balkaniques. À l’exception de l’Italie qui se décide à intervenir - elle signe le traité d’alliance le 26 avril, alors même que l’on pense encore pourvoir vaincre dans les Dardanelles -, la Grèce et la Roumanie qui s’enflammaient sont subitement refroidies et replongent dans l’attentisme le plus prudent. La Bulgarie, pro-allemande depuis la guerre balkanique de 1913 qui a avantagé la Serbie à ses dépens, sort quant à elle de sa réserve depuis qu’elle constate que les Français et les Anglais sont incapables de vaincre les Ottomans. Elle s’allie alors secrètement aux puissances centrales durant l’été et, le 5 octobre, entre dans le conflit et prend en tenailles la Serbie, aux prises au même moment avec une violente offensive austro-allemande. L’armée serbe est battue, obligée de battre en retraite à travers l’Albanie, le pays entièrement livré aux envahisseurs.

                           

                          Français Gallipoli

                          Tir d’obus français sur la presqu’île de Gallipoli, avril 1915. © Akg-images/Gérard Degeorge

                           

                          Dans le même temps, les gouvernements imposent au haut-commandement la création d’une armée d’Orient pour aller secourir les Serbes. Quand elle débarque à Salonique, en octobre, il est trop tard : la Serbie est déjà en voie d’écroulement. Qu’elle était belle cette idée de l’armée d’Orient au début de l’année 1915, mais le retard mis à la créer l’a rendue totalement inopérante. À la fin de l’année, non seulement la Serbie est rayée de la carte mais la Roumanie et la Grèce se sont repliées dans la neutralité tandis que la Bulgarie a basculé dans le camp de l’ennemi : les atermoiements des Alliés et leur détour dramatique des Dardanelles ont livré les Balkans aux puissances centrales.

                          L’ANNÉE DES MASSACRES INUTILES

                          Si le projet de l’armée d’Orient est torpillé, c’est, comme on l’a vu, que Joffre n’en veut absolument pas. Pour l’année 1915, il croit sincèrement en la percée sur le front occidental, à longueur de coups d’aiguilles un peu partout sur le front, d’opérations à objectifs limités ou de gros coups de béliers, en Artois et en Champagne au printemps, en Champagne et en Artois à l’automne. Comme il n’y arrive pas et que les hommes meurent par dizaines de milliers, il justifie sa stratégie en inventant la théorie du grignotage. En réalité, c’est la stratégie de celui qui n’en a pas et qui ne sait que faire. Grignoter l’ennemi, en effet, consiste à se lancer perpétuellement à l’assaut de ses positions afin de prendre l’ascendant moral sur lui et d’entretenir, par des massacres réguliers et sans objectifs fondamentaux, le mordant de la troupe dont on craint qu’elle ne se relâche dans le confort de la défensive. En réalité, le grignotage ne fait qu’user l’armée française et aucunement l’adversaire.

                           

                          Repli des Français à Salonique

                          Arrivée à quai d'un transport de troupes françaises à Salonique (Grèce). 1915. © Roger-Viollet

                           

                          À la fin de l’année 1915, on compte 320 000 morts parmi les poilus pour 3 km de gains en Artois et 5 km en Champagne. On ne peut pas vraiment parler de succès ! Le général de Castelnau n’a pas tort quand il affirme tristement que "notre armée a passé toute l’année 1915 à s’user les dents jusqu’à la racine contre un mur". Lloyd George, un des premiers partisans de l’armée d’Orient, enrage devant le peu de génie du commandement militaire, qui a toujours une longueur de retard sur l’ennemi : "Trop tard quand on part là-bas, trop tard quand on y arrive, trop tard quand on prend une décision, trop tard quand on se lance dans une entreprise, trop tard quand on la prépare". Heureusement, Joffre a un plan pour 1916. Ne jurant désormais que par la coordination des fronts, il ne veut plus rien tenter avant que l’armée russe ne soit en mesure de se refaire une santé et de reprendre l’offensive, mais médite une énorme offensive pour l’été suivant.

                           

                          Français à Salonique

                          "Dans le camp retranché, à Salonique" : troupes françaises traversant le Galiko, fin 1915. Photographie parue dans le journal Excelsior du dimanche 30 janvier 1916.
                          © Caudrilliers/Excelsior - L'Équipe/Roger-Viollet

                           

                          Lors de la conférence interalliée de Chantilly, du 6 au 8 décembre, il est convenu que Français, Britanniques, Italiens et Russes attaqueront ensemble, aux alentours du mois de juin 1916. Une opération simultanée qui empêchera l’Allemagne de faire circuler ses réserves d’un front à l’autre et qui l’acculera à la défaite. Mais juin 1916 c’est bien loin et il est peu probable que les Allemands soient assez polis pour attendre six mois l’arme au pied. Au contraire, n’ayant plus rien à craindre de la Russie, qui panse ses blessures, Falkenhayn peut préparer en toute sécurité un profond coup de poing sur le front occidental. Son dévolu se porte désormais sur le saillant de Verdun.

                          Auteur

                          Jean-Yves Le Naour. Historien spécialiste de la Première Guerre mondiale

                          Radio Londres, une arme de guerre

                          Partager :

                          Sommaire

                            En résumé

                            DATE : 19 juin 1940

                            LIEU : Londres

                            ISSUE : Première émission de "Ici la France", qui devient "Les Français parlent aux Français" le 6 septembre 1940, sur les ondes de Radio Londres

                            GÉNÉRIQUE : "Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand ! "

                            "La grande arme secrète, ce n’étaient pas les V1, V2, c’était la radio. Et ce sont les Anglais qui l’ont mise au point". Ainsi s’exprimait Jean Galtier-Boissière, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, témoin de la violence d’une guerre des ondes qui s’est jouée au quotidien entre trois radios majeures, Radio Paris, Radio Vichy et la BBC.

                            Dès 1925, Hitler avait écrit dans son livre Mein Kampf : "En période de guerre, les mots sont des armes". Quinze ans plus tard, la radio allemande était devenue une arme redoutable "aussi efficace que des chars sur les champs de bataille", selon le ministre de la propagande allemand, Joseph Goebbels. La bataille des opinions était lancée et, dans ce jeu de séduction et de propagande, la BBC allait remporter une victoire sur les cœurs et les esprits, devenant le fer de lance d’une résistance civile sans précédent.

                            Des lettres inédites retrouvées dans des cartons d’archives, en Angleterre, témoignent de cette relation unique tissée entre Radio Londres et ses auditeurs, et nous révèlent l’état de l’opinion publique de ces Français sous le joug allemand. "Chers amis anglais, merci pour le réconfort qu’apportent vos émissions aux Français restés avides de liberté, aux Français qui n’acceptent pas d’être mangés à la sauce hitlérienne, à ceux qui gardent au cœur, avec la rage impuissante contre les mauvais bergers, l’espoir tenace d’un relèvement" (une auditrice de Béziers, 20 juin 1940).

                            TABLEAU RADIOPHONIQUE

                            En septembre 1939, la France compte 6,5 millions de postes récepteurs, contre 9 millions en Angleterre et 13,7 en Allemagne où les dirigeants visent un objectif précis : anéantir l’ennemi par l’intoxication morale et la paralysie psychologique. Depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la nazification des médias soumet les citoyens du Reich à une propagande quotidienne sur les antennes de la Reichsrundfunk Gesellschaft, et leur interdit toute écoute des radios "ennemies" sous peine de lourdes sanctions.

                            En génie des ondes, Joseph Goebbels est à la manœuvre. Il développe le service international allemand et crée des postes noirs à destination du reste du monde. Ainsi, La Voix de la paix, drapée dans une opposition pacifiste et révolutionnaire d’extrême droite, est une radio clandestine lancée en décembre 1939 et, en janvier 1940, Radio Humanité complète le dispositif en s’adressant aux ouvriers français, à grands coups de dénonciation de cette guerre dite "impérialiste et capitaliste".

                            Face à cette machinerie, le gouvernement français refuse d’utiliser l’arme de guerre radiophonique. À ses yeux, la mission de la radio en guerre doit se borner à éclairer l’opinion, l’encadrer, diffuser une information, certes, dirigée et censurée, mais sans propagande virulente. L’erreur est de taille ! La radio d’État se coupe rapidement de son public, irrité de cette censure infantilisante et du ton trop élitiste de la Radiodiffusion nationale. Dès lors, des auditeurs français se tournent vers la BBC, le poste suisse Radio Sottens, et plus dangereusement vers les postes noirs allemands dont le plus beau fleuron, en matière de désinformation et d’intoxication, fut la sulfureuse Radio Stuttgart.

                            LA BBC ENTRE DANS LA GUERRE

                            En France, un homme a compris la force de la radio et des mots sur le champ de bataille, un officier quasi inconnu, interviewé pour la première fois le 21 mai 1940, à Savigny-sur-Ardres en Champagne-Ardenne. Au micro du journaliste Alex Surchamp, le colonel Charles de Gaulle, commandant la 4e division cuirassée, refuse le défaitisme et prédit que, par la force mécanique, viendra la victoire. Le 18 juin, il lance son appel à la résistance, depuis un studio de la BBC à Londres. La guerre des ondes s’engage.

                            Face à Radio Paris, entièrement sous la botte allemande, avec un programme mêlant propagande, diatribes acérées, divertissement et musique, et à Radio Vichy, le poste du Maréchal, au ton d’abord modéré, mais qui va bientôt adopter un discours plus hostile aux Alliés et faire l’apologie de la collaboration, la BBC sera l’un des plus beaux instruments de cette bataille hertzienne.

                            En juin 1940, avec ses six bulletins quotidiens d’informations, les services français de la radio de Londres sont encore balbutiants. Mais la défaite des troupes françaises et la mainmise des Allemands sur les médias nationaux précipitent la transformation de l’offre outre-Manche. Le 19 juin, une nouvelle émission, Ici la France, s’ajoute à l’ensemble, de 20h30 à 20h45, d’abord avec le journaliste Jean Masson, puis, à partir du 24 juin, avec Pierre Bourdan, de son vrai nom Pierre Maillaud, journaliste de l’Agence Havas à Londres, qui reprend un temps l’émission de 20h30 à 21h00.

                             

                            Pierre Bourdan

                            Pierre Bourdan, une des voix célèbres de l’émission "Les Français parlent aux Français" à la BBC. © Rue des archives/Tallandier

                             

                            Mais les Anglais entendent offrir aux auditeurs français un vrai rendez-vous, créatif, sans propagande affichée, avec la volonté d’informer, de soutenir le moral, de dire la vérité et de redonner l’espoir. Le 7 juillet, le metteur en scène Michel Saint-Denis, alias Jacques Duchesne, est désigné pour constituer une équipe totalement française avec ses programmes et ses aspirations nationales. Il va grouper autour de lui des hommes et femmes d’horizons divers, notamment Pierre Bourdan, chargé des commentaires de nouvelles, Yves Morvan, alias Jean Marin, mobilisé à la mission franco-anglaise d’information le 2 septembre 1939 et présent à la BBC depuis juin 1940, Jean Oberlé, ancien correspondant du quotidien Le Journal, Pierre Lefèvre, le plus jeune de la troupe, le poète et homme de cinéma Jacques Borel (Brunius à la radio), le dessinateur et antiquaire Maurice Van Moppès que Duchesne transformera en chansonnier, sans oublier la belle Geneviève Brissot. À la fin de l’année 1943, Pierre Dac complètera l’équipe. Sous le même intitulé Ici la France, l’équipe débute ses émissions le 14 juillet 1940, et prend le titre "Les Français parlent aux Français" le 6 septembre. Dénonçant l’occupation et les méfaits de la collaboration avec l’ennemi, l’émission sera une fenêtre sur le monde libre, une bouffée d’oxygène et d’espoir dans ce temps difficile.

                            De son côté, à partir du 18 juillet, de 20h25 à 20h30, la France libre dispose de cinq minutes d’antenne, sous le titre Honneur et Patrie, animées par Maurice Schumann, porte-parole du général de Gaulle . un rendez-vous rediffusé, dès le 9 décembre, dans le bulletin d’information de midi. Conscient de la force de cet outil moderne, de Gaulle sait que la BBC lui permettra de garder le contact avec les Français et d’insuffler l’esprit de la résistance.

                             

                            Jacques Duchesne

                            Jacques Duchesne, à la tête de l’équipe de l’émission radio "Les Français parlent aux Français" à la BBC, vers 1942. © Rue des archives/PVDE

                             

                            Même s’il n’interviendra que dans les grandes occasions - 67 fois en cinq ans - il devient une voix attendue des Français qui croient fermement que "la BBC, c’est de Gaulle !". Méprise évidente, car toutes les émissions sont soumises à une censure visée par les Britanniques, y compris celles du Général qui n’aura de cesse de développer la puissance de Radio Brazzaville pour y retrouver une liberté de parole.

                            Mû par un idéal, l’anéantissement du nazisme et la restauration de la liberté en Europe, le programme français de la BBC débutera chaque soir à 20h15 (21h15 en hiver) par la lecture des nouvelles rédigées en anglais et traduites en français, suivi à 20h25, par les Cinq minutes de la France libre, puis de 20h30 à 21h00, "Les Français parlent aux Français" entrent en scène, livrant commentaires de nouvelles, sketches, saynètes, slogans, chansons et ritournelles que les Français iront jusqu’à fredonner, en signe de ralliement. "Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand ! " devient la ritournelle à succès lancée en septembre 1940 par Jean Oberlé, au sein d’une équipe qui se distingue par sa créativité. Ainsi, "La discussion des Trois amis" met en scène trois personnages d’opinion différente qui échangent sur des sujets d’actualité. Et "La petite Académie", souvent programmée le dimanche, transporte l’auditeur à l’Académie française où Jacques Borel dans le rôle du président, Jacques Duchesne dans celui de l’archiviste et Jean Oberlé en rapporteur redéfinissent les mots du dictionnaire à la lumière de l’occupation : "Liberté = mot provisoirement supprimé" ou encore "ration = restes de l’Occupant". Il y en a pour tous les publics, y compris les enfants qui disposent, tous les jeudis, de leur émission dans laquelle Babar et d’autres personnages enfantins servent les objectifs du camp allié.

                             

                            les voix de la France libre

                            Dans un studio de la BBC à Londres (de gauche à droite) : Jacques Duchesne, Jean-Jacques Mayoux, André Gillois, Maurice Schumann, Jean Oberlé et Geneviève Brissot.
                            © Rue des archives/PVDE

                             

                            Mais le plus intriguant pour les auditeurs de Radio Londres reste ces phrases mystérieuses qui se glissent dans le programme des messages personnels, à partir du 28 juin 1940 et initialement réservés aux évadés de France qui souhaitent rassurer leurs proches en signalant leur arrivée, de façon sibylline. À compter de septembre 1941, sur une idée du colonel Buckmaster, chef de la section française du bureau des opérations spéciales SOE, des messages codés prennent place sur les antennes de la BBC . "Lisette va bien", "La lune est pleine d’éléphants verts", "Le chien du jardinier pleure"..., autant de formules fascinantes qui serviront de moyens de communication avec les mouvements de résistance afin d’identifier des agents, d’annoncer des actes de sabotages, des envois de matériel, des arrestations, des dangers à venir ou toute autre opération de résistance.

                            LA RIPOSTE DES ALLEMANDS

                            Le succès du programme est au rendez-vous : en témoignent les réactions des caricaturistes allemands qui croquent de Gaulle en "Général micro" et celles de Radio Paris qui va copier ses adversaires londoniens de l’émission Les Français parlent aux Français avec l’émission Au rythme du temps, animée par Georges Oltramare. Un mimétisme qui constitue, pour la BBC, une première victoire ! Mais qui augure d’une réaction allemande sans demi-mesure...

                            Les Allemands ripostent par le brouillage des ondes "ennemies" et l’interdiction d’écouter les radios alliées. Quiconque est surpris en flagrant délit est passible au mieux d’une amende et de saisie du poste, au pire de peines de prison et de travaux forcés.

                             

                            écoliers 1941

                            Écoliers écoutant un discours du maréchal Pétain sur les ondes nationales, octobre 1941. © Lapi/Roger-Viollet

                             

                            Dès lors s’engage une guerre des techniciens, sur les deux rives de la Manche, pour accroître l’efficacité du brouillage côté allemand, pour développer de nouvelles longueurs d’ondes, augmenter la puissance des émetteurs et surmonter la nuisance sonore côté allié. Pour Londres, il s’agit aussi d’être plus rapidement informé pour mieux réagir et infléchir l’opinion publique. En mars 1942, grâce à la création d’un centre d’écoutes capable de capter les émissions ennemies, les journalistes de la BBC vont disposer, chaque jour, de trois bulletins d’informations, outil formidable de réactivité. Le plus bel exemple de cette bataille de l’information est certainement le discours en faveur de la Relève prononcé par Pierre Laval, le 22 juin 1942, au micro de la radio nationale, dans lequel il "souhaite la victoire de l’Allemagne", et la réponse cinglante de Maurice Schumann le soir même : "Non au chantage aux travailleurs français" ! Une victoire de Radio Londres, dans cette guerre des mots où Radio Paris prône sans relâche la collaboration avec l’Allemagne en vue de l’instauration d’une Europe nouvelle et ne craint pas de diffuser des propos calomnieux contre les Juifs, les Anglais, les Français de Londres et les Francs-maçons.

                            De plus, avec le retour de Pierre Laval au pouvoir, le 17 avril 1942, la radiodiffusion française s’est alignée sur les thèmes de Radio Paris. Des émissions comme "La question juive", "La milice vous parle", ou "La Légion des volontaires français contre le bolchevisme" proposées sur Radio Vichy font écho à "La LVF vous parle", ou encore au programme "Les juifs contre la France" diffusés par la radio allemande.

                             

                            le général micro

                            Franchot "Le Général Micro", lithographie. Affiche de propagande brocardant le général de Gaulle en raison de son pouvoir radiophonique, 18 novembre 1941.
                            © Musée Carnavalet/Roger-Viollet

                             

                            Dans cette atmosphère sulfureuse, Londres engage une lutte permanente contre les voix qui officient sur les antennes parisiennes, comme celle de Georges Oltramare, écrivain suisse nazi, animateur de la séquence "Un neutre vous parle", le docteur Friedrich à la tête de l’émission "Un journaliste allemand vous parle", mais surtout Jean-Hérold Paquis sur Radio Paris depuis juin 1942, et Philippe Henriot, futur secrétaire d’État à l’Information, auteur d’une chronique biquotidienne à succès sur Radio Vichy, diffusée en zone nord sur Radio Paris à partir de 1943. L’art oratoire de cet homme aux relents collaborationnistes, ses formules au vitriol, ses dénonciations acerbes des "bobards des enragés de la BBC", des bombardements meurtriers des Alliés, de la juiverie, des terroristes des maquis, et des "communistes sanguinaires" inquiètent à juste titre les hommes de Londres, qui désignent Maurice Schumann, puis Jean Oberlé, pour lui répondre. Finalement, le dangereux Henriot trouvera en Pierre Dac son plus brillant contradicteur jusqu’au 28 juin 1944, jour de son exécution par un groupe de résistants, à son domicile, à Paris.

                            LA RADIO, FER DE LANCE DE LA RÉSISTANCE CIVILE

                            "Oui, dites-nous ce que l’on peut faire. Sur les murs, c’est fait. Les tracts, c’est fait. Mais ce n’est pas assez, nous devons anéantir les traîtres" (lettre de zone occupée, mai 1941). Radio de la liberté, de la vérité et de l’espoir, avec cette ambition d’informer la population française aux médias contrôlés, d’instaurer la confiance et de secouer l’apathie, la BBC entendit tout d’abord susciter une résistance des esprits. Mais d’une guerre des mots, elle bascula finalement dans une guerre d’action, lançant des appels, fixant des mots d’ordre, suivant en cela l’appel du terrain…et l’instinct d’un homme, le général de Gaulle, persuadé qu’un creuset de résistance civile existait dans la population française, prête à descendre dans les rues de France pour exprimer ouvertement son refus de la situation.

                            Il est le premier à en prendre l’initiative, le 1er janvier 1941, demandant aux Français de faire le vide dans les rues, de 14h à 15h en zone non occupée et de 15h à 16h en zone occupée. Suivront d’autres mots d’ordre comme la fameuse campagne des V, orchestrée en mars 1941, des appels à manifester le 11 mai 1941, les 1er mai, 14 juillet, 11 novembre, sans oublier les appels sporadiques contre la violence de l’occupant, à l’image du garde-à-vous national lancé le 31 octobre 1941, à la mémoire des otages fusillés en France peu avant. Au-delà du bouche-à-oreille, la BBC put compter sur le relais des mouvements de résistance, de Radio Brazzaville, Radio Moscou à partir de l’été 1941, de la Voix de l’Amérique ou encore Radio Alger, à compter du printemps 1943. Et les Français furent au rendez-vous.

                             

                            les nouvelles de France

                            La rédaction des nouvelles de France à la BBC. © Rue des archives

                             

                            Régulièrement, aux dates et heures déterminées, des cortèges d’hommes, de femmes et d’enfants vont déambuler sur les places de leurs villes et de leurs villages, arborant pour certains les couleurs nationales interdites, d’autres le V de la victoire, au son de La Marseillaise et dans une ambiance de communion. Ainsi, le 14 juillet 1941, pour la seule capitale, on estime à 26 000 le nombre de personnes venues se recueillir à l’Arc de Triomphe. En 1942, à cette même date, ils seront 150000 à Lyon, 100000 à Marseille, 30000 à Toulouse..., dans un sursaut national qui verra des mouvements de manifestations dans 71 villes du pays.

                            Radio Londres est devenu un formidable vecteur de résistance civile, un meneur de foule qui espère bien, le jour venu, coordonner ce potentiel d’auxiliaires en vue de la libération ! Mais avant ce moment ultime, il lui faudra encore lutter contre le désespoir qui gagnera impitoyablement les Français à compter de 1943.

                            LA RADIO COMME ENJEU

                            Instrument de pouvoir, la radio fut aussi un enjeu au sein du camp allié. Ainsi, à l’occasion du débarquement anglo-américain en Afrique du Nord dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942, le général de Gaulle et ses hommes, évincés de la préparation de l’opération Torch, se virent interdits d’antenne à la BBC. Précédemment, en octobre 1942, toujours à l’insu du Général, les Anglais avaient lancé un poste noir "Radio Patrie", en Angleterre. Repérée par les hommes de la France combattante, cette radio clandestine ambitionnait de contrôler la résistance intérieure française. Après quelques discussions houleuses, elle donna naissance à un nouveau poste "Honneur et Patrie, poste de la résistance française" en juin 1943, cogéré par les Franco-Britanniques. André Gillois y officia avec talent jusqu’au 2 mai 1944, avant qu’elle ne fusionne avec les programmes français de la BBC, à l’aube du débarquement allié du 6 juin. Auparavant, le 27 mai 1943, le Général quittait Londres pour Alger, fort d’un dispositif radiophonique qui reposait désormais sur Radio Brazzaville et Radio Alger, deux postes dirigés par les hommes de la France combattante.

                            LA TSF, UN BIEN PRÉCIEUX

                            D’une guerre des mots à une guerre d’action, le camp allié avait misé sur la radio pour guider les Français qu’ils comptaient bien transformer en auxiliaires des forces alliées le jour J, et pour coordonner les mouvements de résistance. Le poste TSF était donc un objet précieux à sauvegarder, vendu à prix d’or sur le marché noir..., jusqu’à 7 000 francs pour un modèle d’occasion, 800 pour une lampe, alors que le salaire moyen horaire d’un ouvrier spécialisé parisien était de 10 francs.

                            Inquiets de la politique répressive de l’occupant, les Britanniques lancèrent régulièrement des campagnes de sensibilisation sur la valeur de la TSF, incitant les auditeurs à former des groupes d’écoute, économiser leur poste, s’équiper d’appareils fonctionnant sur piles ou sur accus, de postes à galène, et à prévoir des cachettes en cas de confiscation massive en France.

                            À l’approche du dénouement, des saisies furent engagées, la plus importante en mars 1944 dans l’Orne, le Calvados, la Manche, l’Eure, le Nord et la Seine Inférieure, théâtres possibles d’un débarquement allié. Mais ces actions localisées n’empêchèrent pas la radio de jouer son rôle de guide dans les opérations de libération du territoire national, à compter du 6 juin 1944, avant d’engager les populations, au fil de l’été, à prendre le chemin du retour à la normalité.

                             

                            FFI Paris Soir

                            À la libération, les FFI ont investi les locaux de Paris-Soir, rue du Louvre à Paris : les typographes composent de nouveaux journaux, 20 août 1944. © Fonds Jean Roubier/Roger-Viollet

                             

                            Le 18 août, Radio Paris cessa ses émissions. Le 20 août, à 22h30, La Marseillaise se fit entendre sur le poste, suivie de cette annonce : "Ici radiodiffusion de la nation française". Le 26 août, Radio Vichy se tut à son tour. La reconstruction radiophonique était en marche. Une nouvelle ère s’annonçait et la BBC prit peu à peu la figure du mythe . mais ce lien invisible tissé entre "la grande dame de Londres" et les Français ne devait jamais s’effacer comme le montrent ces lettres qui parvinrent encore à Londres : "Messieurs, vous avez droit à l’infinie reconnaissance des Français patriotes. Par vos émissions quotidiennes, alors que tout croulait autour de nous, vous nous avez maintenus en contact avec le monde extérieur, vous avez été pour nous le phare qui permet aux marins d’éviter les écueils et indique l’entrée du port. Vous avez été le guide qui soutient et réconforte".

                            Auteur

                            Aurélie Luneau - Historienne-Productrice à France Culture

                            La reconstruction

                            Partager :

                            Sommaire

                              En résumé

                              DATE : 8 mai 1945

                              LIEU : France

                              ISSUE : Reconstruction

                              DOMMAGES DE GUERRES : 550 000 tonnes de bombes tombées sur le territoire entre 1939 et 1945

                              13 millions de mines laissées par les Allemands

                              460 000 à 480 000 tués par faits de guerre

                              452 000 immeubles totalement détruits et 1 436 000 partiellement

                              1838 communes déclarées sinistrées

                              115 gares importantes détruites ainsi que 24 triages sur 40

                              7 500 ponts effondrés

                              460 milliards de déficit budgétaire pour les années 1939 à 1944

                              Aux jours de liesse populaire de la Libération succèdent des lendemains désenchantés. La France sort meurtrie et exsangue des années de guerre et d’occupation : des pertes humaines élevées, des villes détruites, une économie dévastée et le rationnement qui demeure. Autant de défis que le pays va devoir relever.

                              Pour la grande majorité des Français, 1944 reste l’année de la Libération. Avec ses défilés et ses bals, son euphorie... et ses illusions, l’été 1944 est l’un des temps fort de l’histoire nationale, comme l’avaient été la fête de la Fédération en 1790, les premières semaines de la Révolution de 1848 ou encore le 11 novembre 1918. En 1944, le présent a rejeté à l’arrière-plan le passé, la défaite de 1940 et les quatre longues années d’occupation allemande.

                              En 1945, le passé reprend ses droits sur le présent avec son cortège de déceptions et de désenchantement face à des lendemains qui ne chantent pas vraiment. L’année 1945 ne pouvait que souffrir de la comparaison avec sa devancière. L’heure est à la prise de conscience des retombées du conflit. Dégrisés, les Français vont devoir affronter le lourd passif laissé par la guerre et l’occupation allemande.

                              UNE FRANCE OCCUPÉE ET BOMBARDÉE

                              À deux reprises, le territoire français a été le théâtre de violents affrontements : en mai et juin 1940, lors de l’invasion allemande, puis à partir de juin 1944 avec les combats de la libération. Au cours des quatre années séparant ces deux dates, le pays a-t-il été tenu à l’écart du conflit ? Peut-on souscrire à l’argument mis en avant par Pierre Laval lorsqu’il exhorte, le 6 juin 1944, ses compatriotes à ne pas soutenir les Alliés qui viennent de prendre pied en Normandie : « Nous ne sommes pas dans la guerre ! » En vérité, l’armistice de juin 1940 n’a pas été un bouclier protégeant des hostilités. Les attaques aériennes alliées n’ont jamais cessé sur la France. Avec 550 000 tonnes de bombes (soit 22% du total), elle a le triste privilège d’avoir été le pays le plus bombardé d’Europe après l’Allemagne.

                               

                              Caen 1945

                              Déblaiement dans les ruines de Caen, 1945. © ECPAD/Vincent Verdu

                               

                              En 1940-1941, dans le contexte d’une menace de débarquement allemand en Angleterre, les appareils de la RAF pilonnent les ports de la Manche et de l’Atlantique. En 1942-1943, avec l’entrée en lice de l’US Air Force, les bombardements – sans négliger les côtes – gagnent l’intérieur des terres. Sont particulièrement visées les entreprises travaillant pour l’Allemagne, avec notamment le bombardement des usines Renault de Boulogne-Billancourt. 80% des bombes lancées sur la France le sont au cours de la seule année 1944. Dans le cadre de l’opération Overlord, le « plan Transport » ne vise rien moins que la destruction du réseau de communications, notamment ferroviaire. Mais la France subit aussi le poids de la guerre avec une occupation des troupes allemandes très lourde en 1940 (préparation de l’opération Seelöwe), certes nettement allégée en 1942, mais redevenue fort pesante à partir de 1943. L’année suivante, elle dépasse le million d’hommes, concentrés dans leur très grande majorité le long des côtes.

                              PILLAGE ET RÉPRESSION

                              Les « frais d’entretien » de ces troupes, imposés par le vainqueur au vaincu, atteignent la somme astronomique de 700 milliards de francs pour les quatre années. À cela s’ajoute le pillage des biens de consommation auquel les soldats allemands peuvent se livrer en toute impunité grâce au taux arbitrairement surévalué du Reichsmark. Mais le pillage prend bien d’autres formes : celui des machines les plus modernes démontées et transportées outre-Rhin . la réquisition massive des chevaux nécessaires à une armée allemande beaucoup moins mécanisée qu’on le pense généralement . la mainmise sur près de 30% de la production de charbon, 74% du minerai de fer et 50% de la bauxite . les prélèvements sur la viande (21%), le blé (13%), le lait, le beurre et autres denrées alimentaires qui iront rejoindre les tables des familles allemandes. Tout cela étant réglé… par les frais d’occupation, c’est à dire par la France elle-même. Goering avait dit « J’ai l’intention de piller et de piller abondamment » . ce qui fut fait.

                              On prendra garde de ne pas oublier le pillage des hommes. Du fait d’une forte mobilisation pour mener la guerre sur divers fronts, l’économie du Reich manque de bras. Dès 1940, 1 500 000 prisonniers français ont été dirigés vers des camps en Allemagne où beaucoup ont été utilisés comme main d’œuvre, en premier lieu dans l’agriculture. Mais l’ouverture du front de l’Est accentue les besoins. En France, comme dans d’autres pays conquis, une intense propagande fait appel à des travailleurs volontaires. Autour de 200 000 personnes (et non 70 000 comme on l’a souvent dit et écrit) ont accepté de s’expatrier pour un temps plus ou moins long. Parmi elles, une assez forte proportion d’étrangers et de femmes. Pour répondre aux besoins croissants de l’Allemagne, Vichy promulgue deux lois, en septembre 1942 (instaurant le travail obligatoire) et février 1943 (portant création du Service du travail obligatoire), qui permettent d’envoyer vers le Reich 650 000 hommes, jeunes pour la plupart.

                               

                              retour prisonniers

                              Retour des prisonniers. © SHD

                               

                              La répression est une autre facette de l’occupation allemande. 90 000 hommes et femmes ont été déportés dans des camps de concentration. Il s’agissait de membres d’organisations de résistance (44%) ou bien de personnes arrêtées pour des actes de refus, voire d’hostilité à l’encontre de l’occupant (29%). Les autres (27%), étaient des otages, des raflés, des prisonniers de droit commun, d’anciens communistes… Parallèlement, la persécution nazie a frappé 75 000 juifs, majoritairement d’origine étrangère, envoyés pour la plupart vers Auschwitz-Birkenau. Ceux qui étaient jugés aptes au travail étaient dirigés vers les usines ou les ateliers, tout comme le furent les détenus des camps de concentration. Le nombre des fusillés (longtemps fortement surévalué) se situe autour de 4 000 hommes. Si les populations civiles du Nord avaient dû faire face aux exactions des troupes allemandes (surtout des SS) dès 1940, les exécutions sommaires en France disparurent jusqu’au début de l’année 1944 lorsque le décret Sperrle, en février, permit l’introduction à l’ouest de méthodes expéditives, contre les résistants et les populations civiles, en vigueur sur le front de l’Est. Il laissait en fait la porte ouverte aux pires atrocités en spécifiant bien que leurs auteurs ne seraient pas inquiétés : « Une sévérité excessive dans les mesures prises ne pourra entraîner aucune sanction ». Les premiers massacres frappèrent les maquisards des Alpes et du Massif central, ainsi que les civils censés leur avoir apporté une aide, mais aussi les habitants d’Ascq dans le Nord, à la suite d’un sabotage.

                              Après le Débarquement, survinrent dans cette logique du pire les tueries de Tulle, Oradour-sur-Glane, Argenton-sur-Creuse, Buchères, Maillé, commises par diverses unités SS...

                              À l’exception de l’Alsace et des « poches de l’Atlantique », l’essentiel du territoire français est libéré à l’automne 1944. Mais dans quel état ?

                              DES PERTES HUMAINES ÉLEVÉES

                              Se situant entre 460 000 et 480 000, le nombre de tués par faits de guerre entre 1939 et 1945 est sensiblement inférieur à l’estimation avancée à la fin des années 1940 par la Commission des dommages et des réparations (600 000). Il est sans commune mesure avec l’hécatombe du premier conflit mondial, mais du même ordre de grandeur que les pertes subies par le Royaume-Uni (400 000) ou l’Italie (440 000). L’autre différence avec la Grande Guerre est la répartition à parts à peu près égales entre pertes militaires et civiles, à l’image d’ailleurs du bilan humain de la Seconde Guerre mondiale dans son ensemble.

                              Entre 55 000 et 65 000 hommes ont perdu la vie lors des combats de mai et juin 1940 et non 100 000 comme le veut la mémoire commune... comme le dément la base de données établie par le ministère de la défense. La différence vient de la confusion entretenue - volontairement ou non - qui ajoute aux morts du printemps 1940 ceux de la « Drôle de guerre » (plus de 10 000) et les 30 000 à 40 000 prisonniers de guerre, certes capturés en 1940 mais décédés plus tard en Allemagne. S’ajoutent principalement à cela les pertes de l’armée de Vichy en Syrie, Afrique du Nord... (4 300), celles de la France libre (3 200) et enfin de l’armée française reconstituée en 1943, engagée en Tunisie, en Italie, puis lors de la Libération de la France et de l’assaut final contre l’Allemagne, soit un total de 23 000 soldats, auxquels s’ajoutent 14 000 FFI tués au combat ou exécutés sommairement en France. On prendra garde enfin de ne pas oublier les 32 500 Alsaciens-Mosellans morts sous uniforme allemand. Les pertes civiles sont dues à la fois aux Allemands, aux Alliés... et accessoirement aux Français. Répression et persécutions menées par les nazis sont responsables de la disparition de près de 4 000 otages et condamnés à mort fusillés, 36 000 déportés morts dans les camps de concentration, plus de 70 000 juifs et de 10 à 15 000 civils victimes d’exécutions sommaires et de massacres délibérés. À ce total, s’ajoutent les travailleurs civils, requis ou volontaires, morts en Allemagne : 60 000 ? 40 000 ? On l’ignore toujours. Le nombre de tués lors des bombardements aériens alliés est estimé entre 50 et 70 000 personnes. Enfin, l’épuration « sauvage », à la Libération, a coûté la vie à près de 9 000 individus considérés comme collaborateurs.

                              DES DESTRUCTIONS MATÉRIELLES CONSIDÉRABLES

                              Entre 1939 et 1945, la France a subi des destructions matérielles largement supérieures à celles de la Première Guerre mondiale. Certes, 13 départements avaient été totalement dévastés, mais le reste du pays n’avait pas subi de dégâts. Entre 1940 et 1945, le territoire est confronté à deux campagnes féroces. Celle de 1940 frappe lourdement le Nord de la France . celle de 1944 ravage la Normandie et dans une moindre mesure la Provence, mais aussi l’Est . entre les deux, les bombardements aériens alliés n’épargnent que fort peu de régions. Au total 74 départements sont touchés.

                               

                              ruines Brest

                              Visite du général de Gaulle en Bretagne, Brest, 26 juillet 1945. © ECPAD/Henri Malin

                               

                              Les destructions les plus visibles concernent le patrimoine immobilier : 452 000 immeubles sont totalement détruits (deux fois plus qu’au Royaume-Uni) et 1 436 000 partiellement. Près de 20% du parc immobilier du pays est concerné, contre10% lors du conflit précédent. On compte un million de familles sans abri, soit de 4 à 5 millions d’individus . ce qui laisse présager une sévère crise du logement. En 1946, la Commission des dommages et réparations estime à 5 000 milliards le coût d’un retour à la normale, soit deux ou trois années de revenu national. 1838 communes ont été déclarées sinistrées. Parmi elles, 15 des 17 villes de plus de 100 000 habitants . 21 sur 39 pour celles de 50 000 à 100 000. Mais les campagnes ont tout autant souffert : le quart des communes sinistrées ont moins de 2 000 habitants. Le département le plus atteint, le Calvados, compte à lui seul 120 000 bâtiments démolis. En 1945, les transports sont largement paralysés par des destructions massives qui laissent derrière elles une France morcelée. Victime des prélèvements de matériel par les Allemands, des sabotages de la Résistance et des bombes alliées, le réseau ferroviaire a particulièrement souffert : voies ferrées pour moitié hors de service pour un temps plus ou moins long . 115 gares importantes détruites ainsi que 24 triages sur 40 . près de 2 000 ouvrages d’art (ponts, tunnels, viaducs) inutilisables en l’état. La SNCF ne dispose plus que d’un wagon de voyageurs sur deux en état de marche, un wagon de marchandises sur trois et une locomotive sur six. Les transports routiers ne sont pas mieux lotis avec 7 500 ponts effondrés et les quatre cinquièmes des camions disparus. Ont également souffert les transports fluviaux et surtout les ports, copieusement bombardés pendant quatre ans par la RAF. Nombre de pylônes électriques ont été abattus et 90 000 kilomètres de lignes téléphoniques, ne fonctionnent plus.

                               

                              ruines 1945

                              Gare ferroviaire du Mans, 1945. © ECPAD

                               

                              UNE ÉCONOMIE DÉVASTÉE

                              La guerre et l’Occupation ont porté des coups terribles à une économie française déjà affaiblie par la crise des années 1930. Même dans leur sécheresse, les chiffres sont éclairants. Pendant la guerre, la production agricole a baissé de 40%. En 1945, la récolte de blé n’est plus que de 42 millions de quintaux contre 73 en 1939 . celle des pommes de terre a chuté de 144 à 61 millions de quintaux . la quantité de viande disponible sur les étals est moitié moindre. En cause, la diminution de 3 millions d’hectares des surfaces cultivées . des régions au sol infesté par les 13 millions de mines laissées par les Allemands . la disparition d’un tiers des chevaux de trait, réquisitionnés par l’occupant . la pénurie d’engrais, fatale aux rendements, mais aussi celle de la main d’œuvre avec bien des champs tombés en friches, faute de bras.

                              La chute de la production industrielle est plus vertigineuse encore : 60% par rapport à 1938 et même 70% en comparaison de son niveau de 1929. En 1945, les mines de charbon ne fournissent plus que 25 millions de tonnes contre 47 millions avant la guerre . la sidérurgie 1,6 million de tonnes d’acier au lieu de 6,2 millions et les cimenteries 126 000 tonnes contre 296 000. Tout concourt à expliquer cet effondrement : les bombardements des usines, le pillage par l’Allemagne des machines, des matières premières et des ouvriers, les difficultés d’approvisionnement en énergie et matières premières... Quant à la relance, elle s’avère difficile en 1945 face aux deux goulets d’étranglement que constituent le démantèlement des transports et la pénurie de charbon, source d’énergie essentielle de l’époque.

                              L’écroulement de la production provoque une grave chute de l’offre par rapport à la demande et inévitablement une forte hausse des prix et des salaires. Les prix taxés sont multipliés par trois entre 1938 et 1944 . l’ensemble des prix (y compris donc ceux du marché noir) étant pour leur part multiplié par cinq. Déjà bien présente sous Vichy, l’inflation deviendra galopante après la Libération et un mal récurrent sous la IVe République. Dans ces conditions, le franc se déprécie fortement par rapport au dollar. Les insuffisances de la production rejaillissent également sur le commerce extérieur avec des exportations réduites comme peau de chagrin, alors que les importations grimpent en flèche pour satisfaire aux besoins de l’économie et de la population.

                               

                              affiche reconstruction

                              Affiche du ministère des prisonniers, déportés et réfugiés, 1945. © Bibliothèque Forney/Roger-Viollet

                               

                              En 1945, les importations sont cinq fois supérieures aux exportations. Pour les financer, la France vit à crédit. Les finances publiques elles-mêmes sont en péril avec un déficit budgétaire colossal estimé à 460 milliards pour les années 1939 à 1944. Cette année-là, les recettes ne couvrent que 30% des dépenses et guère plus de 55% en 1945. Pour faire face à cette situation, l’endettement de l’État s’envole. Il est multiplié par quatre pendant les six années de conflit.

                              Si le Français moyen n’est pas forcément conscient des grands problèmes économiques et financiers, il est en revanche brutalement confronté à certaines de leurs conséquences et, en tout premier lieu, aux insuffisances du ravitaillement qui perdurent. Cette préoccupation essentielle pendant toute l’Occupation n’a nullement disparu à la Libération, au contraire même. Une certaine résignation laisse place à la stupeur et à l’incompréhension la plus totale. Le départ des Allemands « qui prenaient tout » à en croire la radio de Londres signifiait pour beaucoup le retour de l’abondance d’antan. Or le rationnement demeure, les fameux tickets sont toujours là, tout comme les files d’attente devant les magasins ou le marché noir, plus florissant que jamais. En réalité les systèmes de production et de distribution ont été tellement mis à mal pendant l’Occupation qu’il n’est guère possible d’effacer aisément et rapidement quatre années de dérèglements et d’économie parallèle. Le temps des restrictions continue donc. Les assiettes ne sont pas mieux garnies . le gaz et l’électricité toujours distribués avec parcimonie. Le rationnement ne disparaîtra qu’en 1949. Dans l’immédiat, les sondages menés par l’IFOP montrent bien, les uns après les autres, que la question du ravitaillement demeure la préoccupation majeure des Français.

                              VERS LE REDRESSEMENT

                              Printemps 1945, les « absents » commencent à rentrer : deux millions d’hommes et quelques milliers de femmes : prisonniers de guerre, travailleurs volontaires ou requis, déportés. Certains retrouvent une famille qui peut avoir changé, les enfants surtout. Ils ont grandi et se souviennent à peine ou pas du tout de ce père prodigue. Tous découvrent un pays qui ne ressemble plus forcément à celui qu’ils avaient quitté. Un pays terriblement meurtri !

                              Pourtant, la guerre et l’Occupation, malgré bien des drames, ont généré aussi les bases d’un renouveau. Ainsi, le redressement à partir de 1943 d’une natalité depuis longtemps languissante préfigure le fameux « Baby Boom » appelé de ses vœux par de Gaulle : « Il nous faut dix millions de beaux bébés en dix ans » . un coup d’arrêt porté au vieillissement de la France en même temps que l’un des moteurs des futures « Trente glorieuses ».

                               

                              reconstruction Saint-Malo

                              Reconstruction d’immeubles après la guerre à Saint-Malo. © Roger-Viollet

                               

                              Les destructions matérielles dues à la guerre sont à l’origine d’un épisode connu dans l’histoire nationale sous le nom de «la Reconstruction». En réalité, il convient de parler plutôt d’une « ré-urbanisation » qui ne se contentera pas de reproduire les villes disparues à l’identique, mais de les imaginer plus cohérentes, plus spacieuses, en remplaçant notamment les quartiers vétustes et insalubres par des immeubles dotés du confort moderne. Dans un autre domaine, l’État français - nécessité oblige - a élargi son champ d’intervention à l’économie, préparant ainsi les mentalités et l’opinion aux grandes réformes engagées dans ce domaine par le Gouvernement provisoire, puis la IVe République.

                              La Résistance, quant à elle, tout en poursuivant la lutte contre l’occupant et Vichy, a engagé, dans la clandestinité, de profondes réflexions sur ce que devrait être la France nouvelle, une fois libérée. C’est dans cet esprit qu’est adopté, en mars 1944, le fameux programme du Conseil national de la Résistance qui appelait à de nombreuses réformes dans l’ordre économique et social. Il servira de «bréviaire» aux gouvernements de la Libération. En 1945, les lendemains ne chantent pas encore, mais du moins l’espoir est-il là.

                              Auteur

                              Jacques Quellien - Université de Caen - Basse-Normandie

                              Après la guerre, quelle Europe ?

                              Partager :

                              Sommaire

                                En résumé

                                DATE : 25 mars 1957

                                LIEU : Rome

                                ISSUE : Traité créant la Communauté économique européenne (CEE)

                                ÉTATS FONDATEURS : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas

                                Une fois que les armes se sont tues, il faut réapprendre à vivre dans la paix. Des conférences internationales sont organisées afin d’instaurer un nouvel équilibre mondial, mais dès 1947, l’Europe est divisée en deux zones d’influence. À l’Ouest, un groupe d’hommes politiques, mû par un même idéal, œuvre pourtant pour l’unité européenne.

                                En 1945, le bilan de la guerre est terrible. Soixante millions de personnes ont été tuées sur l’ensemble des théâtres d’opérations mondiaux. La disparition de six millions de juifs commence à prendre la forme d’un génocide dans les consciences. Les destructions encombrent les villes. Des millions de réfugiés sont sur les routes. La pénurie alimentaire touche toutes les populations. Les empires coloniaux s’effritent. Les monnaies européennes ont perdu de leur valeur. Seules trois monnaies ont résisté, le dollar américain, la livre sterling dans une moindre mesure et le franc suisse. L’or est au plus haut. Les économies sont administrées par les gouvernements. Les opinions publiques aspirent à un retour à la normale.

                                Un premier acte se joue à Bretton Woods, en juillet 1944. L’économiste britannique, John Maynard Keynes, propose de créer une monnaie internationale, le bancor, non rattachée à l’or, pour servir aux échanges commerciaux. Mais le chef de la délégation américaine, Harry Dexter White, haut fonctionnaire du Trésor, craint que les pays déficitaires puissent puiser sans contrainte dans les ressources matérielles des États-Unis avec une monnaie nouvelle généreusement distribuée. Les Américains tiennent d’autant plus à l’or qu’ils en possèdent les 2/3 des réserves mondiales.

                                RÉORGANISER LE MONDE

                                White propose alors un fonds de stabilisation des Nations unies chargé de contrôler les dévaluations. La parité des monnaies sera définie par rapport à l’or ou au dollar, lui-même as good as gold. L’ensemble du système sera géré par les banques centrales et par le Fonds monétaire international (FMI). Il disposera aussi d’une banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) ou banque mondiale. Le système, révolutionnaire, organise ainsi la coopération internationale.

                                La réorganisation du monde se fait aussi au niveau politique lors de grandes conférences internationales : conférences interalliées d’abord, puis conférences des Nations unies. Les plus célèbres furent celles de Moscou (19-30 octobre 1943), Téhéran (28 novembre - 2 décembre 1943), Yalta (4-11 février 1945) et Potsdam (17 juillet - 2 août 1945). Les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne, conduits respectivement par Roosevelt puis Truman, Staline et Churchill puis Attlee, cherchaient à s’entendre sur la carte de l’Europe, une fois la paix revenue, le sort de peuples entiers étant entre leurs mains. Les Trois Grands prirent des décisions pour les débarquements en France, l’occupation de l’Allemagne, le sort de l’Italie et les frontières de la Pologne. La question de la frontière occidentale de la Pologne fit d’ailleurs l’objet d’âpres discussions avec Staline. Quant à l’Allemagne, devait-elle être morcelée, désindustrialisée ?

                                Yalta ne fut pas le partage de l’Europe : la déclaration sur l'Europe libérée, émise à l’issue de la conférence, s'appuyait sur les principes libéraux et démocratiques de la charte de l'Atlantique (12 août 1941). En fait, l'esprit de Yalta peut se résumer à un essai de dialogue entre deux systèmes économiques concurrents pour résoudre les grands problèmes de l'Europe d'après-guerre et du monde. Mais les décisions prises au cours de cette conférence ne furent pas respectées, notamment la promesse faite à Roosevelt d’organiser des élections libres dans l’Europe libérée par l’Armée rouge, et Yalta devint le symbole d’une victoire de Staline. Après la guerre, des conférences se tinrent, au niveau ministériel, pour régler le sort des alliés de l’Allemagne (traité de Paris du 10 février 1947), auxquelles la France participa. La dénazification se poursuivit avec le procès de Nuremberg au cours duquel, du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946, vingt-quatre criminels de guerre furent jugés pour complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Enfin, des règlements territoriaux furent conclus avec l’aide de l’ONU en Afrique et en Europe (Finlande, Tende et Brigue, Trieste, Macédoine, Thrace, Transylvanie, Dodécanèse, Libye, Érythrée, Éthiopie, Somalie). L'URSS, incontestablement, effectuait une poussée vers l'ouest et le nord de l’Europe.

                                L’ENDIGUEMENT DU COMMUNISME

                                Pourtant, le sentiment d'un échec des règlements d’après-guerre s'accentua en 1947, du fait des frictions, puis des tensions, enfin des menaces pesant sur la grande alliance. Le temps de la guerre froide s'annonçait. Déjà des désaccords étaient apparus dans le discours du "rideau de fer" de Churchill à Fulton (Missouri), le 5 mars 1946. En Iran, Anglais et Américains s’opposaient dangereusement aux Soviétiques. L’URSS exigea la révision des accords concernant le passage des détroits en Turquie. En Grèce, placée sous le contrôle militaire britanniques, la guerre civile éclata et, le 12 mars 1947, Truman définit une doctrine de l’endiguement du communisme. Par ailleurs, les lenteurs de la reconstruction économique conduisaient l’Europe au chaos.

                                 

                                Plan Marshall le président Truman s'adressant au Congrès américain, 12 mars 1947

                                Plan Marshall : le président Truman s’adressant au Congrès américain, 12 mars 1947. © L’Illustration

                                 

                                La "question allemande" demeurait un point de friction entre l’Est et l’Ouest européens. La réunion des ministres des Affaires étrangères des Quatre Grands à Moscou, en mars-avril 1947, ne dégagea aucun accord et la méfiance l’emporta. En Pologne, en janvier de la même année, des élections truquées avaient donné le pouvoir aux communistes. Dans les pays d’Europe occidentale, les PC prirent la tête des luttes sociales et en mai, les communistes, membres de gouvernement en France, en Italie et en Belgique, quittaient le pouvoir. La gestion quadripartite de l'Allemagne échoua et les Soviétiques bloquèrent l’accès à Berlin de juin 1948 à mai 1949. En réaction, les zones américaine, britannique puis française se fondirent en une seule pour former, en mai 1949, la République fédérale d'Allemagne (RFA). De son côté, la zone soviétique était érigée en État : la République démocratique d'Allemagne (RDA). Tous ces événements bloquèrent totalement le règlement de la "question allemande". L'offre Marshall du 5 juin 1947 avait pourtant ouvert la possibilité d’une entente économique inter-européenne mais l’URSS refusa ce qu’elle considérait comme une machine de guerre antisoviétique. Progressivement, la peur s’installa des deux côtés, l'URSS craignant une domination américaine, les États-Unis redoutant une subversion communiste planétaire. La peur remplaça la raison, entretint voire généra des conflits.

                                 

                                Molotov

                                Départ de Molotov après l’échec de la conférence de Paris, 3 juillet 1947. © DR

                                 

                                La création d'un bureau d'information des partis communistes européens, le Kominform, à Szklarska Poreba en septembre 1947, impressionna les Occidentaux. Le coup de Prague des communistes tchécoslovaques du 28 février 1948 élimina les ministres "bourgeois". Le "containment" (endiguement) militaire occidental prit la forme du Pacte atlantique, le 4 avril 1949. Les Soviétiques firent pièce à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) avec le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM ou COMECON), en 1949, puis à l’OTAN avec le pacte de Varsovie, en 1955. L’émergence des États-Unis comme très grande puissance fut une conséquence essentielle de la guerre. L’Europe avait perdu son rôle central de puissance politique et économique. La guerre avait précipité sa décadence, affaibli son économie et hypothéqué ses finances. Dans ce contexte, comment situer le phénomène de l’unité européenne ?

                                LA RICHESSE DE LA RÉFLEXION SUR L’UNITÉ EUROPÉENNE

                                L’unité européenne vint après le relèvement des États-nations et après la création d’organisations mondiales de sécurité (l’ONU en juin 1945). Cependant, les idées d’unité européenne existaient déjà et hantaient la conscience des clercs. En 1929-1930, le ministre français des Affaires étrangères et président du Conseil, Aristide Briand, avait proposé de créer une fédération européenne. Le projet ne fut pas voté, mais la création d’unions économiques régionales était une idée répandue dans les milieux industriels et du commerce international alors que sévissait la crise économique mondiale. La guerre établit provisoirement une Europe allemande, réunie par la force de la dictature militaire. L’après-guerre devait liquider cette idée-là de l’Europe et faire place à une unité démocratique et populaire empruntant ses valeurs à la charte de l’Atlantique. Pour lever l’obstacle de la peur de l’Allemagne et de l’URSS, Il fallait une action collective puissante que n’assuraient pas les nouvelles organisations mondiales ni les diplomaties des États-nations européens. On a vu que les conférences des Quatre avaient échoué. Des traités multilatéraux de sécurité furent alors signés en Europe. Le traité de Bruxelles en février 1948 renforça la sécurité de la France, de la Grande-Bretagne et des pays du Benelux. Le Pacte atlantique réunit les pays de l’Europe occidentale et la Turquie (à partir de 1952) avec les États-Unis et le Canada contre tout agresseur.

                                Dans le même temps, un autre type d’action collective fut imaginé : une Union européenne. Des formes d’unité régionale avaient été envisagées par une frange active et éclairée de l’opinion publique. Tous les grands partis démocratiques développèrent alors un discours d’unité européenne qui encadrait celui du relèvement national. De Gaulle adopta en mars 1944 un projet de fédération d’Europe de l’Ouest après avoir fait travailler le CFLN sur l’unité européenne à l’automne 1943 à Alger. Jean Monnet, René Mayer, Robert Marjolin, Jean Chauvel, Maurice Couve de Murville confrontèrent leurs projets d’unité. Les Résistances européennes s’élevèrent contre un simple retour à la souveraineté nationale qui devait être encadrée par des formes d’unité européennes ou internationales normatives. Sans concertation, elles établirent un projet générique "d’Europe des nations libres" ou d’États-Unis d’Europe (Frenay, Hauriou, Camus, Blum...). Il n’était plus question de se venger de l’Allemagne, mais de juger les crimes nazis, intégrer le peuple allemand dans une Union européenne, et d’utiliser la Ruhr à des fins de développement commun. En 1944, plusieurs réunions eurent lieu en Suisse qui aboutirent, l’une en mai, à un projet des Résistances européennes écrit chez le pasteur Visser’t Hooft à Genève, l’autre en juillet, à l’initiative d’E. Rossi, d’A. Spinelli, de H. Frenay à une Déclaration des Résistances européennes. Mais l’approbation des grands alliés était nécessaire. Les États-Unis les encourageaient, pas l’URSS qui voulait créer son propre système de sécurité contre l’Allemagne. La Résistance en Europe allait-elle conduire, plus que les États, le processus d’unité européenne ?

                                LA RÉALITÉ COMPLEXE DU PROCESSUS UNITAIRE

                                L’unité européenne devint très populaire quand Winston Churchill, es-Premier ministre britannique, enthousiasma les foules à Zurich, en septembre 1946, dans un appel aux États-Unis d’Europe. Il réclama la création d’un Conseil de l’Europe. Se forgea alors le mythe d’un "printemps de l’Europe". Dans le même temps et alors que les organisations fédéralistes et unionistes militaient, les gouvernements européens continuaient d’agir souverainement. La France voulait d’abord la désagrégation de l’Allemagne et l’unité de l’Europe sous sa direction afin d’assurer définitivement sa sécurité.

                                L’accès au charbon allemand était essentiel pour le plan de modernisation et d’équipement français piloté par Monnet qui, dès avril 1945 avait tenté de créer un pilotage supranational des échanges de charbon européen. Il voulait un "dictateur du charbon" en Allemagne avec autorité sur les mines et sur les autorités d’occupation alliées . Eisenhower refusa. Monnet proposa encore, en 1946, de monter des organisations internationales autonomes des vallées du Rhin, de l’Elbe, du Danube et de l’Oder, inspirées de la TVA rooseveltienne (Tennessee Valley Authority). Le fonctionnalisme de Jean Monnet n’obtint pas le soutien des gouvernements. Le gouvernement français était en revanche très favorable à une union douanière avec le Benelux. Léon Blum, au début de 1947, dut constater l’hostilité britannique à ses projets d’union continentale et se résigner à lier davantage son sort aux Américains pour la sécurité et la modernisation de la France.

                                 

                                Jean Monnet, président de la Haute Autorité de la CECA, 30 avril 1953

                                Jean Monnet, président de la Haute Autorité de la CECA, lance officiellement l’ouverture du marché commun de l’acier des six pays membres, 30 avril 1953. © Akg-images/ Ullstein Bild

                                 

                                Pourtant, en raison du rôle de Churchill, un mouvement unioniste européen, United Europe Movement (UEM), favorable à une coopération intergouvernementale, vit le jour en mai 1947. L’UEM fit des émules en France avec le Conseil français pour l’Europe unie (Herriot, Courtin et Dautry), et disposait de soutiens politiques en Europe, à la différence de nombreuses organisations pro-européennes et fédéralistes le plus souvent.

                                Le libéralisme économique avait des porte-paroles efficaces avec la Ligue européenne de coopération économique (LECE) (Paul Van Zeeland, Joseph Retinger). De leur côté, les Églises protestantes, l’Église catholique, les milieux universitaires du Forum d’Alpbach (Otto Molden) et des Rencontres internationales de Genève, la Démocratie chrétienne et ses Nouvelles Équipes internationales (NEI), le Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe (Marceau Pivert) formaient un milieu très actif intellectuellement qui aspirait à l’unité politique européenne. L’UEM proposa alors d’organiser la synthèse par un congrès des mouvements pro-européens dans l’espoir de faire aboutir le projet churchillien de Conseil de l’Europe.

                                Le 7 mai 1948, le congrès de l’Europe, non gouvernemental, présidé par Churchill, réunit 775 délégués de 24 États européens à La Haye. Des résolutions furent approuvées unanimement ainsi qu’un Message aux Européens rédigé par Denis de Rougemont. Il préconisait des abandons partiels de souveraineté et l’intégration européenne de l’Allemagne, la création d’une assemblée européenne délibérative désignée par les parlements nationaux, la rédaction d’une charte des Droits de l’Homme, l’installation d’une cour suprême de justice. Le combat entre unionistes (britanniques) et fédéralistes (français, italiens, belges), et les oppositions entre libéraux et planistes rappelèrent les limites de l’influence des mouvements pro-européens.

                                Cependant, trois mois après le congrès, le gouvernement français reprit "au vol" le projet d’Assemblée politique européenne (Georges Bidault). Les Cinq du pacte de Bruxelles étudièrent le projet de Conseil de l’Europe. La nouvelle organisation, établie le 5 mai 1949, fut dotée d’une Assemblée consultative désignée par les Parlements, et d’un Comité des ministres souverain, votant à l’unanimité. On était donc loin d’une fédération européenne. Les déceptions apparurent rapidement malgré les envolées lyriques de l’été 1949 prononcées par Winston Churchill, Georges Bidault et Guy Mollet, Pieter Kerstens ou encore Eamon de Valera, Paul Reynaud ou Hendrik Brugmans. Spaak fut élu président de l’Assemblée mais il démissionna avec fracas en décembre 1951 après avoir protesté contre l’enlisement volontaire de la grande Europe du fait des Britanniques.

                                La guerre froide et le plan Marshall pesaient davantage dans le débat sur l’Europe que les idées européistes. L’idée de porter atteinte aux souverainetés nationales avait reculé. Le pacte de Bruxelles, du 17 mars 1948, attendu par les Américains, aurait pu créer une organisation d’unité européenne mais c’était un pacte régional défensif plutôt qu’un projet d’union douanière . les Français et les Britanniques demandèrent de surcroît une garantie militaire américaine. Le pacte n’instaurait pas de véritables institutions européennes en vue de l’unité. De projet idéologique, idéaliste et pacifique, concernant toute l’Europe historique, l’unité européenne devint une forme de résistance à la domination soviétique.

                                 

                                Réunion de l'OECE, Paris, 20 octobre 1952

                                Réunion de l’OECE, avec Robert Schuman, représentant la France, Paris, 20 octobre 1952. © Roger-Viollet

                                 

                                Les Américains avaient conditionné leur aide à l’unité européenne occidentale. Une Organisation européenne de coopération économique (OECE) fut créée pour répartir l’aide. Contre l’avis des États-Unis, la France, le Benelux et l’Italie, la Grande-Bretagne, la Suisse et les pays scandinaves imposèrent la coopération plus que l’intégration, mais l’Allemagne fit partie de l’organisation. L’OECE facilita la libération des échanges intereuropéens sans créer d’union douanière et encouragea aussi le retour à la convertibilité des monnaies grâce à l’Union européenne des paiements (UEP). Le plan Marshall a intimement lié le destin de l’Allemagne à l’Europe démocratique. La France était donc invitée à changer de politique et de regard sur les relations franco-allemandes. À l’Est, le bloc soviétique se solidifia dans une organisation économique originale, le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM), créé le 25 janvier 1949 . il fut une structure d’échanges d’informations économiques et techniques. À la différence des expériences de construction européenne occidentales, celle de l’Est pérennisait la domination soviétique dans un partenariat inégal. Cette "autre Europe" n’était pas l’expression de la conscience européenne des populations locales. En Europe occidentale, les idéaux démocratiques, partagés avec la puissance dominante étrangère, pouvaient être contestés. En Europe orientale, par contre, aucun espace de contestation du modèle soviétique n’était inscrit dans le contrat d’union.

                                C’est pourquoi la déclaration Schuman du 9 mai 1950 détonna et étonna. Elle manifesta un changement radical de la politique française à l’égard de l’Allemagne et elle proposa des partages de souveraineté dans le domaine de deux industries clefs à l’époque, le charbon et l’acier. Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer firent un pas sans ambiguïté en direction de la paix en Europe avec le projet de Haute autorité du charbon et de l’acier, une instance fédérale. Il n’est pas facile de décider ce que ce succès doit aux idées puissantes et novatrices du texte ou au contexte et aux aspirations inabouties d’unité fédérale européenne. Si les Américains ne furent pas à l’origine du texte, ils firent cependant beaucoup pour le succès du traité de Paris d’avril 1951.

                                 

                                Ratification du traité de Paris instituant la CECA, avril 1951

                                Ratification du traité de Paris (CECA), avril 1951. © Akg-images

                                 

                                Ainsi se réalisait une première forme d’unité que la coopération et la diplomatie des États n’avaient pas su imaginer. Elle justifia d’autres efforts d’unité, à commencer par la CED, qui se solda par un échec en 1954, puis les traités de Rome du 25 mars 1957 (Euratom et Marché commun). L’unité européenne ne s’est pas imposée par la force de son message idéal. La déclaration Schuman a réussi parce qu’elle a paru mieux adaptée que l’action classique des États souverains à la situation de guerre froide, aux aspirations au bien-être matériel des populations, à l’état de la France et de l’Allemagne pour résoudre des désordres matériels et moraux séculaires.

                                 

                                Traité de Rome, 25 mars 1957

                                Signature du traité de Rome, 25 mars 1957. © TopFoto/Roger-Viollet

                                Auteur

                                Gérard Bossuat - Professeur émérite, Université de Cergy-Pontoise - Histoire de l'unité européenne - chaire Jean Monnet ad personam

                                L'armée française en 1914

                                Partager :

                                Sommaire

                                  En résumé

                                  DATE : août 1914

                                  LIEU : Europe

                                  ISSUE : Première Guerre mondiale

                                  FORCES EN PRÉSENCE :

                                  L'entente (France, Royaume-Uni, Russie), 197 divisions

                                  Les Empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie), 188 divisions

                                  Contrairement à une légende répandue, l'armée française, au début 1914, n'est pas une institution où règnent le calme et la sérénité. Depuis des années, crises et difficultés se multiplient, compliquant notamment le recrutement. Néanmoins, cette armée vaincra sur la Marne en septembre 1914.

                                  Depuis juillet 1911, le général Joffre a été nommé chef d'état-major général et vice-président du conseil supérieur de la Guerre. Il a pour mission de préparer une guerre que la crise d'Agadir rend envisageable. II cumule les responsabilités du temps de paix et du temps de guerre pour l'armée de campagne, mais l'autorité sur les directions d'arme du ministère et sur les places fortes lui échappent. Or, les premières assurent la gestion du personnel et, pour les armes savantes en particulier, disposent d'ateliers, d'arsenaux, de budgets en propre . tandis que les secondes restent, même en temps de guerre, sous les ordres du ministre alors qu'elles totalisent le quart environ des effectifs et des milliers de pièces d'artillerie.

                                  Face à cette situation, qui ne commence à s'améliorer que dans les mois qui précèdent le conflit, les années 1911-1914 sont marquées par l'un des efforts d'adaptation et de modernisation les plus importants de notre histoire militaire récente. Mais il faudra l'épreuve de la mobilisation puis de la guerre pour restaurer les liens, aussi bien internes qu'externes, qui assurent la cohésion de l'ensemble.

                                   

                                  Foch

                                  Le général Foch lors d’une manoeuvre des cadres, Saint-Quentin (Aisne), mai 1914. © SHD

                                   

                                  UNE ARMÉE FACE AUX POLÉMIQUES ET AUX DOUTES ?

                                  Depuis la fin du XIXe siècle, l'armée française a été traversée par une succession de crises qui entament sa notoriété dans l'opinion et nuisent à sa cohésion interne. Lors de "l'Affaire Dreyfus", une majorité d'officiers, sans s'engager sur le fond dont ils ignorent tout, a le sentiment que les manifestations de sympathie en faveur du capitaine cachent une entreprise de déstabilisation de l'institution militaire, ce qui se traduit par la multiplication des réactions corporatistes de repli, qui ne font qu'alimenter les polémiques. Parallèlement, le développement d'une politique de "républicanisation" du haut commandement sous les gouvernements radicaux, accroît l'impression que l'armée est mal-aimée : le scandale des fiches sous le ministère André, le déclassement des généraux dans l'ordre protocolaire au bénéfice des hauts fonctionnaires et le régime opaque de l'avancement ne font qu'accroitre cette perception. Puis, la loi de séparation des Églises et de l'État est souvent mal comprise dans un premier temps, et ce phénomène est aggravé par la querelle des inventaires puis les ordres d'expulser les congrégations. En proportion, peu d'officiers refuseront formellement d'obéir et quitteront l'uniforme en signe de protestation, mais une opposition diffuse à ces décisions est très largement partagée.

                                  De même, puisqu'il n'existe pas à l'époque de forces de police susceptibles d'intervenir à l'occasion des mouvements sociaux, les unités, souvent de cavalerie, sont très fréquemment utilisées pour protéger une usine, voire réprimer des manifestations. Nombreux sont ceux, parmi les jeunes cadres en particulier, qui y voient un emploi contre nature.

                                  DES DIFFICULTÉS SOCIALES RÉCURRENTES

                                  Depuis plusieurs années, la question des soldes et des conditions de vie des sous-officiers et des officiers subalternes est publiquement débattue. Au printemps 1913, plusieurs journaux proches de l'état-major mettent ce sujet à la Une de plusieurs numéros. Les analyses se succèdent, sous la signature de généraux en deuxième section et de parlementaires réputés, mais le sujet ne commence à trouver de réponse qu'un an plus tard. De même, les questions de l'habillement, de l'alimentation, des primes de campagne, et plus globalement de toutes les questions liées à la vie quotidienne provoquent de nombreuses insatisfactions que le relatif prestige de l'uniforme ne suffit plus à compenser.

                                  Plus largement, les questions inhérentes à l'exercice de la liberté d'expression, d'association ou au droit de vote font partie des thèmes récurrents : les militaires seraient-ils, comme les condamnés, des citoyens de second ordre, alors que la République ne cesse de proclamer qu'ils tiennent une place essentielle dans la formation morale et civique des jeunes recrues ? Il est de même nécessaire que le ministre de la Guerre multiplie les circulaires jusqu'à l'automne 1913 pour rappeler que les notations ne doivent pas être établies sur la base de rapports relatifs à la vie privée….

                                  DE GRAVES QUESTIONS D'EMPLOI

                                  La situation matérielle des sous-officiers et des jeunes officiers ne peut s'améliorer que s'ils se marient avec un "beau parti", et les femmes de militaires sont relativement nombreuses à devoir travailler à une époque où cela reste socialement mal accepté. D'ailleurs, la gendarmerie est chargée d'enquêter sur la dot de la future épouse d'un officier et les capacités financières de sa famille, avant que l'autorisation hiérarchique indispensable ne soit accordée. Situation paradoxale qui exige de pouvoir "tenir son rang" dans la société sans que le salaire versé ne le permette : certains vivent de façon quasi-monacale, d'autres sont perclus de dettes, tous vivent entre eux dès lors qu'ils ne disposent pas de fortune personnelle.

                                  L'une des difficultés majeures pour l'état-major général est celle du sous-encadrement chronique des unités. La situation matérielle peu enviable des sous-officiers limite le volume des engagements et des rengagements. Pour tenter de compenser le déficit en sous-lieutenants et lieutenants, toutes les adaptations réglementaires et législatives possibles sont utilisées : les limites d'âge pour que les sous-officiers puissent accéder à l'épaulette sont repoussées, les candidats ayant échoué aux concours d'accès des grandes écoles militaires sont autorisés à se représenter, les élèves-officiers de l'École spéciale militaire sont promus chefs de section dès la fin de la première année, les étudiants des grandes écoles civiles de la République deviennent automatiquement officiers de réserve, etc. Mais il ne s'agit toujours que de mesures partielles, qui permettent d'améliorer les chiffres théoriques totaux dans l'hypothèse d'une mobilisation, sans modifier la réalité quotidienne.

                                  Force est de reconnaître que, souvent, l'armée métropolitaine s'ennuie. Les moyens disponibles pour assurer une instruction de qualité sont insuffisants, qu'il s'agisse des munitions d'exercice, des camps d'entraînement ou du nombre de chevaux.

                                   

                                  Une section de mitrailleuses Saint-Etienne modèle 1907

                                  Une section de mitrailleuses Saint-Etienne modèle 1907. © SHD

                                   

                                  L'instruction s'est adaptée à cette pénurie chronique : procédurière et empesée, elle insiste sur la forme, et sur ce qui coûte le moins cher, l'endurance individuelle du soldat. L'essentiel de l'emploi du temps reste consacré à des "revues de détail" et à des services au quartier. C'est ainsi que les exercices se déroulent généralement à proximité de la caserne au niveau de la compagnie et que les grandes manœuvres annuelles, en particulier, sanctionnent davantage l'aptitude à la marche du fantassin que la capacité des artilleurs à tirer juste. Surtout, l'efficacité du travail des états-majors dont les ordres, même les moins pertinents, ne sont suivis jusqu'en 1912 d'aucune sanction, n'est pas analysée.

                                  Le commandement porte, sur ce point, une grande part de responsabilité : s'il n'est pas responsable du volume de moyens matériels que la nation attribue à ses armées, du moins l'est-il de l'usage qui en est fait. Or les témoignages abondent sur des généraux qui se révèlent incapables de développer la "coopération des armes" (essentiellement infanterie et artillerie) et qui, pour être sans doute d'excellents fantassins, cavaliers ou artilleurs, ne savent pas combiner l'emploi de moyens différents pour en tirer le meilleur parti. En conséquence, Joffre commence, dès 1912, à procéder à un profond renouvellement du haut encadrement.

                                  Il en résulte également que les procédures du travail d'état-major, les questions de renseignement ou l'optimisation des matériels modernes sont relativement peu connues et que leur emploi reste soumis à bien des débats, en dépit de la parution de différents manuels provisoires en 1913 et 1914. Les mitrailleuses ou les véhicules automobiles sont peu intégrés dans la réflexion tactique, et le sont souvent par défaut.

                                   

                                  pièce de 75 1913

                                  Pièce de 75 mn modèle 1897 lors de manoeuvres dans le Sud-Ouest, septembre 1913. © Maurice-Louis Branger/Roger Viollet

                                   

                                  DES RÉORGANISATIONS ET MUTATIONS SUCCESSIVES

                                  L'armée de terre est organisée depuis la loi du 24 juillet 1873 en régions militaires qui, à la mobilisation, donnent chacune naissance à un corps d'armée (CA). En métropole, on en compte vingt à partir de 1913 avec la mise sur pied d'un 21e corps sur la frontière de l'Est. Il convient d'y ajouter le 19e CA d'Algérie-Tunisie, stationné en Afrique du Nord, et un corps d'armée colonial dont les unités sont stationnées dans les ports de l'Atlantique et de la Méditerranée. Presque tous les corps métropolitains sont identiques, à deux (ou trois) divisions d'infanterie, une brigade de cavalerie et une d'artillerie, un bataillon du génie et un escadron du Train, et l'ensemble des services de soutien. Chaque division dispose par ailleurs de ses propres éléments organiques (escadron de cavalerie, groupes d'artillerie, compagnie du génie).

                                   

                                  artillerie lourde

                                  L’artillerie lourde tractée lors de la revue de 1914. © SHD

                                   

                                  Si cette organisation générale ne connait pas de modifications significatives avant la Grande Guerre, les efforts de modernisation et de rationalisation voulus par Joffre commencent à porter leurs fruits et transforment les grands commandements par touches successives. L'infanterie et la cavalerie voient la création de compagnies de mitrailleuses et de cyclistes . le génie celle des spécialités de construction de voies de chemin de fer, de télégraphie et communications, d'aérostation. Cinq régiments d'artillerie lourde sont en cours d'équipement lorsqu'éclate la Première Guerre mondiale et l'aéronautique, encore balbutiante, compte déjà vingt-trois premières escadrilles... Toutes ces créations induisent des mutations nombreuses, des mouvements de personnel, des déplacements de matériel, des changements de garnisons, dont le rythme est accéléré par les nécessités liées au maintien de l'ordre intérieur.

                                   

                                  lieutenant de Malherbe

                                  Lieutenant de Malherbe aux commandes d’un avion Blériot 1914. © SHD

                                   

                                  Au hasard des réorganisations ou de besoins plus ou moins ponctuels, les batteries, les escadrons et les compagnies, voire les régiments en tant que tels, sont donc soumis à des déplacements fréquents. Il n'est pas rare que la même unité se déplace deux fois au cours de la même année au sein de la même région militaire, ce qui cause de nombreuses difficultés d'adaptation dans des locaux parfois vieillissants, entretenant une lassitude récurrente.

                                  ET POURTANT, UNE VÉRITABLE INTÉGRATION DANS LA CITÉ

                                  Paradoxalement constituées sur une base de recrutement régional, sinon local, les unités se sont peu à peu enracinées dans leur environnement proche. La présence des soldats en tenue est normale dans la moindre commune, du fait du maillage extrêmement dense sur le territoire des garnisons de quelque 400 régiments et 50 bataillons, parmi lesquels l'infanterie constitue plus des trois quarts. Elle est même plus dense encore dans les régions frontalières du nord et de l'est. Dans les grandes régions fortifiées (Épinal, Toul, Verdun), plusieurs dizaines de milliers d'hommes stationnent dans des communes dont l'essentiel de l'activité économique leur est liée. Au fil des années, les divisions et certains régiments sont fréquemment connus sous le nom de la ville où l'état-major tient garnison : le 41e RI est celui de Rennes, la 2e DC celle de Lunéville. Au total, 750 000 hommes environ sont stationnés en métropole, auxquels il faut ajouter les 65 000 de l'Armée d'Afrique, en Algérie-Tunisie, pour partie employés à la pacification du Maroc.

                                  Dans les mois qui précèdent la Grande Guerre, un nouvel attachement de la population à ses soldats semble se faire jour. Cette évolution générale de l'état d'esprit public se manifeste à l'occasion du retour d'exercice à la caserne ou quand la musique régimentaire joue pour la population dans le parc ou sur la place principale de la commune. Si ces marques formelles d'estime, voire d'adhésion populaire, à leurs unités de proximité ne témoigne en rien d'une compréhension précise des questions militaires, elles marquent néanmoins un attachement à "leurs" soldats, qu'illustreront les départs pour la guerre en août 1914 lorsque la foule se massera sur les trottoirs pour accompagner les régiments vers les gares d'embarquement.

                                   

                                  cuirassiers 1914

                                  Départ des cuirassiers le 2 août 1914 à Paris. © Excelsior/L’Équipe Roger Viollet

                                   

                                  Au sein de chaque unité, il existe souvent une forte cohésion. La tradition républicaine, renforcée depuis les débuts de la IIIe République, conduit les officiers à traiter leurs hommes en "soldats-citoyens". Au-delà des écrits bien connus d'un Lyautey, toute une littérature s'est développée sur le rôle des cadres dans la formation morale et civique des recrues. Le sentiment d'appartenance à tel régiment est entretenu à la fois par la sacralisation du drapeau et par le recrutement régional évoqué plus haut. Les deux niveaux, national et local, se rejoignent ici, tandis qu'en fonction de l'histoire propre à chaque formation le commandement va rechercher dans les événements du passé des facteurs d'identification brodés en lettres d'or sur l'emblème régimentaire.

                                  Ce sujet est d'autant plus souvent traité que les notions de "forces morales" reviennent dans tous les discours. On ne s'interroge pas sur l'aptitude des armées à faire campagne puisque le soldat est tout à la fois soutenu par la conviction qu'il défend une cause juste et est dépositaire de valeurs d'enthousiasme, de courage et de volonté. Personne ne doute de la réalité de la furia francese quintessence de ces qualités qui expliquent et justifient en partie la priorité donnée à l'esprit d'offensive. Les articles dithyrambiques de la grande presse quotidienne, les fréquentes Unes des populaires suppléments hebdomadaires illustrés du Petit Journal ou du Petit Parisien entretiennent cet attachement à l'armée, mais développent aussi de dangereuses illusions sur ses capacités réelles.

                                  QUELLES CAPACITÉS OPÉRATIONNELLES ?

                                  Si l'on met en balance les aspects évoqués ci-dessus, l'armée française de 1914 offre finalement un visage contrasté. Elle forme dans la nation un corps à part, idéalisé mais aussi soumis à de vives critiques et à de fortes pressions. Ses évolutions sont réelles mais lentes, non pas du fait des seules réticences d'un état-major général qui n'aurait rien compris à la guerre moderne, mais parce qu'en régime parlementaire absolu la moindre adaptation doit faire l'objet du vote d'une loi. Or, à l'Assemblée nationale, les gouvernements successifs peinent à obtenir dans la durée le soutien d'une majorité et les questions militaires ne sont pas traitées sous l'angle technique mais sous le double filtre des luttes idéologiques et des contraintes budgétaires (remplacement du "pantalon rouge", développement de l'artillerie lourde, etc.).

                                   

                                  infanterie française 1913

                                  Infanterie française en tirailleurs. Manoeuvres dans le Sud-Ouest, septembre 1913. © Maurice-Louis Branger/Roger Viollet

                                   

                                  Contrairement à ce qui est souvent dit, la doctrine française n'est pas totalement fixée. Si "l'offensive à outrance" connait une indéniable faveur dans le corps des officiers, en cohérence d'ailleurs avec les idées en vogue dans la société civile, les textes réglementaires sont moins nets. Les décrets sur la Conduite des grandes unités et sur le Service des armées en campagne, adoptés à la fin de l'année 1913 et diffusés au début de l'année suivante, énoncent bien toute l'importance d'un esprit offensif résolu, mais ils détaillent aussi au fil des pages les mesures de précaution, préparatoires ou conservatoires, que le commandement doit adopter. Enfin, il faut tenir compte des réalités du rythme d'instruction : l'immense majorité des officiers, sous-officiers et soldats présents sous les drapeaux en août 1914 ont été formés bien avant la publication des nouveaux règlements, dont ils ne connaissent souvent même pas l'existence. Ainsi, la France dispose-t-elle au premier semestre 1914 d'un puissant outil militaire. Mais, il est encore en cours de modernisation et de montée en puissance et doit désormais donner la priorité à la formation des cadres et à l'instruction collective. Le processus n'est pas achevé et cette situation ambiguë se traduit aussi bien dans l'inexistence d'un plan de campagne (le Plan XVII ne concerne que la mobilisation et la concentration des unités) que dans les illusions doctrinales sur l'offensive.

                                  LA GUERRE TRANSFORME-T-ELLE TOUT ?

                                  À la fin du mois de juillet, les permissionnaires commencent à être rappelés et, soudainement, l'inquiétude se fait jour lorsque, le 30 juillet, est décidée la couverture des frontières. Alors que le pays s'intéressait davantage au procès très médiatisé de madame Caillaux qu'à la dégradation des relations entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie ou entre l'Allemagne et la Russie, l'assassinat de Jaurès le 31 marque une rupture. Devant son cercueil, hommes politiques de gauche comme de droite se recueillent et annoncent l'Union sacrée que le président de la République et le président du Conseil appellent de leurs vœux. Trois millions de réservistes prennent le chemin des casernes, où ils sont équipés et les unités constituées : le pourcentage de réfractaires est extrêmement faible, ce qui témoigne de la confiance que le pays porte à son armée. Les effectifs des régiments d'active sont complétés et les unités dédoublées par la création d'un corps de réserve. En quinze jours, au terme d'un mécanisme d'une extrême précision qui ne connait presque aucun raté, 3 600 000 hommes sont sous les armes, dont 1 700 000 dans la zone des armées. Alors que les travaux des champs battent leur plein, chacun est persuadé de partir pour quelques mois simplement, car la guerre ne peut être que courte entre pays développés, comme le proclament politiques, journalistes, industriels, banquiers et chefs militaires. Les premières semaines du conflit, les plus meurtrières de toute la guerre, assureront dans le sang, à tous les niveaux de la hiérarchie, les apprentissages qui n'avaient pas été au préalable menés en temps de paix.

                                  Auteur

                                  LCL Rémy Porte - Docteur en histoire

                                  1945, l’horreur révélée

                                  Partager :

                                  Sommaire

                                    En résumé

                                    DATE : 24 juillet 1944-8 mai 1945

                                    LIEU : Europe

                                    ISSUE : Libération des camps

                                    FORCES EN PRÉSENCE :Troupes alliées, SS

                                    Dans les premiers mois de 1945, les armées alliées libèrent un à un les camps nazis et découvrent l’ampleur des massacres. En avril, les images de l’horreur font le tour du monde et le rapatriement des survivants s’organise. Pourtant, il faudra des années pour cerner la réalité du système concentrationnaire et la spécificité du génocide.

                                    "Les portes de l’enfer sont ouvertes" écrit en mai 1945 le journaliste américain John Berkeley. L’horreur résume la découverte des camps nazis par les armées alliées. L’événement servit de point d’appui à plusieurs récits, mettant souvent en avant le cas pourtant exceptionnel de  Buchenwald où des détenus prirent les armes pour se libérer et chasser leurs gardiens SS. Une minorité de détenus eurent la chance d’être libérés dans le cadre d’accords passés par la SS avec la Croix-Rouge et d’échapper ainsi aux évacuations meurtrières des camps. Mais les réalités les plus marquantes demeurent celles de détenus exécutés ou abandonnés à bout de force au bord des routes et de mouroirs découverts sans combat et par hasard par les troupes alliées. Dans ces conditions, l’organisation du rapatriement des déportés fut forcément largement improvisée. L’événement n’en fut pas moins source d’un savoir sur les camps et les déportations.

                                    LE CHOC DE LA DÉCOUVERTE DES CAMPS

                                    Fin juillet 1944, la guerre n’est pas encore finie et les Soviétiques entrent dans le camp vide de Lublin-Maïdanek, où les installations de gazage sont encore en place. Fin novembre, les Américains et les Français libèrent le camp de Natzweiler-Struthofdéserté par ses gardiens SS et les détenus. La situation se renouvelle à Auschwitz en janvier 1945, même si une petite minorité des internés s’y trouvent encore.

                                     

                                    Auschwitz

                                    Barbelés et baraquements du camp d’Auschwitz, Pologne, 1945. © Mémorial de la Shoah

                                     

                                    En France libérée, la presse, qui ne peut vérifier les informations recueillies et qui est encore sous le coup de la censure, ne publie alors pas ou très peu sur le sujet, notamment pour ne pas effrayer les familles attendant le retour d’un proche. L’Humanité consacre deux articles à la découverte des camps en décembre 1944, puis plus rien avant le 5 avril. Le Figaro publie un papier sur le Struthof le 3 mars 1945, trois mois après la découverte du camp. Et encore, ce sont des articles qui ne font pas la "Une". La discrétion est la même à la radio et dans les Actualités filmées, ce qui amplifiera la stupéfaction lorsque seront publiés récits et photographies de l’horreur.

                                    Début avril 1945, ce sont d’abord des Kommandos de Neuengamme qui sont découverts. Le 5 avril, c’est l’entrée dans le camp d’Ohrdruf, en Thuringe, qui provoque l’effroi. Plus de 3000 cadavres gisent là, nus et émaciés. Le 11 avril, les Américains entrent dans le "petit camp" de Buchenwald, véritable mouroir, d’où étaient partis les jours précédents des convois pour Dachau. Tant ils sont épuisés, de nombreux détenus comprennent à peine qu’ils sont libérés. La vue de la Boelcke Kaserne de Nordhausen, où s’entassaient les malades de Dora, est une nouvelle fois terrible : 3 000 corps, 700 survivants en train de mourir. Le 14 avril est découvert le carnage de Gardelegen, petit village où plus de 1 000 détenus, jetés sur les routes après l’évacuation de Kommandos de Dora, ont été brûlés vifs dans une grange. Le lendemain, les Britanniques libèrent le camp mouroir de Bergen-Belsen, où des milliers de personnes sont en train de périr au milieu de nombreux cadavres. Le 29 avril, les Américains entrent dans le camp de Dachau et découvrent en gare plus de 2300 cadavres laissés dans un train arrivé de Buchenwald. Face à l’horreur, certains soldats ne peuvent s’empêcher de tuer des gardiens SS. Au total, on estime qu’un tiers des 750 000 détenus du système concentrationnaire décèdent lors des dernières semaines de la guerre, dans les camps ou au moment de ce que les détenus ont appelé les "marches de la mort".

                                     

                                    libération de Bergen-Belsen

                                    Un soldat britannique parle avec un détenu, Bergen-Belsen , 17 avril 1945. © photo Sgt Oakes/IWM, Londres

                                     

                                    Le haut commandement allié est rapidement informé de ces terribles découvertes. Le 12 avril, Eisenhower, accompagné de Patton et Bradley, est à Ohrdruf. Le jour même, il décide de diffuser la nouvelle auprès de toute la presse, demandant même à ses troupes proches de venir voir ce chaos atroce : "On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il se bat. Maintenant, au moins, il saura contre quoi il se bat" déclare-t-il. Quelques jours après, sont organisées des visites de journalistes et de parlementaires. À partir de ce moment, le verrou de la censure saute : les images de l’horreur, filmées ou photographiées, se multiplient. Il s’agit de montrer l’horreur, d’en faire une "pédagogie". Les cameramen américains du Signal Corps reçoivent ainsi des consignes strictes pour filmer les atrocités, les camps et ceux qui s’y trouvent. Plusieurs des reporters de guerre qui découvrent ces lieux sont aussi de véritables photographes de talent : Margaret Bourke-White (de Life, à Buchenwald), Lee Miller (de Vogue, à Buchenwald et Dachau) ou Eric Schwab (un Français, à Ohrdruf, Buchenwald, Thekla, Dachau).

                                     

                                    Buchenwald

                                    Intérieur d’une baraque du petit camp de Buchenwald, 16 avril 1945. © photo Harry Miller coll. NARA,Washington

                                     

                                    "Il faut que le monde entier sache" déclare Sabine Berritz dans le journal Combat du 3 mai 1945. "Doit-on raconter ces faits effroyables ?", écrit-elle. "Doit-on laisser nos enfants se pencher sur cet amas de crimes ? Naguère, nous aurions dit non. Nous nous élevions contre la diffusion de documents atroces. […] Mais à présent il faut que revues et journaux, ici et dans le monde entier, publient ces récits et ces photos. C’est pourquoi il faut, malgré notre répulsion, les montrer à nos enfants, à tous les enfants. Ces abominables souvenirs doivent marquer leur mémoire […]". Les images des bulldozers, qui poussent les corps dans des fosses communes de Bergen-Belsen, sont alors largement diffusées. La presse française qui, jusque-là, ne parlait presque pas des camps se saisit du sujet dans la seconde quinzaine d’avril 1945 : trois quarts des articles sont consacrés à leurs découvertes entre mi-avril et mi-juin.

                                    Toutes les images publiées sont celles de l’horreur absolue. Elles marquent nos consciences, pour longtemps. Par leur force et leur nombre, elles constituent un véritable seuil, celui de la représentation de la mort de masse. Comme l’a montré Clément Chéroux, si la Première Guerre mondiale avait montré la mort, celle-ci était demeurée "individuelle" et c’était essentiellement "celle de l’ennemi". "Rien d’équivalent avec la mort massive et collective des camps, avec ces monceaux de cadavres qui emplissent les images" en 1945.

                                    VIE ET MORT DANS LES CAMPS LIBÉRÉS

                                    Le déroulement et le ressenti des "libérations" lors des semaines qui suivent ont beaucoup varié selon les déportés. Mais, pour la plupart d’entre eux, ces jours sont avant tout difficiles, meurtriers tant leur état de santé est précaire et les conditions sanitaires catastrophiques.

                                    À Dachau par exemple, les épidémies prolifèrent. Une semaine après la libération du camp, tous les cadavres n’ont pas encore été ensevelis malgré la réquisition des habitants voisins. En mai, en dépit des mesures prises par les troupes américaines, plus de 2 200 personnes y meurent encore. Toutefois, ces premières heures et ces premiers jours de liberté sont aussi intenses. En témoignent les extraordinaires photographies que les internés espagnols du camp de Mauthausen prennent aussitôt. Ils le font d’abord pour enregistrer l’événement, à l’instar des reporters qui arrivent pour témoigner de l’horreur. Des détenus se font ainsi photographier montrant des éléments caractéristiques des camps. Mais c’est surtout la soif de vivre et l’air d’une liberté retrouvée que montrent ces clichés. Ils saisissent des groupes d’amis, qui posent parfois les armes à la main, symboles de la victoire d’une communauté de survivants. De nombreux clichés concernent des hommes photographiés seuls qui se réapproprient ainsi leur individualité volée.

                                     

                                    Train Dachau

                                    Devant le camp de concentration de Dachau, Allemagne,mai 1945. © ECPAD/Pierre Raoul Vignal

                                     

                                    Les signes de leur déshumanisation passée ont disparu – ils portent de nouveaux vêtements civils, le numéro de matricule a été arraché… - ou, au contraire, ont été détournés - certains imitent les anciennes photographies d’identité prises dans les camps, mais à côté des chiffres de leur matricule figurent dorénavant, ostensiblement, leur nom. Beaucoup pensent alors à l’avenir et aux sociétés à reconstruire, en tirant les premiers enseignements de la tragédie qui vient de se terminer. Le 16 mai 1945 à Mauthausen, comme dans la plupart des camps libérés, un Serment international de reconnaissance envers les libérateurs, de fraternité et d’espérance est prononcé. La déclaration du Comité français de libération du camp en appelle à la communauté des "citoyens du grand peuple allié devant laquelle s’ouvre l’étonnant avenir de la société collective, de l’élévation nationale et du perfectionnement individuel". Des journaux au titre évocateur, comme Liberté (celui des Français de Dachau), sont créés.

                                    Durant ces premiers jours de liberté, dans la plupart des camps, des organisations de détenus se mettent en place, pour organiser la vie quotidienne avant le rapatriement et préparer celui-ci. À Dachau, un International Prisoners Committee (IPC) a la lourde tâche d’épauler l’armée américaine dans la gestion d’une enceinte contenant encore plus de 30000 personnes, qu’il faut nourrir et vêtir. De nombreuses formalités administratives sont nécessaires pour, d’abord, redonner à tous des papiers d’identité. C’est l’IPC aussi qui rédige les premières listes des morts. Les Américains demandent également qu’un strict service d’ordre se mette en place pour maintenir la quarantaine sanitaire - et donc l’interdiction de quitter le camp - et imposer le respect de règles : pas de cuisine dans les Blocks, pas de dégradation des bâtiments pour faire du feu… Beaucoup de détenus ne comprennent pas toutes ces interdictions, et surtout de devoir attendre plusieurs semaines avant d’être rapatriés.

                                     

                                    Libération Mauthausen

                                    La 11e division blindée américaine entre dans le camp de Mauthausen, 6 mai 1945 (reconstitution). © photo Donald R. Ornitz coll. USHMM,Washington

                                     

                                    LE RAPATRIEMENT EN FRANCE

                                    À Alger, dès novembre 1943, la France libre met en place un commissariat pour s’occuper des personnes déplacées. Celui-ci est confié à Henri Frenay, fondateur du mouvement de résistance Combat. Il devient à la Libération le ministère des prisonniers, déportés et réfugiés, chargé d’organiser les retours en France de tous les "Absents". Près de 950 000 prisonniers de guerre, plus de 600 000 requis du travail et des dizaines de milliers de déportés sont en Allemagne, en attente d’un rapatriement. Des documents et d’importantes archives des camps et prisons qui avaient été installés en zone occupée sont récupérés pour compléter une information jusque-là largement lacunaire. À partir de février 1945, des missions françaises de rapatriement facilitent également la localisation des victimes. Pour connaître le nombre de rapatriés à gérer, le 3 novembre 1944, un décret ordonne officiellement le recensement des victimes de la guerre.

                                    Mais, à l’heure du rapatriement, le ministère Frenay est largement dépendant du Commandement suprême des forces alliées (Supreme Headquarter Allied Expeditionnary Forces, SHAEF) et sa marge de manœuvre est finalement réduite. De lourdes contraintes pèsent ainsi sur l’organisation même des retours : les prisonniers de guerre sont privilégiés par les Anglo-Saxons ; une quarantaine est imposée aux personnes qui, dans l’attente, doivent rester sur place ; des contrôles sanitaires et des vérifications d’identité interviennent aux frontières. Ainsi, selon les lieux de libération, les "scénarios" du rapatriement peuvent être très différents : s’ils se passent relativement bien pour ceux qui reviennent de Buchenwald, c’est plus compliqué pour les anciens déportés de Dachau, de Flossenbürg ou de Bergen-Belsen.

                                     

                                    Retour vers la France de rescapés

                                    Retour vers la France de rescapés de Buchenwald, 1945. © SHD

                                     

                                    Les premiers retours de prisonniers de guerre et de déportés libérés par les Soviétiques ont lieu en mars 1945 à Marseille, par bateau depuis Odessa. Les premières femmes de Ravensbrück arrivent en gare de Lyon le 14 avril, accueillies par le général de Gaulle. Leurs camarades libérées grâce à l’intervention de la Croix-Rouge suédoise transitent, de leur côté, par la Suède. C’est à Paris que l’essentiel des retours sont centralisés : à la gare d’Orsay pour ceux qui arrivent par train, à l’aéroport du Bourget pour ceux qui reviennent par avion (les déportés les plus malades et des personnalités). Face à l’état physique et moral des déportés revenus et suite aux révélations dans la presse sur la découverte des camps, un grand centre d’accueil est installé à l’hôtel Lutétia, fin avril, avec des services médicaux et administratifs. Cependant, nombre de déportés critiquent les lourdeurs et les maladresses d’une administration qui n’a pas pris en compte selon eux les particularités de ce qu’ils viennent de subir.

                                     

                                    De Gaulle accueille des rescapées de Ravensbrück

                                    Le général de Gaulle accueille des rescapées de Ravensbrück, avril 1945. © Mémorial de la Shoah /CDJC

                                     

                                    Pourtant, comme le souligne Robert Belot, qui s’appuie sur Bilan d’un effort, la synthèse présentée par Frenay à son départ du ministère, "le dispositif semble avoir été efficace puisqu’en moins de quatre-vingt-dix jours, les deux tiers des libérés sont rapatriés. Au cours de l’année 1945, dans un pays complètement désorganisé, plus de 1 500 000 hommes, femmes et enfants ont été rapatriés en moins de cent jours. Les rapatriés reçoivent pécules et vêtements […] et bénéficient de soins gratuits. L’effort financier global du pays a été considérable : 20% des dépenses civiles pour l’année 1945 selon les chiffres du Bilan." Le 1er juin, on fête le millionième rapatrié : Jules Garron, un prisonnier de guerre.

                                    LE PREMIER SAVOIR SORTI DES CAMPS

                                    Les images de la découverte des camps sont la première "source" d’informations permettant de révéler l’existence de l’univers concentrationnaire. Mais l’horreur montrée, en nombre, emporte toute analyse détaillée. Ces photographies sont finalement peu précises, et illustrent mal la réalité des camps. L’Humanité du 24 avril 1945 présente, par exemple, en Une un article sur Birkenau avec une image de Bergen-Belsen légendée "Ohrdruf". Ces photographies fixent l’image d’un système concentrationnaire en pleine décomposition : beaucoup de détenus ont été jetés sur les routes face à l’avance alliée, lors des meurtrières "marches de la mort". Ces clichés ne traduisent pas son fonctionnement habituel : la discipline, les humiliations, le travail forcé… La finalité des déportations se résume aux charniers découverts, ne rendant pas compte notamment du génocide des Juifs d’Europe. Le discours du ministère Frenay autour du retour des "Absents" favorise également une approche globale des "déportés", contribuant à brouiller les spécificités des politiques nazies.

                                    Toutefois, même s’il ne faut pas perdre de vue sa faible diffusion, un savoir est produit dès les premiers mois après la découverte des camps nazis. À cet égard, le génocide des Juifs, souvent résumé à un "grand silence", est significatif. Détaillons-le en présentant les différents vecteurs de ce savoir sur les camps. Ce savoir provient d’abord des déportés eux-mêmes : près de 210 témoignages sont publiés entre 1944 et 1947. Ceux de Juifs, peu nombreux à revenir, sont évidemment rares. De plus, comme l’a montré Annette Wieviorka, ces récits sont peu lus par une société qui, globalement, n’est pas prête à entendre un tel discours. Les associations de victimes qui se mettent en place débutent un travail de transmission qui se poursuit aujourd’hui. AnnetteWieviorka note que, malgré des imprécisions, les associations juives font un "progrès considérable vers la vérité". Des extraits du rapport Vrba et Wetzel sur Auschwitz sont édités par leurs journaux. Par ailleurs, le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) entame un travail impressionnant de connaissance du génocide, grâce notamment à une collection d’ouvrages scientifiques.

                                     

                                    Magazine de France

                                    Couverture de "Magazine de France", numéro spécial consacré aux crimes nazis, été 1945. © coll.Musée de la Résistance nationale Champigny-sur-Marne

                                     

                                    La recherche et le jugement des criminels de guerre nazis permettent aussi de rassembler des éléments essentiels. Les premières synthèses du Service de recherche dépendant du ministère de la Justice ou celles des Renseignements généraux sont, dans plusieurs cas, déjà précises. Au procès international de Nuremberg, dans son réquisitoire inaugural, le procureur Robert Jackson évoque l’assassinat de 60% des Juifs d’Europe, soit 5,7 millions de morts, avant de présenter dans les séances suivantes le "plan nazi" pour anéantir "tout le peuple juif". "L’Histoire n’a jamais enregistré de semblable crime, perpétré avec une telle cruauté préméditée et contre tant de victimes", conclut-il en citant par exemple un rapport de l’Einsatzgruppe A du 15 octobre 1941 sur l’extermination de Juifs en Lituanie.

                                    Dans ce tableau, l’État fait souvent figure de grand absent, n’ayant rien perçu ni voulu voir de la spécificité du génocide. Pourtant, les missions du ministère Frenay de rapatriement et de recensement, puis de réparation et de reconnaissance des victimes, impliquent de mieux les connaître, dans toutes leurs spécificités. Au sein d’une sous-direction des Renseignements - puis des Recherches - et de la Documentation, une section des "Israélites déportés", dirigée par un ancien interné de Drancy, François Rosenauer, travaille dès l’automne 1944 à recenser les déportés juifs et les convois de la "solution finale". Grâce notamment à la partie retrouvée du fichier de Drancy, les résultats sont rapides et justes : le 23 juillet 1945, le ministère Frenay annonce, par exemple, le chiffre de 66576 déportés de Drancy, un bilan quasiment exhaustif. Or, à cette date déjà, le ministère sait que la grande majorité de ces personnes sont des Juifs, assassinés à Birkenau. Une des salles de l’exposition "Crimes hitlériens", qui s’ouvre à Paris en juin 1945, s’appuie sur ce travail en proposant une chronologie de la persécution et des déportations. Le livre de Roger Berg, La persécution raciale, dans la série lancée par l’État des "Documents pour servir à l’histoire de la guerre", en est une autre illustration.

                                    Ainsi, s’il faudra encore des années pour cerner avec précision l’ampleur de la criminalité qui s’est déployée dans le système concentrationnaire et la spécificité du génocide des Juifs d’Europe, un premier savoir sortit des camps dès l’immédiat après-guerre. Derrière le choc, des sources et des analyses commencèrent à irriguer notre réflexion sur un phénomène majeur que l’Occident découvrit avec horreur en 1945.

                                    Auteur

                                    Thomas Fontaine - Chercheur associé au Centre d’histoire sociale du XXe siècle Paris 1

                                    1944 Opération Overlord

                                    Partager :

                                    Sommaire

                                      En résumé

                                      DATE : 6 juin 1944
                                       
                                      LIEU : Plages de Normandie
                                       
                                      ISSUE : Débarquement des troupes alliées
                                       
                                      FORCES EN PRÉSENCE : Alliés (environ 150 000 hommes)
                                      États-Unis : 1st Infantry Division, 4th Infantry Division, 29th Infantry Division, 90th Infantry Division, 82nd Airborne Division, 101st Airborne Division
                                      Commonwealth: 79th Armored Division, 1st Corps, 30th Corps, 3rd Infantry Division, 6th Airborne Division, 50th Northumbrian Division, 3rd Canadian Infantry Division, Commandos, Brigades indépendantes
                                      Allemands (environ 50 000 hommes)
                                      84e corps, 21e Panzerdivision

                                      Le 6 juin 1944 débute l’une des plus grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale à laquelle participent près de 3 millions de soldats. Fruit d’une longue préparation entamée dès 1941, Overlord est la plus importante opération amphibie de l’Histoire. La bataille de Normandie s’achèvera le 25 août avec la libération de Paris.

                                      Effectuer des raids et des opérations amphibies en France est une idée ancienne qui remonte à 1940, après l’évacuation de Dunkerque. Le Premier ministre britannique, Winston Churchill, crée en juillet 1940 le Directorate of Combined Operations (DCO), spécialisé dans l’exécution de raids et d’opérations amphibies, et le Special Operations Executive (SOE), chargé de soutenir la résistance des populations des pays occupés.

                                      LES PRÉMICES AU DÉBARQUEMENT (27 février 1942-9 septembre 1943)

                                      Après l’attaque allemande contre l’Union soviétique le 22 juin 1941, Joseph Staline demande aux Britanniques l’ouverture d’un second front, mais il faut attendre l’entrée en guerre des Américains pour que l’opportunité d’un débarquement sur les côtes françaises soit sérieusement envisagée. Le général Marshall et son chef des services de planification, le général Eisenhower, conçoivent alors le plan Sledgehammer. Il comporte trois objectifs : envoyer des troupes pour établir une tête de pont dans le Pas-de-Calais à partir de septembre 1942 . concentrer des hommes en Grande-Bretagne . lancer enfin une opération décisive sur le continent au printemps 1943. Les Britanniques n’adhèrent pas à ce projet et ils proposent un débarquement en Afrique du Nord, ce que le haut commandement américain finit par accepter. Le 8 novembre 1942, l’opération Torch est lancée en Afrique du Nord et ce débarquement est commandé par le général Eisenhower.

                                       

                                      Rommel Boulogne 1944

                                      Le maréchal Rommel inspecte les défenses de la plage de Boulogne, 5 mai 1944. © Wiese/ECPAD

                                       

                                      Après ce succès, les Alliés sont de nouveau divisés sur le choix de l’objectif suivant. Ils finissent par s’entendre sur un débarquement en Sicile, après la conquête de la Tunisie. Parallèlement, ils s’accordent pour commencer à planifier un débarquement en France. Ainsi, dès avril 1943, un comité de planification se met au travail sous la direction du général britannique Morgan, chief of Staff to the Supreme Allied Commander. Les Américains, engagés sur des théâtres gigantesques et éloignés les uns des autres, maîtrisent de mieux en mieux la planification pré-opérative, la logistique, l’économie des forces, les appuis-feu, le combat interarmes et interarmées. Dans le même temps, le DCO de l’amiral Mountbatten a acquis une grande expérience dans l’exécution des raids sur les côtes européennes (Bruneval, Saint-Nazaire, Dieppe). Il a aussi développé des armements spéciaux (chaland de débarquement armé, engins amphibies), un port artificiel et un oléoduc sous-marin. En juin 1943, Mountbatten persuade le général Morgan que le débarquement doit avoir lieu en Normandie, entre l’Orne et la Vire, et non pas sur les côtes du Pas-de-Calais. Les plages normandes sont plus praticables que celles du Pas-de-Calais et elles ressemblent aux plages du sud de l’Angleterre où les hommes peuvent s’entraîner et les matériels être testés. Ce secteur est en outre mal défendu par les Allemands qui privilégient le Pas-de-Calais.

                                      En 1943, alors que Staline réclame un débarquement anglo-saxon sur les côtes françaises, les Alliés sont encore divisés sur le choix du prochain objectif. Finalement, ils s’entendent sur l’Italie où l’ouverture d’un front présente l’intérêt de fixer dans la péninsule italienne des troupes allemandes nombreuses. Les Anglo-Saxons débarquent d’abord en Sicile, le 10 juillet 1943 puis occupent l’île, avant de débarquer en Italie du Sud entre le 2 et le 9 septembre 1943.

                                      OVERLORD : UN EXPLOIT LOGISTIQUE (6 décembre 1943-5 juin 1944)

                                      Du 28 novembre au 1er décembre 1943, Churchill, Roosevelt et Staline se réunissent à Téhéran afin de trouver un accord militaire. La décision est prise de débarquer en France. L’opération est baptisée Overlord et son déclenchement est fixé au 1er mai 1944 sur le littoral normand. Le 6 décembre 1943, le général Eisenhower est nommé au commandement suprême des forces expéditionnaires alliées. Considéré comme un organisateur talentueux, grand spécialiste de la planification, mais aussi excellent diplomate, il doit être en mesure d’apaiser les tensions entre Américains et Britanniques. Overlord comporte plusieurs phases : l’assaut est baptisé Neptune. l’opération Fortitude doit cacher les véritables intentions des Alliés et convaincre les Allemands que le débarquement aura lieu dans le Pas-de-Calais. Le commandement terrestre revient au général britannique Montgomery, tandis que l’amiral britannique Ramsay commande la phase maritime de l’opération. Enfin les maréchaux britanniques Tedder et surtout Leigh-Mallory dirigent les opérations aériennes.

                                      Peu après le débarquement amphibie à Anzio, le 22 janvier 1944, le général Montgomery présente le plan final d’Overlord. Cependant, la date du déclenchement de l’opération est plusieurs fois reportée pour des raisons météorologiques, techniques, matérielles… Les Alliés doivent avoir la supériorité aérienne absolue au-dessus de la Normandie et l’aviation doit achever la destruction des défenses côtières et des réseaux et nœuds de communication dans le Nord de la France. La préparation de cette gigantesque opération nécessite un important et long travail de coordination. À la veille de l’invasion, le sud de l’Angleterre est devenu un immense camp retranché où cantonnent deux millions d’hommes. Les chiffres sont impressionnants : 1 300 navires de transport, 4 000 péniches de débarquement, 19 000 véhicules, 11 600 avions. Environ 50 000 hommes doivent débarquer le Jour J dans une zone comprise entre l’Orne et la Vire sur cinq plages d’ouest en est : Utah, Omaha, Gold, Juno, Sword. Trois divisions aéroportées doivent être larguées à l’est et à l’ouest de la zone pour couvrir le débarquement. Le haut commandement allié ne cherche pas à se concentrer sur les plages mais espère gagner l’intérieur des terres, en direction de Caen, Saint-Lô et Cherbourg, le plus rapidement possible. Il souhaite s’emparer des nœuds de communication et disposer d’un port en eaux profondes pour acheminer les renforts et la logistique. Pour les Allemands, en cas de débarquement, il est impératif de rejeter immédiatement les Alliés à la mer.

                                       

                                      troupes américaines 6 juin 1944

                                      Troupes américaines quittant une barge de débarquement, 6 juin 1944. © Akg-images

                                       

                                      Plusieurs conditions sont nécessaires pour déclencher l’opération. Les Alliés ont prévu un débarquement à l’aube pour que les tirs de l’artillerie de marine et les bombardements aériens soient efficaces. Il doit avoir lieu à mi-marée, afin de voir les obstacles allemands sur la plage. Enfin, la phase aéroportée doit être effectuée par nuit claire. Toutes ces conditions sont réunies uniquement dans les premiers jours de juin. En raison d’une tempête le 5 juin, le débarquement est reporté au lendemain.

                                      DANS LA FUREUR DU JOUR J (6 juin 1944)

                                      Dans la nuit du 5 au 6 juin, près de 6 500 bâtiments de tous types répartis en 75 convois traversent la Manche. Pendant ce temps, l’aviation alliée aveugle les systèmes d’alerte allemands et détruit les postes de commandement. Elle effectue aussi des raids de diversion dans le Nord. Le bombardement par l’aviation des positions allemandes situées entre Le Havre et Cherbourg débute à 00h05. Dix minutes plus tard, l’opération aéroportée est lancée. Elle débute par le largage d’éclaireurs, les fameux Pathfinders, dont la mission est de baliser la zone de saut et de mener, en liaison avec la résistance française, des actions de sabotage destinées à gêner l’armée allemande dans ses mouvements. Enfin, à partir de 00h20, trois divisions aéroportées sont déployées aux deux extrémités de la zone de débarquement, à l’est de Sword pour les Britanniques et à l’ouest d’Utah pour les Américains. Elles ont pour mission de couvrir la zone de débarquement de la force terrestre sur les plages, de contrer d’éventuelles contre-offensives allemandes mais aussi de s’emparer de points stratégiques, utiles au bon déroulement du débarquement. Ainsi, des planeurs britanniques atterrissent à proximité du pont de Bénouville sur le canal de Caen à la mer.

                                      Les parachutistes contrôlent le pont au terme d’un bref combat et doivent le tenir jusqu’à l’arrivée des troupes débarquées sur la plage de Sword. À partir d’une heure du matin, les divisions aéroportées sont larguées. À l’ouest de la zone de débarquement, la 82e division aéroportée américaine doit contrôler les carrefours et les nœuds de communications, en particulier dans les environs de Sainte-Mère-Église. La 101e Airborne doit s’emparer de la plage d’Utah. À l’est, l’objectif des parachutistes de la 6e division aéroportée britannique est de détruire les ponts sur la Dive et les batteries d’artillerie de Merville.

                                      Cependant, de nombreux parachutistes se noient dans les zones inondées et les mauvaises conditions météorologiques dispersent les hommes. Paradoxalement, cet éparpillement accroît la confusion chez les Allemands. Il faut pourtant plusieurs heures aux parachutistes pour se regrouper.

                                       

                                      Américains Utah Beach

                                      Soldats américains après le naufrage de leur bateau, Utah Beach, 6 juin 1944. © Roger-Viollet

                                       

                                      Le 6 juin 1944, à l’aube, l’aviation et l’artillerie de marine ouvrent le feu sur les positions allemandes et couvrent ainsi le débarquement de la force d’assaut. À l’ouest de Port-en-Bessin, la 1re armée américaine doit débarquer sur les plages d’Omaha et d’Utah. Sa mission est d’isoler la péninsule du Cotentin et de prendre Cherbourg. À l’est de Port-en-Bessin, la 2e armée britannique doit débarquer sur les plages de Sword, Juno et Gold afin d’attirer les réserves allemandes vers Caen, avant de percer vers la Seine. Toutes ces troupes sont rassemblées dans le 21e groupe d’armées, commandé par le maréchal Montgomery. Les forces allemandes en Normandie appartiennent au groupe d’armées B, qui occupe un secteur gigantesque s’étendant de la Loire aux Pays-Bas. Il est commandé par le maréchal Rommel. Environ 53 000 soldats allemands défendent la Normandie. Ils appartiennent à des divisions d’infanterie constituées de troupes de qualité médiocre sauf en ce qui concerne la 352e division d’infanterie et la 21e Panzerdivision, la seule unité blindée que Rommel peut engager de sa propre autorité.

                                      À 6h30, les premières vagues d’assaut débarquent à Utah puis à Omaha Beach. À partir de 7h30, les Britanniques débarquent sur Sword, Juno, Gold. Malgré la surprise et la lenteur de la réaction du haut commandement allemand, qui croit à une opération de diversion et qui attend l’ordre de Hitler pour engager les divisions blindées, les Alliés progressent difficilement dans certains secteurs comme à Omaha Beach. De leur côté, les Allemands ne parviennent pas à reprendre la main : dans l’après-midi du 6 juin, une contre-offensive de la 21e Panzerdivision dans le secteur britannique échoue. À la fin de la journée, les Alliés contrôlent quatre têtes de pont, non reliées entre elles et où la situation reste précaire, en particulier à Omaha. Environ 156 000 hommes ont débarqué en Normandie et les pertes s’élèvent à 10 300 hommes, dont le tiers ont été tués.

                                       

                                      soldats britanniques 6 juin 1944

                                      Soldats britanniques débarquant en Normandie, 6 juin 1944. © Roger-Viollet

                                       

                                      Les assaillants profitent de la confusion du côté ennemi. Les hésitations allemandes, la complexité de la chaîne de commandement et la mésentente entre les chefs militaires permettent aux Américains d’établir la liaison entre les plages d’Utah et les divisions aéroportées, de dégager Omaha Beach, d’unir les têtes de pont du côté britannique et finalement de faire la jonction avec l’armée américaine. Le 8 juin, la tête de pont est consolidée. Elle forme une bande littorale de 56 km sur une profondeur de 8 à 16 km. À partir du 14 juin, les Alliés sont ravitaillés par deux ports artificiels (Arromanches et Saint-Laurent). Et si une tempête détruit le port américain de Saint-Laurent le 19 juin, le port britannique, encore visible de nos jours, continue d’assurer le ravitaillement (11 000 tonnes par jour) de la force expéditionnaire. Toutefois, les Alliés n’ont pas atteint leurs objectifs et ils sont en retard par rapport à la planification. Par ailleurs, ils n’ont pas réussi à enlever un seul grand port. Surtout, les Allemands parviennent à les contenir, tandis que de grandes unités, plus aguerries, marchent vers la côte pour livrer une gigantesque bataille.

                                      LA BATAILLE DE NORMANDIE (6 juin-20 août 1944)

                                      Cette bataille comporte cinq phases. Alors que le haut commandement allemand s’affronte sur la stratégie à adopter (défense en profondeur ou défense sur le littoral) et qu’il ordonne des contre-attaques désordonnées, les Américains tentent, dans un premier temps, de pénétrer à l’intérieur des terres. Cette phase débute dès le lendemain du Jour J. Cependant, les Allemands compensent leur infériorité matérielle en appuyant leur défense sur le bocage et le compartimentage du terrain. Britanniques et Américains progressent difficilement dans la campagne normande et échouent autour de Caen et Carentan.

                                       

                                      débarquement juin 1944

                                      Débarquement de troupes américaines en Normandie, 9 juin 1944. © Akg-images

                                       

                                      Toutefois, le 17 juin, les Américains parviennent à isoler la presqu’ile du Cotentin et entament leur offensive en direction de Cherbourg. Le 27 juin, le port est pris au terme d’intenses combats, mais il est inutilisable.

                                      La deuxième phase de la bataille de Normandie dure près d’un mois, du 27 juin au 24 juillet. La progression alliée dans le bocage s’effectue toujours au prix de furieux combats, qui occasionnent des pertes importantes et des destructions matérielles considérables. Plus d’un million d’hommes et des milliers de véhicules sont agglutinés entre le littoral et le front s’étendant de La Haye-du-Puits à Carentan (Manche), puis au nord de Saint-Lô et Caumont-l’Eventé (Calvados) et enfin jusqu’au nord de Caen. Les Britanniques lancent plusieurs grandes offensives en direction de Caen à partir du 24 juin et rencontrent d’importantes difficultés. Une puissante attaque blindée déclenchée le 18 juillet permet aux Alliés de s’emparer de la ville le 20, un mois après la date prévue. Tous ces efforts britanniques ont permis de fixer des effectifs allemands nombreux autour de Caen et aux Américains de percer à l’ouest du front à Saint-Lô, le 18 juillet.

                                       

                                      Canadiens Caen juillet 1944

                                      Soldats canadiens dans une rue de Caen, 10 juillet 1944. © Akg-images

                                       

                                      Enlisés depuis plusieurs semaines dans le bocage normand, les Alliés ont déjà perdu 122 000 hommes (tués, blessés, disparus et prisonniers), contre 110 000 Allemands. Pour en finir avec la guerre des haies et retrouver le mouvement avec des blindés, ils lancent l’opération Cobra au sud du Cotentin à partir du 25 juillet 1944. Le principe est simple : concentration de la puissance de feu de l’aviation et de l’artillerie puis exploitation au sol. Des bombardiers lourds, habituellement chargés du bombardement stratégique, sont employés pour appuyer les troupes au sol. Au cours d’un bombardement en tapis, près de 3000 appareils déversent 4000 tonnes de bombes sur 15 km2.

                                      L’artillerie américaine tire 148 000 obus entre 9h40 et 11h15. Ce bombardement n’épargne pas ses premières lignes et désorganise ses troupes d’assaut. De plus, quand les divisions américaines attaquent, elles rencontrent une vive résistance allemande, en particulier de la part de la Panzer Lehr. Pourtant, une brèche est ouverte à l’ouest de Saint-Lô, dont l’exploitation est confiée au général Patton, qui lance ses chars à l’assaut, soutenus par l’aviation. La ville de Coutances est libérée le 28 juillet, Granville et Avranches sont prises le 31 juillet et, le 3 août, la 4e division blindée américaine est devant Rennes.

                                       

                                      débarquement 2e DB 1944

                                      Débarquement d’un char de la 2e DB en Normandie, 1er août 1944. © Documentation française

                                       

                                      La rupture est acquise, reste à passer à l’exploitation. Devant la progression des Alliés, les Allemands essaient de rétablir le front et de combler la brèche. Ils préparent une puissante contre-offensive depuis Mortain vers Avranches, c’est-à-dire vers le point faible du dispositif américain. Pourtant, ce projet est connu des services de renseignements alliés. Le 6 août, les blindés allemands attaquent sans soutien de l’aviation. L’offensive est rapidement stoppée, surtout grâce à l’intervention de l’aviation tactique américaine. Trop engagées dans le dispositif allié, les troupes allemandes se retrouvent progressivement encerclées par le nord et par le sud. À partir du 13 août commence la dernière phase de la bataille de Normandie. En effet, alors que les Anglo-Canadiens progressent vers Falaise, le 15e corps américain libère Le Mans, puis prend la direction du nord, vers Alençon.

                                      Cette manœuvre aboutit au bouclage de la poche de Falaise le 21 août. Près de 50 000 soldats allemands sont capturés et 10 000 environ sont tués. À la demande du général de Gaulle, Eisenhower accepte de diriger sur Paris le corps du général Gerow et en particulier la 2e division blindée française du général Leclerc. Elle livre de violents combats dans la banlieue sud de Paris et les premiers éléments français atteignent l’Hôtel de ville de Paris. Le 25 août, la ville est libérée, signifiant la fin de la bataille de Normandie. La ville martyre du Havre, dernière ville de la région occupée par l’armée allemande, n’est prise que le 12 septembre, au terme de plusieurs jours de bombardements aériens, navals et terrestres qui occasionnent la mort de 3 200 civils et détruisent la ville à 85%.

                                       

                                      2e DB août 1944

                                      La 2e DB progresse en direction de Paris, 23-24 août 1944. © ECPAD

                                       

                                      La bataille de Normandie est un véritable succès. En trois mois, au lieu d’un prévu par la planification, et en dépit des difficultés (aléas climatiques, résistance allemande, bocage, logistique, etc.), les Alliés parviennent à s’installer sur le littoral normand. Ils ouvrent ainsi la voie à la libération de la France. Pour les Allemands, la perte de cette bataille conduit à la perte de la France, alors que les Alliés débarquent en Provence (opération Dragoon) depuis le 15 août.

                                      Au terme de la bataille, la Normandie est un immense champ de ruines. Des centaines de villages sont détruits et plusieurs villes, comme Saint-Lô et Caen, sont entièrement ravagées. Entre juin et août 1944, près de 20 000 civils normands ont péri dans ces combats et des centaines de milliers sont sans abri. Les pertes militaires sont considérables. Du côté allemand, les estimations varient, mais près de 200 000 soldats allemands ont été tués et blessés, et des milliers d’hommes ont été faits prisonniers. Du côté allié, les pertes humaines sont aussi très importantes : environ 200 000 hommes, parmi lesquels 37 000 tués et 19 000 disparus. Aujourd’hui, les cimetières militaires, les monuments commémoratifs et de nombreux vestiges de la bataille sont les dernières traces de cette bataille décisive.

                                      Auteur

                                      CDT Michaël BOURLET - Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan